25/10/2001 - Babel Master
Terreur sournoise

Quand l'attaque ne vient pas d'où on l'attend…

Comme chaque matin, Paul Dufour se rendait à son travail, pour une journée banale et routinière. Il est vrai que son emploi de documentaliste au service courrier d'une grosse multinationale ne laissait pas beaucoup de place à l'imprévu. Jacques, son collègue, était chargé de réceptionner et d'ouvrir le courrier, et Paul prenait le relais en répartissant les plis et autres colis dans des piles savamment réparties en fonction des destinataires, mais aussi des étages, du niveau de confidentialité, et tutti quanti.

Aujourd'hui, cependant, il s'attendait à une légère variation de son programme quotidien. La veille, au soir, ils avaient tous été convoqués dans le bureau du chef de service afin de prendre connaissance des nouvelles dispositions en matière de sécurité. Les présumées attaques terroristes à l'Anthrax caché dans des lettres piégées impliquaient des mesures draconiennes pour protéger le personnel. Pour le service courrier, rien de plus simple : ils allaient devoir travailler en portant des gants et un masque, ce qui aurait certainement le mérite du dépaysement en leur donnant l'impression de travailler dans un laboratoire de haute sécurité.

Paul trouvait ces mesures un peu excessives et il y songeait encore en entrant dans son local, où il pensait retrouver son compagnon de travail. Jacques, dont l'horaire, décalé d'une heure en raison de sa mission qui représentait la première étape de toute la chaîne, l'accueillait chaque matin en lui faisant part des potins du jour. Il se ferait certainement une joie de donner ses premières impressions sur les nouvelles conditions de travail qu'il aurait inaugurées une heure plus tôt, mais…

Point de Jacques à l'horizon. La pièce, vide, semblait avoir été la scène d'un événement que Paul n'identifiait pas. Mais il en était certain : il s'était passé quelque chose !
La chaise renversée était un signe indubitable, mais d'autres détails lui vinrent immédiatement à l'esprit. La boîte de secours "première urgence" était ouverte sur le bureau, les documents épars sur l'autre moitié et dont certains étaient même tombés à terre. Le manteau de Jacques et son porte-documents étaient présents, au contraire de leur propriétaire. Mais surtout, un élément évident lui fit comprendre qu'il ne se trompait pas : le courrier n'était pas ouvert, à part quelques enveloppes jetées négligemment çà et là.

Lorsqu'il tourna les talons et s'apprêta à rebrousser chemin pour demander des éclaircissements, il se retrouva face à la secrétaire de l'étage, Jeannine, qu'il faillit percuter de sa démarche maladroite, incident qui l'aurait fait sourire en d'autres circonstances. Les yeux larmoyants, elle balbutia quelques mots à peine intelligibles : "C'est affreux… c'est… c'est horrible. Jacques est à l'hôpital… il… il a les mains en sang… complètement brulées… c'était terrible… il avait mal… tombé dans les pommes… aaahhh ! "

Comme si elle voulait mimer ses derniers mots, Jeannine sentit ses genoux s'affaisser et Paul la vit s'effondrer verticalement à la manière des tours du Wall Trade Center, la fumée en moins. Il la rattrapa de justesse et faillit se faire un tour de rein de par son mouvement brutal et non prémédité. La déposant tant bien que mal (et plutôt mal que bien d'ailleurs) sur le tapis plain usé du couloir, il maugréa en se demandant dans quel film on le faisait jouer à son insu.

Abandonnant sa collègue éplorée dans les bras de Morphée, il se dirigea vers le bureau du chef de service, bien décidé à trouver le fin mot de cette histoire qui lui semblait de plus en plus surréaliste. Il ouvrit la porte, entra sans frapper et s'arrêta au bout de deux pas en apercevant les six paires d'yeux qui convergèrent vers lui à cet instant. Il n'eut pas le temps de dire un mot avant d'entendre la voix de son chef annoncer d'un ton inquiet :
"L'heure est grave. Nous n'attendions plus que toi. Nous allons tous nous rendre à l'hôpital pour nous faire examiner. Le service est probablement victime d'une attaque terroriste à la lettre piégée."

Après quelques secondes de silence, nécessaires pour digérer les paroles qu'il venait d'entendre, Paul répondit : "Êtes-vous sûr de ne pas faire erreur ? Avez-vous détecté la présence de poudre dans l'un ou l'autre courrier ?"
Son chef le fusilla du regard et lui lança : "Tu te prends pour Sherlock Holmes ? Par les temps qui courent, je préfère ne pas prendre de risque. Que veux-tu que ce soit d'autre ?"
Paul hésita, mais osa finalement : "Peut-être vaudrait-il mieux ne pas paniquer et analyser les indices rationnellement. Cela ne peut que nous aider à savoir…"
L'autre l'interrompit : "Stop ! Ça suffit ! Nous n'avons pas de temps à perdre. Reste là si tu veux, mais ne viens pas te plaindre ensuite si tu es contaminé."

Paul se résigna. Il suivit finalement le groupe et se retrouva dans une "salle d'attente" aux "urgences", en se disant que ces deux termes antagonistes formaient un bien curieux paradoxe. De nombreuses personnes faisaient la file, très agitées, menaçantes pour certaines, ne supportant pas de devoir "patienter" alors que le terme de "patient" ne laisse planer aucun doute sur la considération des médecins pour leurs interlocuteurs.

Lorsque vint son tour, il se trouva dans un petit local de consultation face à un médecin de garde qui l'accueillit non sans ironie : "Alors, qu'est-ce qui vous amène ? Vous voyez des terroristes dans vos armoires de cuisine, vous n'arrivez pas à trouver le sommeil à cause du bruit des avions qui s'écrasent ou bien vous n'osez plus vous servir de sucre en poudre qui pourrait provenir d'une enveloppe piégée ?"
D'abord un peu surpris, Paul répondit d'un ton neutre : "On dirait bien que vous faites face à de nombreuses fausses alertes."
-"A qui le dites-vous ? C'est incroyable ! Nous avons cent fois plus de victimes d'incidents dus à la panique générale que de réels cas liés au terrorisme. L'excès de prudence nuit."
-"Probablement. Mais il y a peut-être un cas réel, un collègue du service courrier qui semble avoir été fortement atteint aux mains, d'après ce que l'on m'a dit…"
-"Ah oui. L'anaphylaxie ?"
-"Non, pas Anna… truc. Il s'appelle Jacques…"
-"Nous parlons bien de la même personne. Aucun rapport avec l'Anthrax, mais bien avec les mesures de protections."
-"Comment ? Je ne comprends pas !"
-"C'est un choc anaphylactique grave. Il a bien failli y rester. Une demi-heure de plus et tout était fini. Votre collègue présente une violente réaction allergique au latex des gants qu'il était obligé de porter pour se protéger d'un hypothétique organisme pathogène. Imaginez ce que pourraient donner des centaines de piqûres de guêpes sur toute la surface de ses mains, et vous aurez une petite idée de ce qui lui est arrivé."

Paul en restait pantois. il demanda : "Pensez-vous qu'il était au courant de cette allergie ?"
-"Certainement pas, sinon, croyez-moi, il n'aurait jamais pris le risque d'enfiler ces gants capables de le faire passer de vie à trépas plus rapidement que tous les germes létaux du monde. Enfin, il est stabilisé et sa vie n'est plus en danger à présent."

Tous les examens préventifs terminés et les résultats écartant toute inquiétude, Paul quitta l'hôpital rassuré. Sur le chemin du retour, il repensa à son ami et collègue Jacques. Incroyable ! Allergique au latex à un tel point et ne pas le savoir ! Bigre. Il sourit alors en se disant que pour ignorer ce fait, Jacques n'avait vraisemblablement jamais utilisé de préservatif de toute son existence.
Mais son sourire se figea à la pensée du nombre de conquêtes féminines dont Jacques avait la réputation, non usurpée.

Paul reprit sa route lentement, la tête basse, hanté par la soudaine perception du danger de mort auquel son ami s'exposait depuis si longtemps.


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