12/06/1999 - Michaël Doguet
Les gens se réveillent toujours le matin

Ce jour-là, c'était mon anniversaire, j'allais avoir huit ans. "Tu es un grand garçon, maintenant, Nicolas!" dirait ma grand-mère. Cela devait sans doute être vrai cette fois, car c'était seulement quelques mois auparavant que je m'étais rendu compte qu'elle m'avait déjà dit ça pour mes sept ans, pour mes six ans, et sûrement aussi, bien que je ne m'en souvienne pas, l'année précédente, et les autres encore avant.
Je pourrais lui dire à Mamie, qu'elle se répète, mais c'est ce moment qu'elle choisit pour me donner le sucre d'orge qu'elle m'offre tous les ans à mon anniversaire. J'adore le sucre d'orge. C'est pour ça, je crois, que je ne lui dirai rien, comme ça, l'année prochaine, elle me redira sans doute la même chose, mais surtout, elle me redonnera un autre sucre d'orge.
C'est aussi quelque chose que j'ai remarqué il y a peu de temps, ça. Les grandes personnes font et disent toujours les mêmes choses, que ce soit une fois par an, quand Mamie m'offre un sucre d'orge, ou tous les jours, comme Papa et Maman qui se lèvent très tôt le matin pour commencer leur travail. Chaque fois, ils sont debout avant même que le soleil ne passe à travers les rideaux de la petite fenêtre de ma chambre. Ce sont les boulangers du village où on habite, Praj, et il faut qu'ils fassent le pain pour tous les autres habitants. Parfois c'est gênant, surtout pendant les vacances, car ils me réveillent quand ils se lèvent, même s'ils chuchotent et essayent de ne pas faire de bruit.
Mais je crois que c'est pas vraiment grave. De toutes façons, si ce n'est pas eux, il y aura bien quelque chose qui me réveillera. Les gens se réveillent toujours le matin. Mes copains, à l'école, me disent qu'ils ne supporteraient pas d'avoir à ouvrir les yeux si tôt. Mais c'est parce qu'ils n'ont jamais senti la bonne odeur du pain frais qui entre dans ma chambre quelques heures plus tard avec le soleil. Je ne peux pas résister à l'odeur du pain frais. C'est pour ça que, plus tard, je veux être comme mes parents. Rien que pour l'odeur, pas pour autre chose.
Mon frère, Joseph, n'a pas du tout le même avis. Lui ne veut surtout pas être boulanger. Je sais pas trop pourquoi. Enfin, maintenant, il travaille dans le garage de Monsieur Herder, un peu plus loin dans la rue. Il vit toujours avec nous, dans la chambre à coté de la mienne, mais il dit qu'il va bientôt partir. Ca m'embête qu'il parte, je vais me retrouver tout seul le dimanche. J'aime pas être seul, je ne sais jamais quoi faire dans ces cas-là.

Mon anniversaire, cette année-là, tomba un dimanche. C'était plutôt chouette, car il n'y avait pas école le dimanche. Comme ça, j'allais pouvoir jouer avec le gros ours en peluche que mes parents m'offriraient quand je me léverais.
C'était sensé être une surprise, mais les parents cachent toujours mal les jouets, ou bien peut-être que ce sont les enfants qui cherchent trop; toujours est-il que j'avais découvert Teddy -c'est comme ça que je l'avais appelé- une semaine avant dans l'armoire de la chambre de Papa et Maman. Ils choisissaient toujours bien leurs cadeaux: Teddy était très gros, ça me faisait vraiment plaisir.
J'attendais depuis longtemps -une longue semaine- de pouvoir le prendre dans mes bras, car je n'avais pas osé le faire, même quand je l'avais trouvé, ça aurait cassé le charme. J'avais été réveillé vers cinq heures, comme tous les jours, par mes parents, qui s'étaient levés pour aller travailler. C'était aussi pour ça que Joseph ne voulait pas faire comme eux: pour lui, personne ne devait aller au travail le dimanche. Moi je m'en fichais, ils se reposaient le mardi à la place, c'était la même chose...
Enfin bref, vers six heures, je n'en pouvais plus d'attendre, j'étais bêtement allongé dans mon lit, regardant sans arrêt mon réveil, comme pour le faire aller plus vite. Je voulais attendre une heure encore. C'est une sorte de jeu parents-enfants je crois. IL ne faut pas que je les laisse croire que je suis impatient d'avoir mon cadeau, je suis supposé me lever tranquillement et feindre la surprise quand on me l'offre. Ca leur fait forcément plaisir de croire qu'ils ont réussi à trouver une bonne cachette. Mais cette fois je ne pouvais plus attendre. J'avais beau fixer mes yeux au plafond blanc qui commençait à peine à apparaître dans l'obscurité, c'était Teddy que je voyais.
Finalement, à six heures dix, j'allumai ma petite lampe de chevet et me levai. Je sortis le plus discrètement possible de ma chambre, pour ne pas réveiller mon frère, et descendis les escaliers pour aller dans la cuisine, à la recherche de quelqu'un qui me confierait Teddy. Je n'avais même pas pris la peine de m'habiller, je portais encore mon pyjama bleu et n'avais pas mis mes chaussons. Le bois des marches était froid sous mes pieds nus, et l'obscurité profonde. Je devais accrocher une main à la rampe pour me guider.
Ce n'est que lorsque que j'arrivai en bas de l'escalier que je remarquai le silence. Car normalement, à cette heure, le four devait au moins être allumé. C'était plutôt bizarre, mais je ne m'en inquiétai pas: c'était mon anniversaire. Un rai de lumière passait sous la porte de la cuisine. Je fonçai dessus -le noir commençait à faire sortir différents montres hideux de mon imagination.
Et lorsque j'ouvris cette porte, la plus longue journée de ma vie commença. Je ne suis pas sûr qu'elle soit aujourd'hui terminée. Je ne suis pas sûr qu'elle finira un jour.

La lumière m'éblouit au départ bien qu'elle ne venait que du petit lustre accroché au plafond. Il faisait encore très sombre dehors. Puis je vis Maman. Elle était assise à sa place habituelle sur la table au milieu de la pièce, et regardait bizarrement la porte qui menait à la partie "boulangerie" de la maison, la zone artisanale, comme disait parfois Papa en rigolant.
Jamais je ne l'avais vue aussi pâle. Elle avait une expression figée, indertéminable, comme si elle riait et pleurait en même temps.
-Boujour Maman! lançai-je avec un enthousiasme réduit.
Elle tourna la tête vers moi, mais garda son même regard morne. Ses mains, qu'elle avait posées à plat sur la table se refermèrent dans une crispation involontaire. Elle cligna des yeux, laissant échapper une grosse larme sur sa joue blanche et lisse. Ses lèvres s'agitaient, comme si elles voulaient parler, mais sans pour autant proférer aucun son.
Maman me faisait peur.
-Ca va? demandai-je, réprimant un sanglot.
Son silence s'éternisa. Je la regardais, sans comprendre ce qui se passait, sans oser essayer de comprendre; elle fixait le vide autour de moi, ou en moi peut-être. Ses lèvres bougeaient frénétiquement, et ses yeux rougissaient.
-Mais qu'est-ce qui se passe, m'écriai-je d'une façon totalement incontrôlée, qui dépassa de loin le niveau sonore que je voulais lui donner.
C'est alors que toute la crispation de Maman s'envola dans un cri: angoisse, peur, désespoir, haine et amour... tout y était mêlé. Finalement, elle s'écroula en pleurant sur la table, dans un abominable hurlement entrecoupé de sanglots aspirés. J'avais pensé jusque là que les grandes personnes ne pleuraient jamais, sauf quand il y avait beaucoup de vent ou qu'elles regardaient trop le soleil.
Ce n'est que lorsque que Joseph et Mamie arrivèrent précipitamment dans la pièce, que je pus détacher mon attention de ma Maman, et que je sentis une odeur étrange qui venait par la porte entrebaillée de la boulangerie. Une odeur piquante et désagréable, que je ne connais maintenant que trop bien. C'était l'odeur de la mort.

Tout se passa très vite, pour moi du moins. Je ne sais pas ce qu'ils ont fait tous les trois, après que Joseph m'aie dit d'aller dans ma chambre. Mamie me suivit jusqu'en bas de l'escalier, comme pour être bien sûr que je n'espionnerais pas.
-Qu'est-ce qui se passe, questionnai-je rapidement.
-Regarde ce que j'ai pour toi, donna-t-elle en réponse. Un bon sucre d'orge!
Je prîs le baton sucré dans mes mains, mais c'était la première fois que je n'avais pas envie de le dévorer.
-Tu as huit ans aujourd'hui, continua ma grand-mère. Tu es un grand garçon maintenant, n'est-ce pas?
Son intonation de voix n'était pas la même que les années précédentes. Ce n'était plus un amour amusé, on aurait dit qu'elle voulait s'en convaincre elle-même. Elle me poussa doucement l'épaule vers les escaliers.
-Allez, et ne t'inquiète pas, mentit-elle d'une voix tremblante.
L'attente dans ma chambre ne fut pas longue. J'avais à peine entamé mon sucre d'orge que Joseph me rejoignit. Il faisait toujours nuit dehors; j'avais l'impression que le soleil ne se léverait jamais.
-Ecoute-moi bien, Nicolas, annonça mon grand frère. Ce que j'ai à te dire n'est pas très gai.
Il me regarda, et je lui répondis ce qu'il attendait, c'est-à-dire rien.
-C'est la guerre: des méchants soldats nous obligent à partir de chez nous.
-On s'en va?
-Oui.
-Où ça?
-Ailleurs. Là où les méchants ne pourront pas nous faire de mal. Dans le Sud.
-On va avec les Gentils?
Joseph acquiesça en silence.
-Et Papa? demandai-je soudain.
-Il... il est mort.
-Ah.
La discussion s'arrêta là pour moi. Papa était mort, mais je ne voyais pas encore bien ce que ça signifiait. Joseph continua cependant, comme s'il croyait que j'écoutais encore.
-Des soldats sont venus, ce matin. Ils ont ordonné à Papa de partir, ils l'ont menacé... Il n'aurait pas dû résister... Ils n'ont pas hésité à l'abattre, bien qu'il n'était pas armé.
Il me regarda en silence, comprenant enfin que je m'étais perdu dans mes pensées.
-Viens, dit-il en me tendant la main. On part tout de suite.

Jamais un départ ne fut aussi précipité. Aucun de nous n'avait de valise, personne n'avait rien prévu. A peine une dizaine de minutes après que j'aie appris la mort de Papa, nous étions tous dans la voiture familiale, Maman, Mamie, Joseph et moi. Par la vitre, je pouvais voir la maison s'éloigner. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je me dis que je ne la reverrai jamais. Je crois bien que j'avais raison.
Je pensais à Teddy, Teddy qui m'avait fait lever trop tôt, Teddy qui resterait sans doute toujours coincé dans son armoire, sans que je l'ai même jamais touché une seule fois. Je pense que, dans la voiture, je n'étais pas le seul à pleurer.
C'était un voyage étrange, car nous n'étions pas les seuls à partir. Tous allaient dans la même direction. Au bout de quelques jours, nous formions une sorte de caravane, comme dans les westerns à la télé. Certains avaient même des charrettes traînées par des chevaux.
Nous roulions toute la journée au pas, en suivant les autres. Le soir se formait un campement improvisé. On y partageait la nourriture et les abris pour dormir. J'avais eu droit à la voiture, avec Maman et Grand-Mère. Joseph dormait dehors.
Tous les gens avec nous paraissaient tristes et sales, pauvres et désespérés. Ils devaient avoir eux aussi abandonné leur maison, leurs biens, parfois des personnes, comme pour Papa. C'était donc ça la guerre? Des gens qui fuient? des gens qui meurent? Où étaient donc les héros qu'on voyait dans les films? Où étaient les chars, les armes?
La seule chose ressemblant à ce que j'attendais d'une guerre fut un bruit sourd au loin. Lorsque je demandai à Mamie ce que c'était, elle répondit que c'était les Gentils qui bombardaient les Méchants pour les empêcher de nous faire du mal. Les Gentils vont-ils gagner? Elle ne le savait pas. En fait, je me rendis compte que les gens n'en savaient pas vraiment plus que moi. Pourquoi la guerre ? C'est les autres qui ont commencé ! Qui sont les autres? Ceux qui ont commencé la guerre. Ce que tout le monde put me dire, cependant, c'était que les "autres" méritaient dix fois la mort.

Nous étions presque arrivés, disait Joseph. Quelques heures au plus. Maman m'avait souri le matin, et cela m'avait fait beaucoup de bien. La vie semblait vouloir reprendre.
Mais soudain, alors que rien d'autre qu'un léger grondement dans le ciel éloigné ne le laissait prévoir, le camion qui était à la tête du convoi explosa en une pluie de feu. Puis le véhicule qui le suivait sauta à son tour, puis celui d'après, et encore un, et encore un... Nous sortîmes tous de la voiture, en proie à la panique. Des gerbes de feu tombaient de tous cotés, des gens criaient, hurlaient. Il faisait horriblement chaud, et la simple vue des flammes toutes proches piquait les yeux.
-A terre! cria Joseph.
J'obéis aux ordres et me roulai en boule sur la route. Très vite, quelque chose de mou me tomba dessus, et je ne pus plus rien voir. Les cris n'en finissaient pas.
J'attendis. Et lorsque les bruits s'atténuèrent, lorsque qu'il n'y eut plus que des pleurs, j'osai tenter de soulever le poids mort au dessus de moi.
La première chose que je vis fut la longue colonne de carcasses calcinées. C'avait été notre caravane, ce n'était plus que des cendres. Des gens erraient çà et là, sans but; nombreux étaient ceux qui semblaient blessés, se tenant un bras, la tête, d'autres aidaient les plus mal en point. Beaucoup étaient allongés par terre, sans bouger. Jamais je n'avais vu autant d'horreur à la fois. Chaque personne avait le même regard que Maman le matin de mon anniversaire.
Maman!... Joseph et Mamie! Où étaient-ils? Je tentais un regard circulaire sur la route dévastée pour apercevoir ma famille... Et mon regard tomba sur ce qui m'avait protégé.
Quelque chose, un bout de métal peut-être, était planté dans son ventre, le sang avait imbibé toute sa robe, j'en étais moi-même couvert. Ses cheveux étaient en broussaille, des traces noires maculaient son visage, mais je reconnus tout de suite ma Maman. Elle ne souriait pas, pas plus qu'elle ne pleurait. Elle gardait la bouche ouverte, les yeux fixés vers le ciel. Elle ne bougeait pas.
-Nicolas! entendis-je derrière moi.
Je me retournai, pour voir Joseph courrir vers moi.
-Maman est avec moi, dis-je en lui faisant signe.
-Oui.
Joseph ferma les yeux.
-Il faut qu'on parte, murmura-t-il.
Je regardai le corps inerte, allongé à coté de moi.
-Attends que Maman se réveille!
-Viens, insista-t-il.
-Qu'est-ce qui s'est passé?
-Je... je ne sais pas. Allez, partons d'ici!
La voix de Joseph se fit implorante, même s'il voulait la faire paraître autoritaire.
-Oui, conclus-je.
Je me levai, laissant Maman toute seule derrière moi. Elle me rappela ce pauvre Teddy que j'avais oublié dans un placard de la maison. Elle serait toute seule, maintenant, comme lui.

Nous rejoignîmes Mamie qui nous attendait dans une sorte d'infirmerie improvisée, un lieu où l'on essayait de bander des blessures avec des tissus sales. Ma grand-mère avait un bras en écharpe. Elle était toute pâle. De fines larmes coulaient sur ses joues creuses.
-Nicolas! s'écria-t-elle quand elle me vit.
Je lui souris aussi bien que je pus, même si je crois que mon expression ressembla plus à une grimace. Elle me prit dans ses bras et me berça doucement. Je suppose que ce n'est pas le genre de chose qu'on ferait à un grand garçon, mais cela me fit énormément de bien.
-On va continuer à pied, annonça Joseph. Il n'y a plus très loin, maintenant.
Mamie s'écarta de moi, et regarda mon frère, posant une question muette. Joseph répondit d'un signe de tête négatif.
-Oui, tu as raison, dit-elle.
Elle me prit la main. Ses doigts serraient fort, et sa peau était froide, mais cela me rassurait, cela me rassurait de sentir quelqu'un à mes cotés.
La marche dura toute la journée. Ce fut épuisant. Le soir, nous arrivâmes à un grand camp où des milliers de personnes comme nous se trouvaient. Des "réfugiés", disait-on. Quelqu'un à l'entrée nous donna à manger, puis nous conduisit à une tente. Sous l'épaisse toile se trouvaient une vingtaine de couchettes. Des gens y dormaient, ou discutaient. Trois lits étaient libres; on nous fit comprendre que ce serait là qu'on vivrait.
Mamie s'affala aussitôt sur sa couchette, épuisée. Elle s'endormit tout de suite. Moi-même, j'étais très fatigué, et me couchai aussi, bien que le soleil brillait encore. Seulement je ne dormis pas. Je pensais à Papa, à Maman, à la guerre, à la mort. Pourquoi les méchants m'avaient-ils séparé de mes parents? Etait-ce là un moyen de gagner la guerre? Tuer des innocents, même pas des soldats? Joseph se pencha au dessus de mes pensées.
-Lève-toi, Nicolas, il faut qu'on parle.
La nuit commençait à tomber, dehors. Je suivis mon frère hors de la tente. Deux hommes m'acceuillirent en souriant. Ils portaient des habits verdâtres, étaient mal rasés, et dégageaient une forte odeur de purain. Leur sourire leur donnait une expression vraiment absurde, ou bien étaient-ils comme ça par nature? L'un des deux était édenté.
-Nicolas, exposa Joseph d'un voix ferme, je te présente le lieutenant Simon Godounov et le caporal Attar Kasigan.
Je venais de rencontrer mes premiers soldats.
-Bonjour, dis-je.
-Salut, mon petit, lança le lieutenant. Tu peux être fier de ton frère, tu sais!
Il claqua violemment le dos de Joseph.
-Oui. C'est lui qui nous a conduit jusqu'ici, Mamie et moi.
-Ah! ah! s'exclama alors le caporal. Ca, n'importe quel bouseux peut le faire! Mais ton frère est un homme, un vrai: il a décidé de s'engager!
Joseph prit la parole.
-Oui, Nicolas. Je vais partir.
Il sembla ne pas voir l'incompréhension dans mes yeux.
-Je veux que tu t'occupes de Mamie. Tu le feras?
-Pourquoi tu pars?
-Il va se battre! chanta le caporal.
Etait-il vraiment obligé de crier si fort quand il parlait?
-Oui, reprit le lieutenant, il fait ça pour tes parents, petit.
Je m'adressai toujours à Joseph.
-Ca va les faire revenir?
-Non, dit-il simplement.
-Ouais, mais au moins, ces putains d'enculés de...
-Les méchants, coupa Joseph. Ceux qui ont tué Papa.
-Ils vont payer, voulut conclure le lieutenant.
-Vous allez les tuer?
-Ouais...
Je crus voir de la bave couler sur son menton.
-Mais après, continuai-je, leurs enfants voudront se venger, et ils vous tueront.
-Et ben, on les tuera aussi leurs gosses! c'est que de la merde tout ça de toutes façons!
-Ah... Donc, quand tous les méchants seront morts, vous aurez gagné?
-Oui, affirma le lieutenant.
-Et vous êtes les gentils?
-Bien sûr!
-Alors pourquoi vous faites exactement comme les autres?
-Mais putain de merde, hurla le caporal, ils ont assassiné toute ta famille, tu crois qu'on ferait ça, nous?
-Non, dis-je en regardant Joseph. Aucun membre de ma famille ne va mourir à cause de vous.
Le silence qui suivit fut pesant.
-Bon, lâcha finalement le lieutenant.
Il semblait avoir perdu sa verve.
-On va peut-être y aller. Au revoir, petit.
-Joseph... murmurai-je.
-Adieu, Nicolas, dit-il. Tu t'occuperas bien de Mamie, hein?
Mon regard se perdit dans le ciel. Je sentais le sien sur mon visage. Il attendait une réponse. Je n'allais pas lui faire le plaisir de la lui donner. Finalement, ils partirent tous les trois, dans un profond silence.
-J'ai pas dit d'accord! criai-je une fois qu'ils furent trop loin pour entendre.

Je pensais qu'il reviendrait hier soir, pour dormir, mais je ne l'ai pas revu.
Je me suis levé tard ce matin, personne n'était là pour me réveiller. Ca a été beaucoup moins bien que ce à quoi je m'attendais. Je ne sais pas trop quoi faire, alors je regarde les gens dans le camp. Eux non plus n'arrivent pas à s'occuper: ils me regardent.
Mamie dort depuis qu'on est arrivés hier. Elle ne se lève pas... elle qui d'habitude se réveille si tôt! Quelqu'un m'a dit, à notre entrée dans le camp, que la guerre était finie pour nous. J'ai compris qu'elle avait commencé quand Papa est mort, mais je ne vois pas bien quand elle finit. Quand quelque chose finit, tout redevient comme avant. Mais Papa et Maman ne sont pas là, et Joseph est parti.
Il va falloir que j'aille réveiller Mamie, c'est pas bien de dormir si longtemps. J'ai peur d'y aller, je ne sais pas pourquoi. J'ai peur qu'elle ne se réveille pas.
Pourtant, il ne faut pas que je m'inquiète: les gens se réveillent toujours le matin.


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