09/04/2003 - Philippe Halvick
Le Congrès

La journée s'annonçait mal. Je venais juste de me lever et j'étais déjà en retard ! Terrible ! Je ne m'étais pas réveillé à l'heure où j’aurais dû. Maintenant, je devais me presser comme un fou pour pouvoir tenir les horaires. J’allais recevoir un de ces savons !
Le réceptionniste de l'hôtel, où je venais de passer la nuit, avait déjà pu partager ma profonde contrariété. Si c'était comme cela qu'ils traitaient les voyageurs étrangers, il venait de comprendre qu'il avait commis une très grave erreur ! Je n'étais pas du genre à me laisser marcher sur les pieds. Je m'étais même précipité en pyjama pour lui exprimer mon plus profond mécontentement. D'un ton très digne il avait osé prétendre que je lui cassais les oreilles ! L'insolent ! Je souriais à la simple évocation de cette scène alors que je me préparais, même si mon humeur n'était pas au beau fixe.
Ce n'était pas pour rien que j'avais été convié à ce congrès. C'était une récompense pour tout mon travail effectué. Un peu de présence, quelques courbettes, quelques présentations plus ou moins soporifiques et je pourrai aller folâtrer comme je le voulais dans cette ville d'Europe que je ne connaissais pas. Hé ! Hé ! Hé ! Le fait que ma chère et tendre n'ait pas pu venir avec moi était riche de promesses. Les conjoints n'étaient pas autorisés. Tant mieux ! J'étais libre de mes gestes. Si je me débrouillais bien, je pourrais même faire un peu de tourisme. Si le coin me plaisait, j’y emmènerais ma mie pour nos prochaines vacances.
La chambre disposait de tout le luxe et confort possibles. Par exemple, le lit avait une taille plus grande que la moyenne. Tant mieux, je pouvais m'y prélasser sans risque d'en tomber ou d'en dépasser. Souvent dans les hôtels la literie laisse à désirer. Avec ma carrure, cela me gêne. Je mesure près de deux mètres de haut bien déplié. Un pur produit de la culture américaine et fier de l’être ! Mes lèvres s’entrouvrirent et je chantonnais, d’une façon horrible et fausse, la bannière étoilée pour me remonter le moral et affronter cette journée. Je finis par enfiler ma veste à carreaux et redresser ma cravate rouge à pois. J’avais sorti mes plus beaux habits, une vraie gravure de mode ! Dire qu’il y en avait qui prétendait que je n’avais aucun goût ! Ignares !
D’un long regard satisfait, je balayai la chambre. La télé avait le câble et le réfrigérateur regorgeait de friandises. Le service de chambre restait impeccable à part le petit écart sur le réveil. Je n'aurais pas dû m'énerver autant avec le réceptionniste. Bah ! Ce n'était pas grave. Mes gros doigts grattèrent mon front. Le bar avait été plein lors de mon arrivée et j’en avais un peu abusé la veille. Mon mal de crâne me servait encore de témoin pour mes libations et mes yeux rougeoyaient encore, gonflés de sang. Tous frais payés ! J’aurais eu tort de me gêner ! Lorsque je raconterai cela à mes collègues ils allaient être verts de jalousie. Je savourais à l'avance leurs têtes !
Bon ! Allons-y ! Je dévalai en trombe les escaliers et me précipitai vers le grand amphithéâtre pour assister à l'ouverture officielle de notre séminaire. Tant mieux ! Tout se déroulait dans le même hôtel. Je me voyais mal en train de traverser toute cette ville pour aller rejoindre mes collègues. Ouf ! Sur le pas des portes d'entrées de la salle de réception, je m’aperçus que le discours d'accueil n'avait pas encore commencé. Il y avait foule, au bas mot j’aurais dit trois cents personnes. Tout le monde avait mis son costume de ville le plus solennel. Nous ne nous regroupions pas tous pour confronter nos méthodes de travail tous les jours, alors nous marquions le coup. J’en repérai même un en smoking ! Bon ! Je ne détonnais pas dans l’ambiance générale. Impeccable, même ! Mon chef m'avait bien ordonné de ne pas agir de façon trop excessive. Les autres pays nous considéraient parfois comme un peu trop… exubérants ! Je ne voyais pas de mal à être fier de ce que nous entreprenions et surtout de ce que nous réussissions ! Qu'est-ce qu’ils étaient timides les collègues ! Tiens à ce propos ! Un collègue japonais ! J’émis de grands gestes de la main et sifflai dans sa direction. Il se redressa et prit une mine un peu courroucée. Je lui fonçai dessus et lui donnai de grandes tapes dans le dos.
– Alors, mon vieux ! Ça roule ?
Il grogna avant de me répondre.
– Toujours en forme, avant de te rencontrer…
Il se massait l'épaule. Comme si j'avais pu lui briser ! Ah, ces petits jaunes, ils ont toujours mal supporté notre supériorité ! Mais on les aimait bien quand même !
– Tu as pris un petit déjeuner ?
Je lui remis une bourrade amicale.
– Pas encore, le buffet est par-là. Tu ne peux pas te tromper. Tes collègues russes sont déjà arrivés et ils sont en train de se servir !
Il avait dit cela sur un ton pincé. Ce genre de type était un peu trop raffiné pour oser s'amuser comme il le devrait. Moi, je me mis à sourire comme un idiot. Il voulait se débarrasser de moi ! Bah ! Maintenant, que mon petit copain japonais me l’avait signalé, j’entendais des bruits de rire et des éclats de voix. Malgré nos divergences d'opinions les Russes avaient toujours été des personnes que j’appréciais, car ils savaient s’éclater. Aussi grands que moi, ils avaient la même conception de l'existence ! Quand on ne se tapait pas dessus, on partait en virée ensemble ! Sur une dernière claque, j'allai rejoindre ce groupe bruyant et heureux de vivre. Avec eux, je sentais que je n'allais pas m'ennuyer !
– Tovaritch ! Viens avec nous !
Ils m'avaient repéré. Ces goinfres avaient accaparé de façon un peu brutale toute la zone où se trouvaient les victuailles. Je m'aperçus que j'avais faim. Je me frottai les mains et allai me servir. La bouche pleine j’engageai la conversation.
– Alors, comment vous êtes installés ?
Nos mandibules mâchouillèrent avec ardeur.
– Bien ! C'est royal ! Ils savent organiser les choses ! Nos réfrigérateurs sont remplis en permanence.
Un des types chuchota et me murmura à l’oreille. Au passage, il me crachouilla dessus quelques miettes de son repas. Je m'époussetai, distrait et l'écoutai.
– Un conseil. Il y a les collègues chinois qui ne sont pas loin…
– Et alors ?
Ses yeux roulèrent.
– Ils ont un sens de l'humour spécial… Ils n'arrêtent pas de chercher des noises aux personnes qui n'ont pas la même religion qu'eux… C'est limite désagréable.
Ils exagéraient toujours un peu ces types. S’ils s’énervaient, il risquait d’y avoir des accidents. Je lui adressai un sourire.
– Nous devons tous rester courtois…
Il grogna et huma l’air.
– Tiens essaye, en voilà un, bon amusement !
Les Russes s'écartèrent et un grand vide s’établit autour de moi. Une lourde main s'abattit sur mon épaule et une haleine fétide souffla dans mon cou. Je me crispai, mais j’essayais de garder mon calme et me tournai pour me retrouver face à l'intrus. Un objet se précipita à toute vitesse vers mes yeux. Je bondis en arrière de surprise. Cette andouille agitait une croix sous mes yeux ! J’avais eu une de ces peurs ! Le Chinois ria aux éclats de sa bonne blague et courut se chercher une autre victime. Je me mis à respirer de nouveau d’une façon normale. Il m'avait coupé l'appétit. Écœuré, je reposais le morceau que j'allais manger. Je les haïssais ces bandes de fous !
– Tu vois, ils sont très drôles, non ? Tu n'as pas tout vu, ils ont des tas d'autres gags. Tous aussi comiques les uns que les autres.
Je grognai.
– J'ai failli en mourir de rire. Ils n'ont pas intérêt à refaire ça trop souvent…
Mes poings se serrèrent. Ils avaient réussi à me mettre en rogne ! Le Russe haussa des épaules.
– Bah ! Ils se calmeront forcément lorsque que nous serons tous installés. Sinon, ils se feront rappeler à l'ordre par le grand patron.
– Oui, je doute qu'il apprécie que l'on vienne perturber sa grande réunion.
Maintenant, j'étais pressé d'aller m'asseoir. Je fonçai me réfugier dans la salle de conférence. À l'entrée se tenait une charmante hôtesse en tenue bleue, veste et jupe. Devoir placer cette horde de personnes la dépassait. Encore une qui aurait dû changer de métier ! Amatrice ! Elle me tendit un badge et m'indiqua où se trouvait mon siège. Son visage blême et ses traits tirés témoignaient de la tension qu’elle subissait.
Bien, la position de chacun était nominative. Belle organisation, j'appréciais. Je souris à la petite demoiselle. Elle était à croquer, j'en aurais bien fait mon quatre-heures. Mes intentions devaient se lire sur mon visage, elle répondit par un petit rictus et un léger pas en arrière. Dommage, je n'avais pas le temps ! Peut-être que dans la soirée j'aurais un peu plus de chance ?
Quelques groupes de personnes épars erraient dans les allées. Tout le monde prenait encore son petit déjeuner. J'avais presque la salle pour moi tout seul. Tant mieux, je serai tranquille et pourrai me remettre un peu de mes émotions. Je trouvai ma place sans problème. Je m'y étalai avec une joie non dissimulée et un large soupir d'aise.
Un gloussement résonna derrière mon dos. Je n'étais plus seul. C'était eux ! Je le savais. Tous mes poils se hérissèrent. Ma respiration s'accéléra et je suai à grosses gouttes. Qu'est-ce qu’ils pouvaient bien avoir contre moi ? Je ne leur avais rien fait ! Soudain, je compris que jamais je n'aurais dû m'écarter des autres. Seul, je représentais une proie idéale. Il était trop tard pour me lever et m'en aller. Ils me rattraperaient sans aucun problème. Ils étaient bien plus rapides que je ne le serai jamais.
Je sentis qu'ils se rapprochaient de moi. De nouveau, je sentis leur haleine fétide sur mon cou. Mes poils se courbaient sous l’action de ce souffle. Avec violence je rejetai ma tête en arrière. Je sentis un choc et un cri de douleur suivit. Ils ne s’attendaient pas à ce que je résiste ! Je grognai et me levai. Au passage, j'arrachai ma chaise du sol et la fracassai sur mon deuxième tourmenteur. J'avais embroché le premier en pleine figure. Il couina et s'enfuit. Son sang vert se répandit sur le sol. La bave aux lèvres, je pris le corps inanimé de son confrère et je lui jetai dessus. Je ratai ma cible de plusieurs mètres. Dommage, mais pas grave ! De toute façon, ils ne reviendraient plus commettre l'erreur de m'embêter.
Un truc luisait par terre. Bizarre. Je regardai sur le sol et remarquai une petite flaque de liquide translucide suspecte. Je la reniflai avec attention. De l'eau bénite ! Ces andouilles allaient finir par blesser quelqu'un avec leurs plaisanteries douteuses ! J'eus un sourire mauvais. Après tout, ce n'était pas mon problème, du moment que ce n'était pas moi… je n'allais pas entreprendre de nettoyer ! Non, mais ! C'était indigne de moi ! Je jetai un regard mauvais aux alentours et me passai la langue sur les dents. Avec un peu de chance, quelqu'un allait se faire très très mal… et j'allais tout pouvoir mettre sur le dos des Chinois ! Un rictus mauvais déchira ma face. Je pris un autre siège et me rassis.
La salle se remplissait petit à petit et le brouhaha s’intensifiait. Le silence soudain revint. Le grand chef venait d'apparaître sur l'estrade. Je le connaissais. Il aimait s'entendre parler. Son discours risquait de durer des heures. D'une oreille distraite, je l’écoutais pérorer.
– Bienvenue à tous ! Mes amis ! Bienvenue à notre deux millième congrès décennal des démons.
Toute la salle l'applaudit.
– Tout d'abord une mauvaise nouvelle. Deux de nos confrères chinois viennent d'être victimes d'un accident malheureux et ne pourront pas être présents à ce congrès.
Avec hypocrisie, comme tous les autres je poussai un petit cri de lamentation et de tristesse avant de ronronner de plaisir.
– Nous allons commencer par les statistiques de progression du nombre des âmes damnées pour chacun des secteurs géographiques.
Un cri féminin éclata. Il venait de l'entrée de la salle. Je crus reconnaître la voix de la petite hôtesse. Un démon russe entra et s'essuya les crocs. Sa langue bifide lui pourléchait les babines. Avec délicatesse, il se tamponnait le sang qui dégoulinait de sa gueule avec ce qui restait de la veste bleue de la demoiselle. J'étais horrifié ! Non, mais quel sans gêne ! Je soupirai. Quel dommage, je me la serais bien réservée ! Trop tard…
Le patron fronça ses sourcils broussailleux et jeta un regard morne au nouvel arrivé.
– Une autre petite information. Évitez de trop toucher au personnel de l'hôtel … du moins jusqu'à la fin de notre congrès. Après, ils ne serviront plus à grand-chose…
D’une façon innocente, je m’enfonçai sur mon siège. Bah ! Je n'étais pas le seul concerné. Je m'installai avec tout le confort possible et me frottai une de mes cornes d’un geste distrait. D'une de mes poches, je pris mon mouchoir et le déballai. J'en sortis les oreilles du réceptionniste indélicat et me mis à les manger. Miam ! On peut dire ce que l'on veut, mais la cuisine européenne est supérieure à la cuisine américaine. Je me dis qu’après tout, la journée ne s'annonçait pas si mal, avant de poursuivre mon en-cas…


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