21/08/1999 - Babel Master
Donnez du sang, qu'ils disaient !

Petit conte absurde de vacances.

Nous voici en juillet, période estivale ensoleillée correspondant à la période de migration d'une espèce animale qui n'est pas, pour sa part, en voie d'extinction : les juillettistes.
Aaahh, les départs en vacance : les bouchons sur les routes, les coups de soleil, les réservations foireuses d'hôtel par des "tour oprédator" partis avec la caisse, les jambes cassées, les noyades, la tourista, les moustiques...
Vous en voulez encore ? Vous vous demandez encore pourquoi je reste chez moi en cette période où les rues sont enfin dégagées, où l'on peut boire un verre attablé à une terrasse sans avoir l'impression de squatter le guéridon des prochains clients entassés dans la file qui déborde du trottoir ?
Passons ces considérations démographico-égocentriques pour nous intéresser à un sujet plus sérieux : le sang.

Le sang, c'est ce liquide rouge et visqueux qui coule dans nos veines et nos artères artériosclérosées (Vous voyez la couleur ? Ce joli mot se termine par rosée ;-). Ils l'ont dit à la radio : En cette période de vacances, les banques du sang sont vides. Faites des transfusions. Je vous avoue mon étonnement, moi qui croyais que les banques ne s'occupaient que d'argent. Enfin, c'est probablement cela qu'on appelle du liquide. J'ai donc flairé le bon tuyau et me suis décidé à profiter de l'aubaine. J'ai déjà l'habitude de me saigner à blanc pour gagner de l'argent. Autant le faire au sens propre comme au figuré.
J'ai eu du bol car, au détour d'un détour, je tombai nez à nez avec une roulotte affublée d'une grande croix rouge. Quand je dis "nez à nez", c'est une vue de l'esprit, bien sûr, la roulotte n'en avait pas. Et, devant cette cabane à roulettes, deux infirmières qui portaient, elles, fort joliment d'ailleurs, un nez au milieu du visage, haranguaient la foule afin de lui prélever un peu de sang. Le mien n'a fait qu'un tour ! Se faire cajoler par d'aussi belles créatures doit être agréable et je me suis directement présenté à elles.

"Passez à l'intérieur, on s'occupe de vous tout de suite" dirent-elles. Je ne me suis pas fait prier. Mais à peine à l'intérieur, une voix masculine, bien que très aiguë, m'ordonna de m'asseoir. Je découvris un petit bonhomme ventru, luisant de transpiration sous la chaleur estivale, chauve sur la moitié du crâne préservé des innombrables pellicules qui foisonnaient sur l'autre moitié, couverte de cheveux jaunis par la nicotine des nombreuses cigarettes qui durent précéder celle qu'il tenait au bec.
À voir ce mégot s'agiter de haut en bas au rythme des mots, on pouvait aisément s'imaginer que ce rouleau de tabac était la source de ces paroles : "C'est pourquoi ?". Le petit homme lorgnait vers un panneau sur lequel, tel un tarif, on pouvait lire les différentes options. Il faisait chaud, l'odeur d'alcool me faisait tourner la tête, et je n'étais pas sûr d'avoir bien saisi ce que je lisais. Mais me sachant dans une succursale de la "banque du sang", je pouvais deviner les mots qui se brouillaient sur le carton mal éclairé. Timidement, j'énonçai la première des options :

"Sang pour cent." ???
Devant mon air interrogateur, le petit homme me dit : "Ça, c'est l'option pour les pauvres : une pochette de sang pour cent personnes."

Incrédule, je marmonnai la seconde ligne :
"Cent pour sang".
Sans attendre, la voix commenta : "Ça, c'est pour les riches, cent francs pour une pochette de sang".

"Pas trop cher", me suis-je dit avant de passer à la suite :
"Sang pour sang".
Les mots tambourinaient, ponctués par les incessants mouvements du rouleau blanc qui se consumait lentement : "... L'option des égoïstes ! Vous confiez votre sang dans le but de le récupérer le jour où vous en avez besoin. Un prêté pour un rendu, quoi !".
"Ah bon !" De plus en plus las, je poursuivai ma lecture :

"Sans pour sang"
Le futur mégot s'ébroua à ces mots : "Ça, c'est une option triste. Il n'y a jamais de donneur pour les destinataires du groupe O négatif."
Je ne comprenais rien à ce qu'il disait et pressé d'en finir, continuai machinalement :

"Sang pour sans"
Précédé de la chute d'un morceau de cendre qui termina sa course hors de mon champ de vision, le tabac, comme terrorisé à l'idée de partir totalement en fumée, s'empressa d'ajouter : "C'est la pire des options. Après le prélèvement, si votre sang est mauvais, il sera sans utilité."

Je décidai d'arrêter là l'inventaire des options. Peu importe ce qu'ils en feraient, après tout, du moment qu'ils me paient. Je tournai la tête vers le nuage de fumée et me retenant de tousser, lui dit : "Ça m'est égal, choisissez l'option, mais qu'on en finisse !".
Une éclaircie se fit soudainement dans la brume suffocante, laissant apparaître deux yeux hagards qui me fixaient intensément à la manière d'un gamin obtenant, après mains efforts, sa friandise. Gêné, j'ajoutai timidement : "Est-ce l'une de ces charmantes infirmières qui s'occupera de moi ?". Le regard se fit plus dur, presque méchant. Le nuage de fumée se dissipa sous le soupir exulté par ses narines et révéla enfin son visage en entier. À ce moment précis, une perle de sueur quitta son front, roulant le long de son arête nasale, la quitta dans un triple saut périlleux avant d'atterrir sur la pointe du mégot, s'y consumant immédiatement dans un bruit de friture amplifié par mon inquiétude grandissante.
Une menace ? L'extrémité incandescente s'agita à nouveau : "Ce ne sont pas des infirmières, voyons, les infirmières sont en vacances. Ce sont des figurantes, juste bonnes à appâter le client. Et puis les infirmières ne peuvent pas faire d'intraveineuses".

Je me rappelai cette importante donnée, tout en sachant que, contre toute logique, les infirmières enfreignent chaque jour cette règle à la demande des médecins.

"Donc, vous seul pouvez vous occuper de moi en votre qualité de médecin !".
La réponse cingla : "Pourquoi ? Ça vous pose un problème ?".
Je m'empressai de répondre : "Non, non, c'est juste pour info. Allez-y !".
Il marmonna quelque chose d'inintelligible, comme s'il ruminait sa rancœur, vexé de mes remarques. Ma fatigue me jouait probablement des tours, mais je crus décrypter une réflexion du genre : "De toute façon, les médecins sont aussi en vacances". Je préférai me convaincre que mon imagination gambadait joyeusement sur les terres d'Absurdie, plutôt que d'envisager de contrarier mon bourreau... mais qu'est-ce que je dis là ! ... mon médecin !

Je le vis s'approcher avec une aiguille vraisemblablement usagée, qu'il nettoyait à l'aide d'un chiffon couvert de taches de sang.
"Heuu ! Vous n'utilisez pas une nouvelle aiguille stérile ?".
Sa réponse me laissa pantois : "Non, pourquoi ? Je ne vous injecte rien, je vais juste vous pomper du sang !"
J'osai la confrontation : "Je préférerais malgré tout une aiguille stérile, si ça ne vous fait rien. Je la paierai si nécessaire."
Il me toisa du regard, évaluant les forces en présence. Je gonflai le torse et raidis tous mes muscles pour qu'il voie à qui il avait à faire. À mesure que je me gonflais, il semblait faire l'inverse, à la manière d'une baudruche percée. Son mégot n'y survécut pas, s'éteignant à l'instant précis où il quitta les lèvres étonnées de mon interlocuteur. Le temps parut suspendre son cours pendant que le trait blanc tourbillonnait dans sa chute vertigineuse et, à la manière de la flèche de Zénon, n'atteindrait jamais son but. Mais le temps repris brutalement son cours, lorsque l'impact du cadavre tabagique sur le sol retentit dans un vacarme impressionnant. !
Était-ce possible ? J'aperçus alors la source de ce concert assourdissant. Reculant à pas de loup, mon adversaire avait accroché un plateau d'accessoires métalliques qui percuta le sol exactement au même instant. Cela sembla nous réveiller un moment de notre torpeur tropicale. Il se ressaisit et me lança, non sans mépris :
"Bon, je vais donc prendre une nouvelle aiguille pour Môssieur".

S'asseyant près de mon bras, il le cercla d'un garrot, observa le gonflement d'une veine, décapuchonna un gros marqueur à alcool rouge, et marqua l'emplacement de son choix d'une croix. Me voyant ainsi peinturluré, je me risquai : "C'est normal ce marquage ?".
Sans même lever la tête, il me rétorqua : "Pourquoi croyez-vous qu'on nous appelle la "Croix Rouge" ?
Devant une telle évidence, je ne pus que me sentir bête. Je détournai la tête de l'autre côté : je ne sais pas pour vous, mais moi, je ne supporte pas de voir une aiguille s'enfoncer dans ma chair. Je sentis un picotement, puis quelque chose se glisser sous la peau. "Ça va, il ne fait pas ça trop mal". Tout alla donc pour le mieux pendant deux secondes, jusqu'à ce que j'entende un bruit qui me fit penser à mes vacances à la campagne, lorsque ne pouvant plus tenir la nuit, j'utilisais un pot de chambre en métal pour uriner.

Je tournai rapidement la tête pour m'apercevoir que ce bruit, si caractéristique d'un liquide se déversant dans un récipient métallique, n'était autre que mon sang, coulant à l'air libre dans un poêlon négligemment maintenu sous l'extrémité de l'aiguille sortant de mon bras. D'un air embarrassé, tout de même, il m'expliqua : "Je n'ai plus de pochettes valables, alors je verserai le contenu dans des bouteilles en plastique de récupération. Ça tombe bien, avec cette canicule, on consomme beaucoup d'eau."
N'ayant plus la force de le contredire, je me risquai cependant : "Et de quelle quantité comptez-vous m'alléger ?". De sa main libre, l'autre tenant toujours le poêlon, il se gratta la tête, la chute de neige qui s'en suivit faisant plaisir par cette température.
"Ben, pas plus d'une bouteille... un litre et demi ? Ça vous va ?"
Etais-je déjà dans un état exsangue ? Je blêmis à ces paroles.
"Pourriez-vous vous contenter d'un tiers ?... S'il vous plaît ?".
Maugréant, le petit gnome acquiesça en louchant vers le contenu de sa casserole. Une fois terminé, il retira l'aiguille, en pressant un coton d'ouate imbibé d'alcool (à l'odeur, du whisky), qu'il me demanda de tenir tout seul.
Je m'exécutai (il valait mieux que ce ne soit pas lui). Je l'observai encore lorsqu'il déposa le récipient contenant mon sang sur une taque électrique. Il ne l'alluma pas... du moins pas en ma présence. Avait-il l'intention de faire du boudin ? Après tout, cela ne me concernait plus, j'avais vendu mon sang à la banque, qu'il en fasse ce qui lui plût.

M'apprêtant à me lever pour quitter définitivement ce lieu de cauchemar, je demandai mon dû :
"Pouvez-vous me payer maintenant ?"
Le drôle de bonhomme se retourna vers moi, les sourcils écarquillés d'un air apparemment très surpris.
"Vous payer ? Et pour quelle raison ?"
Je bredouillai : "Et bien pour mon sang ! Je vous l'ai fourni, vous devez me le payer, non ?".
Il me dévisagea d'un air plutôt amusé, pour ne pas dire moqueur.
"Où vous croyez-vous donc, mon bon monsieur ?".
- "À la banque du sang, non ?"
- "Exact ! Êtes-vous donc si naïf ? Comment pouvez-vous ignorer que les banques, si elles apprécient vos biens et votre argent, jamais ne vous les rendent ?"
Le coup était dur. Je savais effectivement cela, pour m'y être frotté à plusieurs reprises.
Je demandai doucement : "Malgré tout ce que j'ai enduré ici, vous n'allez rien me payer ? Tous mes efforts ne m'auront rien fait gagner ?"
Il me tourna le dos en haussant brièvement ses frêles épaules et lâcha :

"Pourquoi croyez-vous qu'on appelle ça un prélèvement sans gain ?" (*)


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