20/01/2000 - David Gadriel
Echos du silence

Souvent, je regarde la vallée qui patiente au bas de la ville. Les arbres qui y resplendissent m'aident à comprendre; ce n'est cependant pas assez... Plus, il faut toujours plus. Dans la ville, il fait trop chaud; les gens se tassent, se bousculent et demandent plus que ce qu'ils méritent... Tout revient au même. Les commerçants vaquent à leurs affaires et les brigadiers lorgnent de loin les débuts d'échauffourées qui se taisent aussitôt. Le soleil, astre dardant, aime à se cracher, noyau torride de chaleur vaporeuse, sur les façades de béton des vieux édifices qui se lézardent. Et moi, je me tiens souvent à la fenêtre; ces jours-ci, surtout. J'observe les têtes qui passent, qui ne savent plus où donner, anxieuses dans ce bain bariolé de la foule houleuse qui, d'un bout à l'autre de la rue trop serrée, s'étire encore. Je suis là, haut perché, perdu dans mes songes dispersés. Eux, ils ne doivent plus penser, enfin... plus depuis les premiers bombardements.
La guerre est dure. Mais on ne l'aperçoit pas : elle se tapit dans l'inconscient tant qu'elle peut. Les grands hommes à demi pourrissants décident, assis, ce qui pourrait bien faire l'affaire sans bouger leurs derrières; les soldats invisibles s'en occupent. On ameute la populace, on lui crie de se précipiter devant son écran télé et on l'admoneste afin qu'elle comprenne qu'elle a mal, qu'elle souffre déjà beaucoup trop. Les écrans lumineux se laissent prendre au jeu des plus lucides qu'eux et engluent les regards au plus profond de ce qu'ils peuvent avoir de conscient. On banalise du mieux qu'on peut selon les moyens qu'on a.
Le jour se pare d'une chantante brise et m'oblige à rêver que tout va bien.
Je vois les arbres au bas de la vallée qui ondoient dans la tiédeur du matin. Je sais que tous ces gens vont dîner quelque part; on refuse désormais de rester chez soi; on a peur de perdre le monde et on s'y agrippe dans un désespoir presque cuisant. Au restaurant qui borde le carrefour, carrefour crépitant sous l'intemporelle ardeur de la fontaine du vieux guerrier, on a aménagé une terrasse; de vieilles chaises s'éparpillent aux tables cossues que l'on veut belles pour l'occasion. Encore une autre façon de dire que tous ces moments sont précieux. Moi, je regarde, je me contente du silence qui m'accompagne dans ces hauteurs où le fil de la corde à linge perce son chemin entre ceux, moins turbulents, des compagnies d'électricité. Je fume toujours. Je n'ai même jamais envisagé d'arrêter. J'absorbe la saveur sucrée de la brise qui se mélange à cette fumée odorante qui m'enveloppe, me satisfait. Je laisse le brouillard qui s'échappe tournoyer puis se disperser dans l'immatériel qui se hisse entre les fenêtres entrouvertes. Un instant, je suis bien... trop bien. J'espère que tout ça va durer. Alors je constate que ma cigarette est terminée. Je l'écrase sur le cadre de la fenêtre puis je n'y pense plus.
Tiens, voilà Yohana qui perce la foule, soudaine apparition dans le brouhaha qui l'environne. Elle se dirige tout droit vers l'entrée de mon immeuble, y disparaît...
Lentement, je referme les volets et me glisse à l'intérieur.
Une minute plus tard, on toque à ma porte, doucement.
Je vais ouvrir, me grattant la nuque et songeant que je serais mieux de prendre une douche bientôt.
Le visage d'ordinaire angélique de Yohana apparaît. Aujourd'hui, il est terne. Ses yeux sont deux glaces fraîches, mais froides et sombres. Elle bouge les lèvres légèrement mais ne dit rien. Cela prend un moment avant qu'elle n'éclate en sanglots...
-David, c'est trop horrible!...
Elle secoue la tête, incertaine. D'un bond lassé, elle se plaque contre moi. Son corps se secoue tandis qu'elle halète et trempe un peu ma chemise. Elle renifle.
-Qu'est-ce qui se passe?
Elle peine à me répondre. Je sens tellement de chaleur qui se fond sur moi que je commence à craindre le pire.
-Jehads... prononce-t-elle.
C'est son frère.
-Il... il a été...
Je la serre contre moi. Je comprends. *Les salauds, ils viennent de toucher le réel!*
J'hésite. Je conserve le silence intact, qui se bouleverse de par le souffle de Yohana.
Un instant passe avant que je me rende compte qu'elle me parle.
-Il faut les tuer, murmure-t-elle. Il faut les tuer...
Je presse délicatement son bras d'une main.
-Ne dis pas ça, lui chuchoté-je.
-Non... Je sais... continue-t-elle.
Lentement, je baise son front et je dégage les mèches qui l'aveuglent. Elle est moite et souillée de larmes. Son souffle rauque est un vent chaud, cloîtré.
-Il faut...
Je ne sais pas quoi dire. Je n'ai jamais su quoi dire dans des moments comme ceux-là.
Elle me regarde plein d'espoir, attentive.
-Il faut...
Doucement, elle s'écarte de moi.
-Il faut changer...
Elle recule et sort de l'appartement, si lentement que je ne comprends plus trop...
-Il faut changer le...

*Le réel... Il faut changer le réel.*

Elle crispe les muscles de son visage et lâche un redoutable hurlement qui fait craquer les murs, qui les détruit peu à peu. Ses ongles se rallongent et vont se planter dans le sol. Du sang gicle de sa bouche en un raz-de-marée et éclabousse le couloir. Son ventre s'ouvre tandis qu'elle grogne... Son ventre s'ouvre... Et... Je vois... Je vois dans ses entrailles un pâturage scintillant, décoré de bruyère et de buissons, vaguement femme dans les courbes et les collines qui l'entourent... Un lieu de fraîcheurs et
de bonheurs... Un lieu...
Comme cette forêt au bas de la ville, cette forêt qui s'offre depuis longtemps à moi, bruissante et verdoyante, et qui, solitaire, m'appelle pour un instant, un instant de quiétude...

Un instant d'oubli.


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