02/01/2000 - Jean-Luc Theodora
Chants

Le soleil se leva sur un champ de mort. Les cadavres, ennemis confondus, s'entremêlaient inextricablement. Nulle parole n'eut pu décrire le carnage qui avait créé cette désolation. Seule, une silhouette se dressait sur une petite colline que la Grande Faucheuse avait oubliée. Elle était la dernière, celle qui devrait raconter, comme elle l'avait fait, plusieurs fois déjà. Ter (son surnom préféré avec Songe) descendit lentement vers la mer des corps. De sa bouche s'élevait une mélopée, aux intonations pleines de tristesse; elle relatait la fin d'un monde. Quand il l'eut terminée, il appela son navire et s'en fut vers la vie.

L'homme marchait vivement malgré la densité de la foule. Ses mains, profondément enfoncées dans ses poches, tiraient sur ses épaules, lui conférant une apparence voûtée. Malgré cela, il dépassait les autres d'une ou deux têtes. Ses vêtements choquaient eux aussi, se détachant de la multitude colorée par leur couleur bleu sombre. Aussi, ne manquait-il pas de curieux pour le dévisager. Mais les regards restaient furtifs, car celui qu'il leur rendait suffisait pour leur glacer les veines. Ses yeux étaient ceux d'un homme qui aurait vécu depuis l'aube de l'humanité, ceux d'un très vieil homme, ceux d'un immortel. La cicatrice qui barrait son visage n'était pas non plus pour mettre les gens en confiance. Les Grulls, eux-mêmes, qui étaient pourtant recherchés pour la chasse aux pirates, s'effaçaient devant lui; mais eux le connaissaient pour avoir servi sous ses ordres et aucun d'eux n'aurait osé se comparer à lui, sous peine de se faire passer pour un prétentieux. D'ailleurs, pour l'instant, John Star n'avait pas l'intention de se laisser distraire par les rigolos qui composaient la population de Véga II. Il était là pour affaire, mais il devait d'abord revoir un vieil ami. Il s'enfonça dans une ruelle, où l'ombre ne suffisait pas à cacher la saleté, et frappa à une porte en bois qui était dans un renfoncement à droite du porche.
_"Qui est là?" La voix était vieille, mais la menace y était présente.
-"Celui qui sait!" L'intonation n'allait pas avec l’allure du personnage. Elle n'aurait pas dû renfermer cette douceur, qui rappelait le chant des vents de Marina dans les voiles des glisseurs. Cela aurait pu être la voix d'une sirène, mais pas celle d'un baroudeur de l'espace, pas celle d'un éclaireur. Et John Star était éclaireur; il sillonnait l'espace, cherchant de nouveaux mondes, de nouvelles civilisations. Il était le meilleur.
La porte s'ouvrit d'un quart de tour, juste le temps pour Star de se glisser à l'intérieur. Il s'avança dans la pièce pendant que le portier replaçait les verrous: "Olly m'a dit que Tom était là."
Le portier acquiesça de la tête et lui fit signe de le suivre dans le saloon, où une dizaine d'individus discutaient à voix forte, tout en buvant de l'alcool. Après avoir franchi l'entrée de la pièce, Star se redressa. La discussion s'arrêta, alors que tous les regards convergeaient vers sa personne. Il y avait là les plus grands criminels de l'empire, ou du moins dix d'entre eux; pourtant, tous se détournèrent dès qu'ils l'eurent reconnu. Seul un petit gros s'élança dans sa direction, tout en arborant un énorme sourire: "John! Comment vas-tu? Ça doit faire 5 ans qu'on ne s'est vus. On te croyait mort ou en prison, quoiqu'on en aurait entendu parler...Parce que ç'aurait été fête pour l'empire tout entier.
_Salut Tom, j'ai vu la mort du phénix, mais pas sa renaissance.." Sa voix était grave et soucieuse.
Tom perdit son sourire. "Ah! Les nouvelles sont aussi graves que ça?
_J'ai vu un monde mourir, Tom, et nul n'en a réchappé, ni les indigènes, ni ceux de l'empire...Et il y a pire...
_Ah? Ben! Vas-y, tu veux te marier et nous lâcher, c'est ça?" La salle entière éclate de rire. Marier John Star serait un exploit tel qu'on le chanterait jusqu'à la fin des temps. A-t-on déjà vu le tigre se transformer en gazelle? a-t-on déjà vu des planètes éclairer leur soleil?
_"Non, Tom! Ce n'est pas ça, c'est à propos de Jim.." Le silence se fit dans la pièce. Tom tenait ce bar depuis sa retraite, c’est-à-dire depuis bientôt 30 ans, après 80 ans de piratage; et le respect qu'on lui portait était grand, très grand. Et si quelque chose était arrivé à son fils, un signe de sa part et tous les membres de la confrérie mettraient l'empire à feu et à sang.
Sous le regard pressant du vieillard, Star reprit sa position voûtée et le malheur du monde descendit sur son visage: "..Il y était.. Sur Gébel I , et je l'ai enterré moi-même, avec tous ses amis. Je n'ai rien pu faire, Tom. Rien! Moi, Ter le poète, celui que tout le monde craint; presque un Dieu, tueur de mondes; je n'ai rien pu faire. Ceux de l'empire étaient comme des guêpes qui harcèlent un ennemi. Violence, éclairs.. Cette fournaise ressemblait à un enfer et la mort riait à mes côtés. Jamais, je n'ai autant tué, jamais, je n'ai autant haï. Je chantais en me battant et leurs voix faisaient écho à la mienne, lorsqu'ils me maudissaient en mourant. J'ai dévoré leurs âmes et les étoiles recueilleront leurs corps. Pendant 3 jours, le combat fit rage et le goût m'en reste à la bouche. Ce goût de cuisson, ce sang qui m'affola par son odeur putride. Et Jim est mort. Il n'a pas voulu que je prenne sa place et il a fait sa part. Au moins, si moi aussi j'étais mort; mais mes chants ne m'emmènent pas vers Hadès. Je suis Ter le poète et j'ai vu la mort. Je suis désolé Tom. Maintenant, excuse-moi.. Mais j'ai un ami qui n'a pas encore d'épitaphe sur sa tombe.... Et il m'attend.
_Je comprends, John.. Je sais que tu as fait ton possible. Merci d'être venu me l'annoncer toi-même."
Les paroles venaient trop tard. Star était déjà sorti, il avait besoin de sentir l'air frais sur son corps et cela l'aurait trop bouleversé, de voir la défaite s'installer sur le visage de son meilleur, de son seul ami.

Dans la pièce, les murmures augmentèrent en force et la fureur était présente dans les paroles: "Non mais, pour qui il se prend, celui-là? Est-ce que vous croyez vraiment qu'il n'aurait pas pu sauver le petit Jimmy, s'il l'avait voulu. Non! Moi, je dis qu'il s'est laissé emporter par la folie de la mort et qu'il a seulement pensé à s'abreuver de la douleur des autres. Tuons-le!.."
Et tous de reprendre en choeur: "Oui! tuons le!" Ils se tournèrent, alors, vers Tom, afin de recueillir son approbation.
_"Non, mes amis. Cet homme est bon et la mort serait une bénédiction pour lui, depuis le temps qu'il la cherche. Vous iriez tous à la mort, en vous attaquant à lui. D’ailleurs, je ne désire nullement la vengeance. John m'a sauvé la vie tant de fois, et de même pour chacun d'entre vous, que nous ne pouvons lui en vouloir d'avoir failli.
_Encore faudrait-il qu'il ait essayé de sauver Jimmy, Tom! Cet homme n'est pas normal.. Nous devons le tuer avant qu'il ne nous trahisse. Moi, je vous dis que les histoires qui courent sur son compte ne sont qu'une façade. Comme ça, personne n'ose contredire ses actes ou ses paroles.
_Non Bowmann.." La voix de Tom s'éleva au-dessus de celle du capitaine Bowmann. La colère y avait remplacé le désespoir. "Tu ne connais pas cet homme. As-tu entendu ce qu'il a dit, lorsqu'il nous a relaté la bataille? Il s'est, lui-même, appelé Ter le poète! Où as-tu entendu ce nom pour la première fois? Où et quand? Hein!"
Bowmann baissa alors les yeux et se mit à trembler, sous l'emprise de l'angoisse qui l'envahit.
_"Vous vous croyez malins, tous autant que vous êtes. Mais cet homme n'est pas un menteur, ou alors, s'il ment, c'est parce qu'il ne désire pas vous voir morts."


Il marchait seul et chacun s'efforçait de s'effacer devant lui. Son regard portait la mort et il n'y avait de place en son coeur que pour cet ami qui était mort de l'avoir accompagné. Il ne voyait ni n'entendait la foule qu'il fendait. Il leva les yeux et les posa sur l'imposant édifice qui s'élevait au loin, le quartier général de l'Impérium sur cette planète. Un rictus se dessina sur ses lèvres; la guerre commençait maintenant.

Son chant s’éleva.

Theo 89


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