01/08/2001 - Laurent Samson
1 - Le quai Lincoln

Geof avançait prudemment en suivant le quai Lincoln en direction du point de son rendez-vous avec Jack. Il allait l'entendre celui-là ! Deux semaines qu'il ne faisait rien de concret, juste quelques paquets de cigarettes vendus à des touristes ! Et qu'allait devenir sa marchandise ? Une tonne de conserves de haricots rouges en provenance du Mexique attendait dans sa cave... A qui pourrait-il donc en confier la vente ? De plus, ces derniers jours, les prix grimpaient en flèche au marché noir et c'était l'occasion de faire des affaires, car d'ici une semaine, ce serait la dégringolade des prix due à la distribution des tickets d'alimentation du mois d'octobre et Geof perdrait beaucoup d'argent dans cette affaire.
Tout cela à cause de Jack. Non content de lui faire perdre de l'argent, il le dérangeait un jeudi soir en lui fixant un rendez-vous pour 3h30 à l'autre bout des docks, au moment où son temps lui était précieux. Qu'allait-il bien pouvoir lui demander cette fois-ci ? La dernière fois, il avait du le tirer d'affaire, car il avait voulu vendre à un client une boîte de conserve vide. Evidemment, le client en question n'avait pas aimé qu'on le prenne pour un pigeon et Jack aurait pu y rester si Geof n'avait pas parlementé avec lui...
Décidément, il commençait vraiment à se demander pourquoi il tenait tant à le garder comme revendeur alors qu'il aurait pu trouver des centaines d'autres personnes, toutes aussi capables que lui. Peut-être était-il trop bon avec lui, ce qui est plutôt malsain dans les affaires, surtout avec les risques que comprenaient les siennes... Une seule boîte de conserve et il était bon pour dix ans de tôle sur Alcatraz, parqué avec tous les autres petits contrebandiers de son espèce, ce qui n'était pas chose rare depuis que la nourriture était rationnée et que seuls quelques bons d'alimentation distribués tous les trois mois permettaient de subsister dans un état de faim permanente. Il avait eu de la chance de tomber sur cet armateur qui faisait passer de la nourriture en fraude complète depuis d'autres pays qui avaient été frappés moins durement par la crise économique et alimentaire qui sévissait depuis qu'était apparu ce virus qui avait décimé toutes les plantations, en particulier de blé, tout autour de la Terre... Il aurait fallu se méfier plus tôt de ces biogénéticiens en herbe qui avaient joué à Dieu en essayant de trouver des plants résistants à tout et à n'importe quoi : à la pluie, au beau temps, à la sécheresse, aux inondations, aux insectes, aux maladies... Quoi d'autre encore ? Le tout bien arrosé d'engrais dopant aux nitrates donnait de beaux champs bien verts et bien présentable... Malheureusement, (Ou plutôt heureusement !) Dame Nature avait suivi son cours et elle aussi avait joué à la génétique et aux transmutations ! Le résultat en était que depuis l'arrivée de ce virus, le prix du quintal de blé s'était multiplié par quarante et ne cessait de grimper depuis... A ce rythme-là, il n'y aurait bientôt plus de blé sur Terre.
Pourtant, se dit Geof avec un sourire, il y a seulement deux ou trois ans, le moral planétaire était au beau fixe et il faisait bon vivre sur Terre : assez peu de conflits inter-peuples ou intra-peuple, diminution significative de la pollution, commerce fructifiant, liberté omniprésente, et surtout, la pauvreté, la misère, la famine et la ruine étaient alors en voie de disparition intégrale de la surface du globe.
Il rêvait complètement, alors qu'il se dirigeait vers l'endroit convenu avec Jack. A ses côtés, les grues prenaient des contours fantomatiques dans la brume épaisse et la Lune, qui perçait vaguement à travers l'épaisse couche de nuages se reflétait faiblement dans l'eau du port, luisantes et épaissie par les hydrocarbures déversés par les tankers et les porte-conteneurs.
En arrivant devant l'entrepôt désaffecté de la Seven Seas Boating Company, dont les initiales peintes en blanc sur les briques rouges ressortaient quelque peu, Geof sortit brusquement de sa rêverie et se rendit compte qu'il était arrivé à destination. Il lui restait à aller retrouver Jack à l'intérieur.
Rendez-vous manqué
Cela faisait maintenant plusieurs années que Geof n'avait pas pénétré dans ce hangar, mais il s 'en souvenait comme si c'était hier... A l'époque il n'était encore qu'un médiocre jeune docker sans importance et il n'avait alors aucune ambition sinon que l'espoir d'être promu chef de section trois ans avant sa retraite, à 52 ans, comme de tradition chez les dockers, ou alors, dans ses rêves les plus fous, de devenir administrateur d'un quai entier, ayant alors plus de cinq cents personnes sous sa direction personnelle ! Non, vraiment, cette époque était bel et bien révolue et il avait beaucoup mieux évolué qu'il n'avait jamais osé l'imaginer de toute sa vie. Il se trouvait à présent à la tête d'un petit réseau de trafic de denrées illégales où la nourriture prédominait de loin et pour lui, les affaires ne marchaient pas mal du tout, voire même très bien, selon les saisons et le nombre de bons de nourriture distribués à la population.
C'est à cela, que songeait Geof en poussant d'un coup sec la vieille porte de fer rouillé située sur la façade ouest, et qui ironie du sort, était habituellement réservée aux patrons et aux cadres de la compagnie. Décidément, ses souvenirs le tenaillaient et semblaient ne devoir plus le lâcher d'une semelle. Il faisait noir comme dans un four à l'intérieur, et ses yeux lui permettaient à peine de distinguer les contours sombres des treuils électriques et des traverses de rails sur lesquels étaient acheminés par wagon les conteneurs qui étaient ensuite embarqués à l'aide des grues sur d'énormes bateaux en partance pour les quatre coins du monde.
Il songea alors que ses souvenirs s'imposaient vraiment fortement à son esprit et que, bien qu'il n'en eut pas le souvenir précis, il avait du être heureux à ce moment-là de sa vie pour rester à ce point gravé dans sa mémoire. Il décida de courir le risque d'être repéré et alluma sa torche.
Geof s'orienta ensuite vers le poste d'arrivée électrique, lieu fixé à l'avance par Jack pour le rendez-vous, ce qui n'était pas chose facile étant donné l'obscurité totale et le désordre dans lequel se trouvait l'entrepôt, manquant totalement d'entretien depuis la faillite de l'entreprise. En parvenant au poste électrique, il tâtonna machinalement pour chercher l'interrupteur et appuya dessus. Il sursauta presque quand la lumière s'alluma : il devait donc rester encore un peu de carburant dans le réservoir du groupe électrogène de l'usine ! Il éteignit sa torche, et levant les yeux, il eut un choc en voyant l'état de la pièce : tout était renversé et traînait sur le sol. On distinguait d'ailleurs à peine ce dernier sous l'épaisse couche de poussière qui le recouvrait.
Jack n'était pas là... L'ayant attendu un quart d'heure, il se dit qu'il ne viendrait pas, du moins à cet endroit, et décida de faire le tour du hangar. Il le traversa dans tous les sens, visita tous les recoins et les salles cloisonnées et quand il eut épuisé toutes ses ressources, il décida de s'en aller. Il se demandait vraiment ce qui était arrivé à Jack. Ce n'était pas dans son habitude de manquer des rendez-vous, surtout quand c'était lui qui le fixait. Intrigué par tout cela, il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré. En poussant cette dernière, il entendit furtivement un bruit de pas précipités. S'étant retourné précipitamment, il braqua brusquement sa torche dans la direction d'où était venue le bruit et il aperçut, bloquée, dans un coin, une ombre mouvante qui n'essayait plus de s'enfuir... Il interpella l'ombre :
- Qui êtes-vous ? Et avancez-vous dans la lumière de ma torche que je vous voie mieux...
A sa grande surprise, l'ombre obtempéra immédiatement et s'avança dans la lumière, découvrant une forme vêtue d'une large combinaison de travail et d'un masque lui couvrant tout le visage ainsi que le haut du crâne et la nuque. En fait, rien n'était apparent et Geof fut plus intrigué qu'effrayé par la forme mystérieuse. Là où Geof fit vraiment des yeux ronds, c'est quand la forme lui répondit avec une charmante voix féminine empreinte d'autorité :
- Je sais où est ton gars.


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