24/10/2001 - Eric Joye
Auto-portrait !

Je redoutais cet instant depuis des années et j’avais chaque jour imploré le Ciel pour qu’une telle chose n’arrive jamais, mais le destin en a apparemment décidé autrement.
Toute une semaine s’est écoulée depuis que c’est arrivé et je ne vois aucune issue, aucun moyen de sortir de cette situation ; je dois me résigner et me faire une idée que je suis fini : jamais plus je ne parviendrai à dessiner un personnage, un paysage, un nuage... Je dois - je le sais - définitivement y renoncer et ranger mon crayon pour l’éternité. J’avais pourtant espéré y échapper, parvenir toute ma vie à satisfaire ceux qui aiment les histoires que je dessine et qui paient pour les lire.
J’ai besoin de mon crayon, je ne peux rien faire d’autre dans la vie ... ne plus dessiner, ne plus POUVOIR dessiner signifiera ma mort.




Ce soir, une fois encore, je suis assis devant ma table à dessin, j’ai pris mon crayon, une feuille blanche. Le tic-tac lancinant de la pendule égraine les secondes qui deviennent des minutes qui deviennent des heures... Une fois de plus rien. Aucune idée, aucun croquis, aucun trait. Rien ! Désespérément rien ! La page blanche me nargue !




J’ai poussé la porte du café. Il y a toujours des gens pittoresques dans un café, des gens susceptibles de faire germer une idée originale dans l’esprit d’un artiste. Je me suis installé dans le coin le plus discret de l’établissement, mais d’où pourtant je peux embrasser toute la salle. Il neige dehors et le lieu n’est pas très peuplé.

Une jeune femme tourne inlassablement sa cuiller dans on café en jetant de temps à autre un regard vers la porte d’entrée. Elle semble attendre elle aussi quelque chose ou quelqu’un.
Un vieil homme près de la fenêtre sirote sa bière en regardant les flocons s’écraser sur le carreau. Peut-être pense-t-il à l’hiver de sa vie et à tous ses rêves envolés, ses espoirs déçus ?
Deux hommes encore jeunes en complet-veston semblent discuter : probablement ce qu’on appelle "des jeunes cadres dynamiques", expression vide de sens.
Un couple d’amoureux refait le monde à sa façon. Où seront-ils dans six mois, dix ans ?
Cela fait deux heures que je suis là à regarder le monde tourner autour de moi.

Tiens, la jeune dame lassée d’attendre sans doute, s’en est allée. Les "jeunes - cadres - dynamiques - complet - veston" sont toujours là. Le vieil homme est toujours lui aussi devant sa bière (est-ce la même une autre ?). Le ton monte à la table des amoureux : le monde se refera-t-il sans eux ?
Quant à moi...rien ! Toujours aucune idée, aucune anecdote assez remarquable à mes yeux pour constituer le thème d’une histoire. C’est à en mourir !




- Excusez-moi Monsieur. Cette place est-elle libre ?
L’inconnu s’assoit face à moi, après avoir secoué la neige de son pardessus, et commande une bière. Je ne l’ai pas vu entrer, me serais-je assoupi un instant ou absorbé par mes pensées aurais-je été distrait ?
Mais pourquoi donc s’est-il installé justement à ma table ? Avec le temps qu’il fait dehors de nombreuses tables sont totalement inoccupées. Je l’observe à la dérobée : décidément, lui non plus ne pourrait constituer le suejt d’une histoire... Et je lui en veux un peu d’exister.

Il en est maintenant à sa deuxième bière, et contrairement à mes prévisions, il n’a pas essayé d’engager la conversation. Tant mieux !
Cela fait bien une heure qu’il est là, assis devant moi, sans mot dire. Dehors il a cessé de neiger. Mon étrange vis-à-vis appelle une fois de plus le garçon : va-t-il commander une nouvelle bière ? Non, il paie et se lève.

-Bonne nuit Dorian Screen.
Mon nom ! Il connaît mon nom !!!...Mais je ne connais pas ce type ! Avant que je ne puisse réagir, il referme derrière lui la porte de l’établissement. Je veux m’élancer à sa suite .
- Hé, Monsieur ! votre addition !
Zut ! Je laisse tomber sur la table un billet et je me rue hors du café.
La rue est vide, totalement vide. Il n’y a aucune trace de mon bonhomme et quand je dis aucune trace, c’est au sens propre : la neige n’a retenu aucune empreinte de son passage, ni sur la chaussée ni sur le trottoir désert.

Je rentre chez moi, une étrange sensation au coeur.

Il neige à nouveau sur la ville endormie.

Je me couche avec la certitude qu’un événement important va m’arriver très bientôt, événement qui conditionnera et modifiera toute ma vie actuelle.




Dans les annales de la police judiciaire, il existe une quantité importante de dossiers au sujet de disparitions jamais élucidées. Des gens se sont évanouis sans qu’on ait pu retrouver le moindre indice sur les causes de leur absence subite. Dorian Screen, scénariste et illustrateur de bandes dessinées, est de ceux-là.

En effet, cela fait deux semaines que personne n’a vu l’artiste, ni dans l’immeuble où il résidait ni dans les lieux qu’il fréquentait habituellement. Le courrier s’amoncelle jour après jour dans sa boîte aux lettres.
Finalement, inquiet, le concierge s’est permis de pénétrer dans le studio que Screen louait depuis trois ans. Le lit est défait, les vêtements bien pliés sur une chaise au pied du lit. Aucun vêtement, aucune paire de chaussures ne semble manquer dans la penderie. Le logement semble occupé et pourtant on n’e pourrait y voir l’ombre de Dorian Screen.

La police, appelée sur les lieux, passe l’endroit au peigne fin à la recherche du moindre indice permettant de retrouver Screen : les journaux, la radio et la télévision sont avertis, mais sans résultats. L’affaire sera classée au bout de quelques mois.

De Dorian Screen, auteur de bandes dessinées à succès, il reste les oeuvres, quelques articles de journaux et... un auto portrait sur papier fort, probablement réalisé peu avant sa disparition.
Mais pourquoi, diable, un tel réalisme, une telle expression de terreur sur les traits de ce visage ? Et pourquoi cet autoportrait était-il posé sur l’oreiller ?

Juillet 1986 - octobre 2001


Réagir à ce texte (e-mail à l'auteur) :
Prénom (obligatoire) :
Nom (obligatoire) :
E-Mail (obligatoire) :
Votre commentaire :

      


http://www.babelweb.be • Babelweb © 2001 - 2013 tous droits réservés