23/05/1999 - Jean-Luc Theodora
La leçon

Enfin, il était seul, seul sur cette colline surplombant la mer.

Henri adorait le son du ressac sur la grève. Il resta quelques minutes, debout, à contempler l'infini de l'océan. Il apprécia longuement la brûlure du soleil sur son dos nu. Ah ! La solitude propice à la libération de l'esprit et du geste était enfin sienne.

Lorsqu'il eut fait le plein de silence, silence habillé de bruits naturels, Henri sortit son matériel de son véhicule. Il était heureux de sentir ses mains sur ses outils, amis fidèles de l'artiste qu'il était. Il avait eu raison de ne pas s'encombrer de son robot. Pour créer, il ne fallait pas s'encombrer de choses inutiles. Henri installa son chevalet, étala ses pinceaux sur la petite table à sa droite, classa ses couleurs et commença à mettre de la peinture sur sa palette. Il agissait toujours ainsi. Il n'aimait pas réaliser des choses déjà imaginées, construites. Le hasard était son compagnon le plus fidèle, l'aidant à faire apparaître des visages, des scènes. Nul ne savait vraiment quel plaisir il y avait à créer sur du vide. Une simple toile blanche dont s'emparait la magie, où les couleurs s'organisaient en choses, êtres jusqu'à former un tout : ceci était le but de sa vie. Un jour, il n'aurait plus rien à dire. Alors il peindrait son épitaphe.

Il allait se mettre à l'oeuvre lorsque le bruit maudit d'un volant le troubla dans ses pensées. Henri grogna quelques injures à l'intention de l'humanité envahissante et se retourna pour accueillir le visiteur ...

Cela ne l'étonna guère de voir le Président de l'Association des Artistes Associés débarquer de la BM grise. Comme d'habitude, le géant barbu était accompagné de ses deux gorilles aux mines peu avenantes. "Bonjour Maître Giovanni ! Quelle belle journée". Le Président lui tendit la main, tout en affichant son éternel sourire Glémate, vous connaissez? "le dentifrice qui rajeunit votre sourire". Telle était la publicité mièvre,. qui avait fait le succès de ce produit au coût faramineux mais ô combien utilisé de la marée humaine.

"Que nous vaut cette visite inattendue Monsieur ?"

"Ecoutez très cher !" Henri détestait qu'on l'appelle ainsi, de même que le terme "Maître" lui semblait pompeux et injurieux. Il n'était qu'un simple artisan de la peinture moderne et désirait qu'on le considère non pas comme un être spécial mais comme un simple et humble artiste. Il quitta ses pensées sur une note aiguë du Président et repris la discussion au vol.

"... Et donc, surtout que vous veniez ici, je me suis demandé si vous ne pouviez pas servir de professeur à mon fils qui ..."

A cet instant, Henri vit du coin de l'oeil un gamin boutonneux jouer avec ses tubes. Il se précipita vers celui-ci dans l'intention de lui flanquer une raclée :"Sale mioche ! Si je t'at...".

"Mon fils !"

"Ah bon ! Enchanté !" Henri resta devant le garçon la main en suspension. Le gamin lui fit une grimace et dévala la colline.

"Mes tubes !" gémit Henri en s'apercevant que le fils du Président avait pris au passage ses tubes de Magenta et de Carmin.

"Bon, puisque vous avez fait connaissance, je vous laisse. Encore mille fois merci, Maître. J'enverrai chercher Charlie par mon chauffeur. Vous n'avez qu'à me visionner lorsque vous quitterez les lieux".

Henri lança un regard noir vers son interlocuteur envahissant alors que ce dernier montait dans sa BMW à turbo réacteurs, dernier produit de cette société moderne qu'il méprisait tant.

"Ah oui ! Dernière chose ! Ma villa est à votre entière disposition ! Charlie vous en montrera l'emplacement ! A bientôt très cher !".




Henri attendit que le véhicule eût disparu pour se mettre à la recherche de la progéniture de son supérieur.

"Maudit gosse ! S'il a abîmé mes tubes, je l'étripe". La tempête qui régnait sous son crâne n'était pas pour démentir ses propos. Lorsqu'il vit l'enfant, celui-ci semblait être en grande conversation avec quelqu'un qu'Henri ne pouvait voir d'où il était. Il courut vers Charlie, le gravier crissant sous ses foulées. Charlie se retourna et l'attendit, un sourire enjôleur aux lèvres.

"S'il pense m'avoir ainsi, il se trompe !" se dit Henri. Pourtant, il ne frappa pas l'enfant comme c'était son intention. Il se contenta d'arracher les beaux tubes de gouache de sa main et repartit sans proférer un seul son. Il se retourna, plus loin, pour voir ce que faisait l'enfant. Ce dernier le suivait la tête basse et cela le réjouit. "au moins, il a compris qu'il a mal fait" se dit-il.

A la fin de la journée, Henri n'avait pas avancé sa toile d'un seul trait. En fait, c'était faux. Il avait bien commencé une oeuvre abstraite représentant l'artiste face à son oeuvre. Mais, alors qu'il admirait l'ébauche de son oeuvre, Charlie avait ponctué son tableau d'un "beurk" décourageant. Henri avait, après avoir tempêté, recouvert la toile d'une couche de blanc et s'était replongé dans ses pensées. Mais la joie qui accompagne la création l'avait quitté pour le coup et les muses semblaient l'avoir définitivement abandonné.

Alors qu'il finissait de ranger son matériel, Henri sentit naître sa curiosité en voyant Charlie "discuter" tout seul. L'enfant semblait joyeux et s'était arrêté quelques minutes afin de contempler le jeu du soleil couchant sur les nuages qui avaient pris des teintes allant d'un rouge orangé à un violet sombre. Un sentiment de regret lui vint qu'il ne savait pas expliquer.

Il appela Charlie, qui accourut non sans un regard au vide sur la colline, comme si quelqu'un devait s'y tenir.


La villa était, comme Henri s'y attendait, équipée du confort dernier cri et surtout d'une télévisionneuse à écran multiple que Charlie s'empressa de mettre en marche. Henri s'empara de la commande vocale et mit fin à cette tentative d'abrutissement. Il allait employer ces quelques jours à éduquer cet enfant, à lui apprendre à apprécier la nature.

"Ecoute bien ! Ton père veut que tu apprennes la peinture, ou du moins les rudiments de cet art. Il faut d'abord que tu t'isoles de la société. L'artiste doit être seul comme tu vas l'être dans quelques instants lorsque je t'aurai fourni papier et crayon. Tu vas commencer par me dessiner ta journée. Tu vas me raconter en dessins, ce que tu as fait aujourd'hui. Tu as compris ?".

Henri interpréta le silence comme acquiescement.

Henri commençait à soupirer sur le livre qu'il étudiait et qui s'intitulait "le rationaliste de la peinture", lorsque retentit un joyeux et sonore "j'ai fini !". Pendant que Charlie s'amusait avec son avion téléguidé, non sans casser quelques vases de valeur, au grand amusement d'Henri, ce dernier tentait de comprendre les gribouillis du garçon. Il ne comprenait pas pourquoi les personnages n'avaient pas de couleur et allait en demander l'explication à l'apprenti artiste, lorsqu'il fut attiré par la présence de la femme. Il n'y avait pas de femme avec eux, alors pourquoi ? Henri se releva et chercha Charlie du regard. Il le vit, et cela expliquait le silence récent de la pièce, endormi en boule sur le grand sofa couleur criarde qui se trouvait devant la télé. Un sourire complice s'ébaucha sur ses lèvres et se réprima aussitôt qu'il s'en aperçut. Il souleva l'enfant dans ses bras et le porta jusqu'à la chambre qui semblait être la sienne. Il le coucha et sortit précautionneusement de la pièce.

La nuit était fraîche et Henri contemplait la fumée qui, exhalée de sa bouche, allait visiter les étoiles connues et inconnues. Cela dura le temps d'une cigarette, plaisir ultime d'une journée qu'il estimait perdue. Puis, frissonnant, il alla se verser un verre de whisky, lequel allait, il l'espérait, l'aider à dormir d'un sommeil profond et réparateur.


A l'aube Henri se tenait devant la mer, prêt à capter les premières impressions lumineuses de la journée. Il appréciait le calme ambiant, lorsque, pris d'une inspiration soudaine, son bras se mit à voler sur la toile. Les couleurs s'alignaient, ébauchant des formes, qu'il ne reconnaîtrait que lorsque l'oeuvre serait achevée.

Il lui restait à ajouter la touche finale à la chevelure de la femme lorsqu'une voix enfantine énonça : "Ouais, mais elle était plus jolie !".

A peine s'était-il retourné, étonné, que Charlie virevoltait dans l'herbe à la poursuite d'un papillon.

Cela le surprit, mais il n'était pas en colère après l'enfant. Il s'empara de son bloc notes et croqua la scène qui se déroulait devant lui. Puis il rangea le bloc notes dans ses affaires et reprit sa toile. C'est là qu'il vit que la lumière ne jouait pas assez dans les vêtements de la femme. Il ne savait pas pourquoi mais il manquait beaucoup d'éléments dont celui-ci. Et puis la mer devait avoir plus de présence, vivre.

Henri travailla sans relâche oubliant même de manger et boire. Lorsqu'enfin la lumière devint insuffisante pour qu'il puisse continuer il s'arrêta, fatigué mais rempli d'une satisfaction et d'une allégresse qu'il n'avait jamais connues.

"Pourquoi tu t'arrêtes ? Dis !".

Etonné, Henri vit que Charlie était assis, dans l'herbe, à son côté et qu'il tenait dans ses mains les couleurs qu'il avait utilisées en dernier.

"Bon, ben je suppose que tu n'en veux plus".

Henri était tout simplement retourné et il ne savait pas pourquoi. Il le fut d'autant plus lorsque, prenant du recul, il se rendit compte que son tableau avait changé, que les couleurs étaient autres, empreintes d'une fraîcheur et d'une innocence qu'il n'avait jamais réussi à obtenir. Il se tourna vers Charlie :

"Tu es là depuis quand !".

"Ben, ce matin et cet après-midi. Pourquoi ? Dis, c'est joli ça. Je pourrai faire pareil ? Tu pourras m'apprendre".

"Ouais, demain peut-être". Henri était furieux, furieux qu'un enfant puisse juger son oeuvre. Mais ce qui le rendait comme ça, c'est que Charlie avait raison. C'était sa meilleure toile et même plus, la meilleure qu'aucun contemporain eût jamais produite.

Henri ne réagit pas lorsque Charlie se proposa pour porter sa boite à peinture. Il ressentit même une sorte de fierté mais, gêné, s'empressa d'adopter l'attitude de celui qui s'en fichait.

C'était un matin pluvieux, le premier depuis deux semaines qu'il se trouvait là. Henri apprécia la dernière oeuvre de Charlie : "un garçon s'amusant à un jeu de palets". Le gamin avait fait d'énormes progrès aussi rapides qu'étonnants. Henri aussi avait beaucoup produit, et il était dans cet état second qui était le sien après chaque production depuis une semaine.

C'est alors que retentit l'appel de la visionneuse.

"Oui ?".

"Bonjour, c'est moi, Gérard LEPERVIER, votre Président ! Vous vous souvenez ? Dites donc, mon fils n'est pas rentré pour l'école. Vous faites quoi là-bas".

"Ben c'est que..."

"Trêve d'explication. Je l'envoie chercher cet après-midi. D'autre part nous aurions besoin de quelques toiles pour la fin de la semaine. Vous savez des trucs représentant des gens heureux de leur vie dans le monde moderne, comme d'habitude quoi ! On compte sur vous. Salut !".

Henri était choqué. Qu'est-ce que c'était cet homme qui croyait que l'on pouvait ainsi commander des oeuvres? S'il voulait d'un robot coloriste à ses bottes, il n'avait qu'à le trouver ailleurs!

Henri GIOVANNI avait découvert que peindre était autre chose, une chose essentielle pour les yeux de qui y goûtait. Henri s'enfonça dans des pensées où il remettait en cause tout ce qui avait fait sa renommée actuelle. Ce fut le bruit annonciateur d'un volant qui l'en sortit.

Henri ressentit une grande peine lorsque Charlie fut parti, avalé par le monstre de métal, produit d'une société trop rationnelle où le rêve n'avait plus place.

La grève était vide, vide des rires joyeux qui l'avaient habillée durant ces deux semaines, vide des questions de l'enfant, vide des personnages invisibles qui y évoluaient sous le regard heureux de ceux qui savaient voir.

Le coeur d'Henri était vide. Il n'avait pas peint de la semaine et il lui restait une nuit avant l'ultimatum répété par le Président. Il devait bien vivre , après tout. Mais il ne savait quoi faire.

"Bonjour!" fit une voix fraîche comme la nuit. " Tu ne peins plus?"

Surpris que quelqu'un puisse être là, en dehors de lui, Henri se retourna et ne vit personne.

"Il te reste encore des choses à faire pourtant!"

La voix était derrière lui. Henri se retourna. Rien!

"_ Qu'est-ce qu'il te manque? Hein? Tu as tout!

_ Charlie, il me manque Charlie!" dit-il sans se retourner cette fois, car il savait.

"Charlie? Pourtant tu lui as appris tout ce que tu sais. Et puis, il était encombrant, non, avec toutes ses questions?

_ Je ne lui ai rien appris. Il a appris et c'est cela qui compte. Et ses questions étaient celles que j'aurais dû me poser. Il m'a autant appris sur ce que je devais faire que moi sur ce qu'il ne devait pas faire.
_ En es-tu sûr?" demanda la voix, une autre voix, sa voix.

"Non! Non, mais il m'importe de le croire

_ En es-tu sûr?

_ Non

_ Qu'est-ce qui est important alors?

_ C'est de croire en ce qu'on fait. C'est de savoir qu'on ne sait pas. Je ne sais pas.

_ Bonsoir!"

Henri rêvait , assis devant la télé éteinte. Il rêvait de milliers d'enfants peignant en toute liberté. Ils créaient à tout va, racontant leurs rêves aux adultes. Ils apprenaient aux adultes ce qu'il était important de peindre en même temps que ceux-ci, en remerciement, leur enseignaient les techniques.

Non Henri, non! Tu n'as rien appris à Charlie. Tu as été à son service et il a pris en toi ce qu'il estimait nécessaire.

Henri reprit le rêve. Des dizaines d'enfants jouaient autour d'un artiste et, de temps à autre, venaient à lui afin qu'il réponde à leur demande.

Oui, c'était ça! C'était bien ainsi!

Henri se secoua, prit un ultime whisky et se mit au travail. Au matin, il rajouta la dernière touche aux ailes du papillon avant que celui-ci ne s'envole à jamais.

En début d'après midi, après qu'il eut rangé toiles et matériels, Henri prit le chemin de la civilisation. Il savait que les artistes associés allaient le mettre au ban de leur société. Il savait que l'exposition allait attirer les foudres des critiques et du Président.


Cela se passa comme il l'avait prévu. Cela alla même jusqu'aux injures et aux menaces. Henri Giovanni était dorénavant un fou dangereux. Les gorilles du Président l'encadraient , menaçants....

Lorsque surgit Charlie suivi de quelques amis. Le sourire que le garçon lui lança fit mal au peintre. Si même lui se moquait de sa personne....

Charlie et ses amis firent le tour de l'exposition, puis se dirigèrent vers Henri.

"Bonjour maître!"

Henri sut que ce ne serait pas son épitaphe qu'il peindrait un jour. Non! Pas son épitaphe, car Charlie venait de lui enseigner la dernière leçon: il ne pouvait plus mourir.


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