09/01/2000 - Anne Deutsch
Mémé

Mon histoire est celle d'une famille d'aujourd'hui. Ce que nous avons vécu, d'autres le vivront malheureusement demain, comme ils l'auraient vécu, bien que différemment, hier. On n'y peut rien.
Je suis la troisième enfant mais la seule fille d'une famille comme les autres. Un père ingénieur, une mère professeur, rien de bien exceptionnelle. J'avais deux grands-mères et deux grands-pères comme dans la plupart des cas. Nous étions plus proches des parents de ma mère, Mémé et Pépé, d'abord pour une simple raison de distance et puis par leur naturel.
Ils étaient des petites gens ayant monté une usine familial alors que de l'autre côté, ils appartenaient à la bonne bourgeoisie protestante, élevés dans des principes et un code de conduite assez contraignant pour des enfants, d'une mère catholique qui plus est. Mémé et Pépé, comme nous les appelions par distinction avec grand-papa et grand-maman, n'habitaient pourtant pas si près de chez nous, à quelque deux cents kilomètres. Leur maison se situait dans un minuscule hameau, lui-même perdu dans l'immensité des vignobles avoisinants. Une bien exiguë demeure pour trois enfants turbulents et braillards. Quels âges avions-nous? Quatorze, douze et six ans?
Je ne sais plus, peut-être plus, ou bien moins. Tout se passait merveilleusement jusqu'à la crise cardiaque de Pépé. Il devint impossible de faire cohabiter un malade fatigué et ébranlé par cette alerte avec ces petits diables.
C'est à partir de là que nous emménageâmes dans une maison voisine leur appartenant. L'état de mon grand-père ne s'améliora pas et après trois années de vie grabataire et de plus en plus restreinte, il mourut. Cela ne me toucha pas vraiment. J'étais trop petite et on m'avait éloignée durant ces années,
m'expédiant chez mes autres grands-parents ou m'interdisant la maison du malade. Mais Mémé resta seule. Elle aussi souffrait du coeur et un seulement après elle eut à son tour une attaque. Les médecins étaient très pessimistes : ils ne lui donnaient pas six mois. Evidemment il était hors de question
qu'elle demeure dans cette habitation isolée, sans commerce ni moyens de transports. Mes parents décidèrent alors de l'installer dans une maison de retraite proche de chez nous. Pour moi tout cela ne portait pas à conséquence. J'évoluais dans une bulle où rien de mal ne pouvait arriver, celle des rêves d'une enfant à l'imagination vive, et je ne compris pas, délibérément?, la gravité de ce changement.
Tout doucement ma grand-mère se remettait et bientôt elle vint à la maison tous les mercredis et les samedis. De cette pas si lointaine, ma mémoire garde un meilleur souvenir. Je revois ce petit bout de femme, qui s'agitait perpétuellement, trottinant pour apporter les plats ou récurant les plats récalcitrants. Ma mère lui intimait l'ordre de se calmer, mais, peine perdue!
C'était un mule à forme humaine. "Tu as ton travail, ta maison, tes enfants moi je m'ennuie à ne rien faire alors laisse- moi me rendre utile!" argumentait-elle. Et sa santé s'améliorait alors les ordres déguisés se firent remarques puis taquineries. La plaisanterie à la mode à ce moment-là était de la menacer d'appliquer de la colle sur son siège pour l'empêcher de se lever. Bon mot qui aujourd'hui encore nous fait sourire malgré les années. Ce n'était ni très fin ni très drôle mais c'était la phrase rituelle lorsqu'elle se levait :"Mémé, si tu continues, on va te scotcher à ta chaise!".
C'est à cette époque qu'elle fut le plus proche de nous. Sa proximité et sa disponibilité était une manne pour nous, enfin surtout pour moi. J'étais heureuse, j'avais désormais quelqu'un avec qui m'amuser ou discuter, quelqu'un de nouveau à entendre me conter son histoire et un auditoire frais et attentif. Le rêve de toute gamine bavarde et possessive! Presque tous les mercredis nous jouions avec elle et ma meilleur camarade de l'époque. Des parties enragées, entrecoupées de crises de rire à en perdre le souffle et de manifestations de colère devant les revers de la chance. Nous étions un peu vieilles pour cela, dix ou onze ans, mais c'était si amusant! J'adorais toutes les formes de jeu mais mes frères ne tenaient guère à s'occuper de moi. Pensez donc! Une gamine!
L'autre aspect de ma grand-mère et sûrement le plus important était son amour de la couture. Elle était couturière de son métier et ne l'avait pas oublié. Mémé nous tricotait des pulls, raccommodait des chaussettes, recousait ou ajustait un vêtement. Elle demandait ou plutôt exigeait que maman lui fournisse du travail. Cette attitude l'embarrassait mais maman en était si soulagée. Elle ne partageait pas la passion de sa mère et considérait les travaux d'aiguilles comme des corvées à expédier le plus vite
possible. Le samedi était le jour dévolu à la couture et aux réminiscences du passé. Je pris l'habitude de venir les écouter parler de ces gens que je ne connaissais pas, de ces souvenirs d'une vie toute droit sortie d'un monde révolu. Tout en m'essayant au canevas ou au tricotage, j'entendais le récit
des bêtises de mes frères ou de ma mère, des privations de la guerre ou des événements de sa jeunesse, pour moi inimaginable. Comment ma grand-mère avait-elle pu être jeune? Mais elle n'avait donc pas toujours été cette vieille personne ridée? Même lorsque l'on me montrait les rares photos de cette époque je m'obstinait à ne pas reconnaître dans cette jeune mariée fraîche et souriante notre couturière infatigable. Milles anecdotes me traversent la tête. Histoires trop souvent répétées jusqu'à l'écoeurement mais pourtant si plaisantes. Réflexions absurdes d'enfants ou inquiétudes anciennes, tout ce lot de petites choses que l'on enfile comme des perles et qui constitue un bavardage oisif et inlassable.
A la maison, Mémé cherchait à tout prix à s'occuper, elle qui avait été habitué à tenir une maison et à élever des enfants ne savait plus comment utiliser son temps libre. Elle regrettait tant son petit village où chacun se connaît et où les ragots vont bon trains. Notre ville était terre étrangère pour cette femme n'ayant quitté sa région que forcée par la guerre. Et sa liberté lui manquait. Là -bas elle avait toute latitude pour décider de sa vie courante, mais ici ?
Le temps semblait suspendu, impression trompeuse. Il ne s'arrête jamais. Et il s'écoulait, nous emportant vers l'avenir et ses combats. Je grandissais, je devais avoir douze ou treize ans lorsque la perfection se brisa. J'étais aussi grande que ma grand-mère, performance peu extraordinaire étant donné son petit mètre cinquante. Mais tout de même, j'étais fière.
Pour les personnes âgées, chaque bon jour est comme gagné sur la mort. Leçon mille fois apprise, et mille fois oubliée. Mémé commença à devenir aveugle. Ses yeux n'étaient pas vaillant mais cet état de fait s'aggrava insidieusement, au fil du temps. L'ensemble se dégradait graduellement. Ses longues promenades loin de la maison de retraite, son entrain disparaissaient avec ses forces et sa vue. Elle se plaignait de plus en plus des contraintes de la vie communautaire ne pouvant plus s'en échapper. Et puis tous ces malades et ces impotents lui montraient ce qu'elle-même deviendrait. A mesure que son horizon se rétrécissait elle se focalisa sur les problèmes de nourriture ou de voisinages. Plaintes puériles d'un malade qui s'ennuie.
Jérémiade d'une vielle femme qui perd la vue, emblème pour elle du pire supplice existant. Ses yeux, organes indispensables à la couture et la liberté de mouvement. Et toutes ses décisions arbitraires souvent sans fondements que l'on arrive jamais à fléchir. La canne devient de plus en plus nécessaire et même avec son aide une promenade est une expédition digne du Pôle Nord! Fini le temps où la boulangère l'appelait Mémé-chouquette du nom de ce gâteau dont mon frère aîné était fou et qu'elle achetait chaque samedi.
Désormais la boutique est trop éloignée. Lente décadence d'une vieille qui voit ses amis quitter ce monde, se retrouvant seule. Il ne lui reste plus qu'à se replier sur son passé. Les histoires tristes prennent le pas sur les autres. Peurs d'une enfant lors de la Première Guerre Mondiale, angoisse d'une épouse élevant son fils pendant la seconde. Privations de l'après-guerre. Les souvenirs douloureux remontent, envahissants. Elle a beaucoup souffert. Que lui reste-t-il de sa famille? Un cousin éloigné, un autre petit-fils et ses enfants, ainsi que nous. Révolte d'une mère ayant vu mourir son unique fils. Pourquoi l'ordre n'est-il pas respecté? Les vieux d'abord et seulement après leurs enfants! Et pourquoi les époux ne meurent-ils pas ensemble? Déjà cinq ans qu'ils sont séparés. Survivance d'un patient que les médecins jugeaient mourante il y a trois ans. Alertes en tout genre, problèmes de tension ou cardiaques, misères d'un corps qui fatigue et d'un esprit lucide qui emprisonné s'enlise lui aussi. Silence que l'on ne sait plus remplir. De quoi? Un appel chaque jour plus deux fois cinq heures par semaine. Alors que dire? Le seul à provoquer encore un réel intérêt pour un sujet nouveau est mon frère. Coups de fils d'un jeune homme exubérant et un peu fou. Apports d'histoires de camarades ou de ses problèmes dans ses études. Oreille attentive d'un garçon charmeur qui attendrit ma grand-mère : c'est le plus taquin, ne ressemble-t-il pas à ce fils qu'elle a perdu? Paris pour elle est si loin! Son autre préféré est aussi un homme, l'unique enfant de son fils. Lui qui a repris l'entreprise après son père et que seul son travail en entreprise motive, ce mauvais élève. Petit garçon qu'elle a aidé à élever et qui a perdu son père si jeune. Mais un ressort est brisé. Séjours en progression à l'hôpital. Propos peu délicat de médecins qui ne peuvent rien faire ni pour sa vue ni pour son coeur. Désespoir d'un être humain qui glisse vers l'impotence et ne peut plus se rattraper. Tristesse de ma mère qui assiste à ce plongeon. Mais cette malade résiste aux autres attaques, aux maladies et aux contrariétés. Incompréhension de ces médecins qui voient survivre cet organisme si fatigué. Rien n'est logique.
Mon autre grand-mère, de plus de dix ans sa cadette et en parfaite santé jusqu'à moins d'un an auparavant, meurt. Pourquoi sa fin est-elle si rapide? Elle laisse un mari plongé dans l'étonnement, il était le plus fragile. C'est la grande malade, celle qui a souffert toute sa vie qui résiste. L'hôpital.
Endroit maudit où ses séjours deviennent plus fréquent. Petites morts permanentes d'un être diminué. "Il ne faut pas tant vous agiter, madame, vous devez rester au lit". Conseil horrible qui condamne à l'impotence. Le pire est qu'elle s'en rend compte, quoique plus rarement. Supplications de mourir
suivies presque immédiatement de maugréassions sur la mauvaise qualité des soins administrés. Incohérence d'une dame qui oscille entre son désir d'en finir et l'envie de continuer la vie. Quand mourra-t-elle? Hier on dit les médecins et aujourd'hui elle sort de l'hôpital. Cinq ans maintenant que tout devrait être terminé. Maman est pessimiste : "A trop tirer sur le fil il finit par craquer". C'est imminent. Pourquoi n'a-t-elle pas le droit de mourir? Quel crime a-t-elle commis pour mériter cette punition? Elle n'a pas
tué père et mère! Elle a une la destiné banale d'une personne de classe moyenne habitant une région quelconque. Alors que lui vaut ses souffrances? A quoi sert la vie cloîtré entre quatre murs? Lorsque même la présence d'autrui ne vous apporte plus aucune joie.
Et dans une chambre tapissée des souvenirs d'une vie, une vieille femme attend la mort; Lorsqu'elle croit venir elle la fin, elle appelle sa fille pour lui tenir la main. Odeur de renfermé et de médicaments. Elle ne veut pas mourir seule. Combien de jours ou de mois encore? Bientôt son coeur s'arrêtera définitivement. Par-delà la tristesse de ce décès redouté et attendu, le soulagement surnagera. Lorsque son cercueil descendra en terre, nous serons enfin libérés de l'image de cette personne à l'agonie. Nous pourrons oublier la fin et avec le temps ne plus nous souvenir que des rires. Dans notre mémoire, le meilleur d'elle demeurera et nous enterrerons avec ce corps tous ces instants de souffrance et de peine. Peut-être ne l'en n'aimerons-nous que plus?


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