18/09/1999 - Jean-Luc Theodora
Le jeu

La salle était entièrement soumise à l'ombre. Seul un cercle de lumière faisait face au trône, dont la noirceur dépassait de beaucoup celle de la nuit la plus noire. Sur le siège, deux lueurs rouges, à l'emplacement des yeux d'un éventuel occupant, fixaient le cercle. A l'intérieur, un jeune garçon attendait, debout, que l'ennemi lui adresse la parole.
Les yeux clignèrent, masquant brièvement la haine qui en émanait. Alors, l'être noir parla et sa voix avait dix fois la puissance du tonnerre: "Que veux-tu enfant? T'offrir au service de ma noirceur?"
L'enfant ne cilla pas. La peur que distillait le possesseur des yeux ne semblait pas l'atteindre. Il regarda l'ennemi avec les yeux de l'innocence et lui répondit d'une voix douce, comme le vent dans les arbres: "Non, je voudrais qu'on accepte que mes parents soient de nouveau gentils. Toi, tu es méchant. Alors, je suis venu te dire que je vais te tuer si tu ne me rends pas mon papa et ma maman. Je te préviens, j'ai beaucoup lu et je sais rêver, alors fais attention."
L'être sombre partit d'un éclat de rire qui fit le même bruit qu'une guillotine en action. Il ouvrit la bouche, révélant une caverne où brûlait un feu ardent. Puis, il souffla vers la lumière.
Les flammes englobèrent l'espace où se tenait l'enfant. Lorsqu'elles disparurent, l'enfant se tenait là et, à ses côtés, un homme souriait. Il était grand, tout en muscles. Un rictus donnait un semblant de vie à son visage exsangue. La masse de cheveux blancs mettaient en relief la rougeur de ses yeux. Il s'inclina devant le trône et dit d'une voix moqueuse: "Je te salue Seigneur! As-tu apprécié mon petit tour de passe-passe?"
Le courroux de l'être noir était grand. En d'autres temps, il aurait souri de cette résistance, aussi vaine fut-elle. Mais, là, il n'avait pas le temps. Ce monde était à sa merci sauf cet enfant. Le seul occupant de ce monde qui résistât à sa magie. Il sentit un frisson lui parcourir l'échine. C'était de la haine, pure comme la noirceur de son âme. Il considéra l'enfant et son compagnon: "Comment te nommes-tu, enfant?"
-"Tout le monde m'appelle Songe. Et, je te présente mon ami Michael."
L'ennemi reporta son attention sur l'albinos. Il portait une grande cape rouge, qui l'enveloppait de la tête aux pieds. Lorsqu'il s'inclina de nouveau, de manière irrévérencieuse, l'être sombre aperçut la lame sombre qui prolongeait son bras droit.
-"Dis-moi, enfant. Ton.. Ami, semble avoir des rapports avec quelques esprits que je serais fort heureux de rencontrer. Et toi, Puissant, sais-tu que cette lame est vivante? Sais-tu que je ressens sa faim, sa faim d'âmes. Laisse moi la tenir. Et, je te laisserai aller en paix, bien que tu m'aies courroucé."
-"Seigneur, jamais je ne te donnerai mon âme."
L'ennemi sentit quelque chose d'indéfinissable lui picoter la base du coup. Il cligna des yeux. Le géant souriait: il détourna les yeux et, d'un geste, fit apparaître 3 humanoïdes, dont on ne voyait que la gueule et les yeux, tellement ils se fondaient avec le noir. L'épée noire se leva et s'abaissa; mais ne réussit qu'à égratigner la première des créatures. Une longue plainte s'éleva de la lame: ces créatures n'avaient pas d'âme. Un sourire naquit sur les lèvres de l'Ennemi, juste avant que l'une de ses choses ne s'écroule la nuque brisée.
-"Crom, elles sont vraiment incroyables ces bêtes: l'épée ne peut les tuer, mais, ma main oui."
L'individu qui avait prononcé ces paroles était aussi grand et aussi musclé que le géant albinos, sinon plus. Son poing s'abattit deux fois, et il ne resta plus aucune créature. Puis, il se tourna vers la forme noire qui occupait le fauteuil: "Salut magicien. Je me demande.. Est-ce que tu vaux Thoth Amon? Ou même n'importe quel sorcier stygien!"
L'Ennemi avait adopté son regard des mauvais jours. Il était vraiment en colère. Il nota que l'albinos se tenait, à présent, constamment sur ses gardes. Le géant bronzé, qui venait d'apparaître, était cependant plus difficile à vaincre. Il l'avait presque reconnu. En fait c'étaient ses habits qui le gênaient: notamment le blouson de cuir et le pantalon de jean.
-"Puis je savoir le nom de celui qui entrave mes plans? Il est temps pour lui de prier son Dieu."
La voix était glaciale, mais le géant ne semblait pas décidé à se laisser intimider. Il affichait un large sourire et jouait nonchalamment avec une hache qui pendait à son côté. Son crâne était protégé par un casque celte.
-"Crom! C'est qu'il deviendrait méchant! Disons que je m'appelle Robert. C'est bon?"
Les yeux de l'Ennemi lancèrent des éclairs: "Oui, car vous allez mourir!"
Quand le magicien qui venait d'apparaître lança la boule de feu sur le géant à la hache, il s'attendait à tout, sauf à se recevoir une hache entre les yeux. Mais, son adversaire était plus animal qu'homme. Ses sens l'avaient averti du danger et l'instinct avait joué. Michael, pendant ce temps tailladait dans une vingtaine de petits hommes noirs et trapus, munis de haches de pierre. Leur courage vacilla quelque peu quand Robert bondit parmi eux au cri de Crom. Ils avaient appris à le connaître depuis les temps immémoriaux qu'il les combattait. Pour eux, il n'était autre que le Loup Tueur de Pictes. Quand ils reprirent leur ardeur combative sept d'entre eux gisaient sur le sol, deux n'avaient plus d'âme. Mais, l'albinos allait succomber sous le nombre, malgré l'aide de son compagnon, lorsque les Pictes restant disparurent.
Sur son trône, l'Ennemi manipulait la flèche qui l'avait troublé. Elle irradiait une légère lueur bleue. Il scruta l'ombre de ses yeux couleur de sang, cherchant celui qui lui avait tiré dessus. Il ne se rendit compte de son erreur, que lorsque qu'on le tira par le col, le soulevant de son siège. Il alourdit son enveloppe charnelle afin d'obliger son agresseur à le relâcher, mais celui-ci le maintenait toujours plus fermement. Il avait même commencé à lui serrer le cou. L'Ennemi poussa un hurlement lorsqu'il sentit l'attaque psychique. En plus de la peur, il y avait de l'incompréhension dans ses yeux. Son adversaire était vraiment trop fort; sa concentration et son adaptabilité étaient incroyables, uniques. L'Ennemi se dématérialisa.

Ils regardaient tous l'adolescent. Il adressa un grand sourire à l'assemblée. Il avait réussi le test. Il était le premier humain à le réussir. Il était doué; le docteur le lui avait dit. Il était l'un des plus doués ayant jamais existé, mais il lui fallait du travail. Il salua le petit individu qui pénétra dans la salle. Les hommes en blouse blanche se précipitèrent vers le testeur, le cachant à la vue de John. Nul ne s'intéressait à lui. Il sortit de la salle aussi discrètement que possible, laissant aux savants le soin de faire des courbettes devant le vieillard. Un homme à l'apparence fragile prit la parole au nom de tous ses confrères: "Alors, testeur? C'était le dernier. Nous n'avons plus personne qui soit susceptible d'avoir la force nécessaire. Avez-vous trouvé quelqu'un qui puisse participer en notre nom?"
Le testeur était un petit humanoïde à l'air humain, bien que d'origine extra-terrestre. Il s'enveloppait dans une grande robe, qui ne laissait voir que son visage émacié, et portait, sur son épaule, un petit chat noir, qui passait son temps à dormir. Depuis une année, que la Terre avait été intégrée à la confédération intergalactique, le testeur n'avait cessé de chercher des participants pour le Jeu. Les Humains étaient en général médiocres. Mais s'il en existait quelques-uns qui avaient quelque capacité, le dernier à qui il avait eu affaire les dépassait tous. Miizryn le soupçonnait même d'être capable de tenir tête aux meilleurs concurrents de cette galaxie.
Le chat bondit de l'épaule du Testeur et partit à la suite de John.
Le Testeur répondit affirmativement aux questions dont on le harcelait et consentit à donner quelques noms. Celui de John n'y figurait pas... C'étaient les ordres.


John se laissa aller contre le dossier de son siège. Il travaillait depuis le matin sur l'histoire du Jeu. La Terre n'y avait jamais participé. Elle était en relation avec les races extra-terrestres depuis près de quarante ans, maintenant. Mais c'était la première chance de participer au Jeu. Le Jeu demandait une puissance de rêve incroyable. Les participants sont branchés sur un réseau où ils se battent en se servant de leurs rêves. Cela demande une concentration phénoménale, quand on est soumis à l'attaque de champions, avait dit Mirriel. D'ailleurs, il était le seul à connaître le vrai Testeur. C'était le petit chat. L'humanoïde servait à mettre les Hommes en confiance. Mirriel avait dit à John qu'il fondait de grands espoirs sur lui. Il sourit à cette pensée. Il était féru de science-fiction et d'Héroic-fantasy; et ce Jeu ressemblait beaucoup aux jeux de rôles, sauf qu'on devait utiliser ses capacités mentales (avec l'aide d'un appareil). D'après Mirriel, les autres participants terriens avaient moins de chances que lui, parce que la force de leur rêve était moins grande que la sienne. Mais, bien que doué, il devait apprendre à être subtil. Le rêve perdait de sa force, quand seule la violence le nourrissait. John se replongea dans l'histoire du Jeu et étudia les classiques. Mirriel s'était mis dans la tête de le présenter le plus tard possible. Seuls, Mirriel, le commandant du vaisseau et l'humanoïde du Testeur, savaient qu'il allait participer au Jeu.


Depuis le début du tournoi, John avait eu le temps de forcer l'admiration des spectateurs. Le jeu était retransmis sur toutes les planètes ralliées à la confédération. L'étonnement avait été énorme quand un Testeur (du nom de Mirriel) avait déclaré présenter un participant hors sélection. Ceci ne se faisait que lorsqu'un champion (Mirriel en était un) se retirait. C'était un grand honneur qu'il faisait à John: il signifiait ainsi qu'il considérait le garçon comme digne de lui succéder. Tous suivaient son successeur depuis le début, et la plupart avaient été conquis: son imagination brouillonne (du fait de son inexpérience et de sa jeunesse) était palliée par un don incontestable. Tous étaient d'accord, il pouvait arriver en finale.


Tout l'univers en était retourné: le protégé de Mirriel était un génie; c'était la seconde fois en mille ans de Jeu qu'un joueur arrivât en finale lors de sa première participation. Le premier était l'actuel champion: un Volant du nom d'Ochrearc. Sa race était l'une des plus vieilles de la Confédération et il était le plus grand Champion de tout les temps; il régnait en maître absolu depuis plus d'un demi-siècle, ridiculisant tous ses adversaires, champions confondus. John allait le rencontrer. Personne ne se faisait d’illusion: le jeune humain allait se faire battre comme tous les autres. Mais il serait intéressant de voir comment le jeune prodige allait organiser sa défense contre un phénomène comme Ochrearc.
Mirriel, en tant que protecteur de John, suivait le combat avec les officiels. Il fixa son regard sur l'écran tridimensionnel sur lequel serait retransmis le match, s'étira voluptueusement, montra les crocs à son voisin (qui émettait toutes sortes d'hypothèses quand à la manière étrange dont John avait acquis sa place en finale), puis reporta son attention à l'écran: le match commençait:

La nuit laissa place à un ciel étoilé où pirouettait un petit navire spatial. A son bord un humain tentait vainement d'échapper au tir croisé de 3 chasseurs intergalactiques. L'action ne dura que 10 secondes au terme desquelles le vaisseau explosa éparpillant ses occupants dans l'espace. Les trois croiseurs dépassèrent leur cible et s'éloignèrent sans un regard pour les deux victimes. Contre toute attente, elles se mirent à briller de mille feus; elles se rejoignirent et se fondirent l'une dans l'autre. Il en naquit un étrange oiseau tout en feu aux dimensions incroyables, qui se mit à suivre les trois chasseurs. Lorsque ceux-ci se posèrent sur leur planète originelle, aucun des capitaines ne se doutait du rebondissement. Leurs sourires étaient éloquents lorsqu'ils sortirent de leurs vaisseaux: leur mission avait été un succès complet. Les humains étaient faibles et la résistance terrienne avait été courte et déplorable. L'Homme ne salirait plus l'Univers de sa présence. Aucun des habitants de la planète ne comprit ce qui lui arriva. Leur soleil se transforma en une supernovae en forme d'oiseau en l'espace de 2 secondes. L'oiseau avait faim et avait provoqué cette transformation afin de soustraire à l'étoile toute l'énergie dont il avait besoin. Sa faim assouvie, il fondit sur l'étoile la plus proche. Le désespoir des deux humains était devenu une faim énorme qui augmentait davantage dès que l'oiseau de feu se nourrissait. Une à une les étoiles s'éteignaient, puis les galaxies.
L'écran redevint terne. Nul son ne fut proféré au moins cinq minutes après que la première manche eut pris fin. L'audace du jeune Humain était grande ainsi que sa subtilité: laisser son adversaire croire en une victoire totale et le défaire trop vite pour qu'il puisse organiser sa défense. C'était horrible, cruel mais génial.
Mirriel s'étira et essaya une de ses griffes sur le pantalon de son voisin. Un rictus découvrit le jaune de ses crocs. Puis, il s'endormit en attendant la deuxième manche.

Sur son siège, l'empereur laissa exploser sa joie. Son peuple avait démontré à ces humains sa supériorité. Il avait été décidé entre les pouvoirs des deux peuples d'un combat mettant aux prises les champions des deux peuples, sans aucune arme. Seules la ruse et la force interviendraient. L'empereur se dressa de toute sa hauteur, écrasant les humains de ses 5 mètres et poussa son cri de victoire en tendant vers le ciel ses trois paires de bras. Sa queue fourchue se déroula vers le ciel puis fondit vers l'humain lui injectant un poison mortel.
Là encore, la surprise fut de taille. La cruauté d'Ochrearc avait été masquée pendant presque toute la durée de la manche. Les tractations entre les dirigeants des deux peuples s'étaient faites par l'intermédiaire d'écrans audiovisuels, si bien que jusqu'à la fin tous avaient cru à une rencontre égale entre deux partis humains.
Mirriel cligna des yeux, puis joua des griffes. Dans la pièce, nul ne se permit de remarques déplacées.


Les deux êtres se tenaient face à face. Le combat qui les opposait depuis leur création allait se terminer bientôt. L'être en noir dévisagea son vis-à-vis, sa blancheur, la beauté de son visage, l'impression de paix qui émanait de son âme. Un rire rauque le secoua, semblable à une quinte de toux. La victoire était sienne. Pendant tout le temps où son adversaire avait tenté de lui faire appréhender la nécessité du bien, il avait développé une haine farouche à son égard. Maintenant, il la lançait à l'assaut, brûlante comme la mort, perverse, irrésistible. L'éclat de ses yeux devint plus rouge, lorsqu'il vit la souffrance apparaître chez son ennemi. Il déploya ses ailes couleur de nuit, occultant le ciel étoilé, et hurla sa haine de la vie. Il connut une joie encore plus grande quand il se rendit compte que l'être blanc se laissait aller à la colère. Il savoura sa victoire, admirant la chute de son adversaire. Il se prit même à sourire lorsque ce dernier se précipita sur lui, une lueur de folie habillant ses yeux. Alors que celui-ci l'enlaçait, un sourire éclatant aux lèvres, il comprit: il avait perdu. L'autre n'avait pas succombé à sa perversion. Sous l’influence du blanc, les deux corps commencèrent à se fondre. Le noir tenta de fuir, mais il était piégé. Une explosion secoua les deux corps, dont il ne resta qu'une poussière étoilée.
L'un des officiels hurlait, le dos cambré. Sous la tension, Mirriel avait enfoncé ses griffes dans ce qu'il croyait être son coussin. Dans la salle, et partout dans l’univers, l'émotion était à son comble. Un match nul avec destruction mutuelle des deux esprits. Incroyable. Les deux plus grands Joueurs que l'on n'ait jamais vus. Et, ils s'étaient détruits.
Seul, Mirriel remarqua le manège des molécules de poussière sur l'écran. Le rictus qu'il afficha força ses voisins à reporter leur attention sur l'écran.
La poussière se reformait en un être unique. Une cape grise habillait son corps ailé. Ses yeux rouges contrastaient avec la blancheur de ses cheveux. Il sourit puis disparut.
A ce moment, tous les écrans explosèrent, tous les appareils servant le Jeu furent détruits et leur fonctionnement oublié. Le Jeu lui-même fut effacé de la mémoire des gens.


Sur la Terre, un enfant du nom de John se réveilla en pleurnichant. Il ne sut dire pourquoi lorsque sa mère vint le consoler. Dans son esprit, il vit s'effacer l'image d'un chat noir aux yeux rieurs et celle d'un humanoïde muni d’ailes de chauve-souris.

Theo 89


Réagir à ce texte (e-mail à l'auteur) :
Prénom (obligatoire) :
Nom (obligatoire) :
E-Mail (obligatoire) :
Votre commentaire :

      


http://www.babelweb.be • Babelweb © 2001 - 2013 tous droits réservés