28/01/2002 - Babel Master
Chapitre 1 - Présentation... surprenante

J’ai tout d’abord cru que c’était un gag. Le personnage qui venait de se présenter à moi cadrait parfaitement avec l’image que l’on se fait d’un raconteur de canulars. Mais au bout de quelques minutes, il me sembla plus judicieux de lui accorder le bénéfice du doute. Et si finalement… ?

Mais commençons par le début.

Ce matin-là, je ressentais plus que d’habitude cette sensation qui me poussait parfois à envisager tout plaquer : le bureau, le barreau, ma superbe plaque d’avocat à l’entrée, les petites affaires mesquines de voisinage, les pensions alimentaires, les vices qui poussent les humains à se mettre la loi à dos et les vices de procédure qui permettent de tourner le dos à la loi. Je comprenais qu’on nous affuble de ridicules perruques à la naphtaline pour que l’image renvoyée par le miroir colle davantage à la vieillesse et la lassitude ressenties... du haut de mes trente-cinq ans.
Quand aurais-je l’occasion de plaider une affaire un tant soit peu intéressante ou, à tout le moins, originale ?

- Toc toc toc -
- Oui, fis-je distraitement avant d’apercevoir le doigt responsable de ce choc sonore sur la porte, et l’individu qui en était solidaire.
- Maître Clovis ?

Maître ! Toujours cette respectueuse crainte des représentants de notre profession. Maître de quoi, après tout ? Là, abordé de la sorte, conforme au protocole, je me retenais de lui répondre par un désinvolte : “Oui, esclave ? Que veux-tu pour oser ainsi t’adresser à moi ?” Mais bien entendu, je n’en fis rien, afin de rester “maître de moi” ! C’est un bon début. Tout en le faisant entrer, je répondis :

- En personne. Que puis-je pour vous ? Monsieur… ?
- Iboï. Luc Iboï. Et bien, je ne sais pas par où commencer. Voilà, c’est à cause de ma femme...

Comme toujours, ou très souvent. L’avait-t-elle trompé ou s’était-elle aperçue que lui la trompait ? Navrant de conformisme. Tout en suivant mon invitation à s’asseoir, il poursuivit :

- C’est elle qui a insisté pour que je vienne vous voir, parce qu’elle est vraiment furieuse.
Tiens ! un cas moins banal. Je m’étais trompé dans mon pronostic.
- Ah, est-elle furieuse à mon encontre ?
Mon visiteur s’interrompit dans son élan et me regarda d’un air ahuri. J’avais vraisemblablement cassé son fil conducteur et il ne savait plus comment continuer.
- Non, c’était juste parce que vous disiez qu’elle vous a demandé de me voir parce qu’elle était furieuse. De là à penser que ce soit sur moi... (je lui souris)... vous comprenez ? (Non, à voir sa mine décontenancée, coiffée à présent de sourcils froncés dans un ultime effort de concentration pour capter mes propos et se mettre au diapason, on était loin du compte).
- Laissez tomber, je divague. À quel sujet deviez-vous m’entretenir ?
- Vous entretenir ? ...
Ce n’est pas possible, il le fait exprès. Nous voilà repartis dans les pensions alimentaires !
- Je voulais dire : vous deviez me parler ?
- Oui. (Il hocha fortement la tête avec un grand sourire. Là, nous nous étions compris).
- Et vous alliez me parler... de quoi ?
- Ah oui, bien sûr. Je suis bête. Je devais vous parler du problème avec notre poubelle.
- ? ? ? Votre poubelle ?
- Oui, notre poubelle. Enfin, il y a poubelle et poubelle, bien sûr.
Il me sourit d’un air entendu. Je souris à mon tour en embrayant sur le même ton :
- Bien entendu. (Mais justement, je n’y entendais rien. Là, les rôles s’étaient inversés, c’est moi qui étais complètement largué. Mais je fis tout mon possible pour ne pas le montrer).
- Et votre poubelle, à vous, de quel type exactement est-elle ?
Toute la fierté du monde se lut sur son visage dont la bouche flanquée d’un incroyable rictus de satisfaction lâcha ces mots :
- Une “Total Trash Company”.

Ces mots, que j’entendis pour la première fois de ma vie, allaient la changer complètement.

- Une ... comment dites-vous déjà ?
- Une Total Trash Company ! Je suppose que vous savez de quoi je parle.
L’aveu de mon ignorance ne passa pas le cap de mes lèvres, mais toute l’expertise comportementale au monde n’aurait pu me venir en aide pour donner le change. Je sentais confusément une gêne m’envahir à l’idée de ne pas connaître cette marque de poubelle, et simultanément, ce trouble me semblait totalement absurde.

- Vous ne connaissez pas les éliminateurs de déchets “Total Trash” ? Pourtant, ces produits de haute technologie sont reconnus dans le monde entier pour leur efficacité mettant votre cuisine à la pointe de la technologie du 21e siècle...
- Mmmh. Ça ressemble fort à un slogan publicitaire !

Comme pour confirmer mes dires, il sortit de sa poche un dépliant tout froissé qu’il me tendit un peu hésitant, peut-être désolé de devoir admettre qu’il n’était pas l’auteur de sa courte diatribe.
La lecture rapide de cette brochure, ponctuée des explications malhabiles de mon visiteur me permit de me faire une meilleure idée de la situation. Nous avions vraisemblablement affaire à des escrocs en col blanc très professionnels, comme en témoignait le grand soin porté à la réalisation de leur publicité.
Très culottés également : Il fallait oser pour raconter une telle fable. En substance, leur “poubelle”, s’il était encore possible de l’appeler ainsi, se présentait sous la forme d’une armoire de cuisine dans laquelle il suffisait, prétendaient-ils, de déposer la vaisselle sale ou tout déchet à éliminer, pour que cet appareil révolutionnaire fasse le tri et élimine l’indésirable matière pour ne laisser que vos assiettes et autres porcelaines, héritées de votre grand-mère, dans une étincelante propreté.
Je détournai mon regard de cette infâme propagande technologique et le posa sur ce pauvre homme attendant vraisemblablement ma sentence, bien que je ne sois qu’avocat.

- Si je saisis bien, vous avez gobé ces bobards tirés d’un conte de fée, dépensé une fortune pour une utopie et vous désireriez que je plaide contre les indélicats auteurs de cette farce ?
- Une farce ? Mais pas du tout. Ce n’est pas là le problème.
- Soyons sérieux, Monsieur. Comment avez-vous pu croire une seule seconde à l’existence d’une telle machine ? Il était évident qu’on vous menait en bateau, mais jusqu’à quel port comptiez-vous naviguer ?
- Mais, je vous assure. Vous vous méprenez. Ce n’est pas une farce. Leur appareil fonctionne très bien sinon jamais je n’aurais pas dépensé 1 an de salaire pour en disposer. D’ailleurs, au début, je doutais très fort qu’une telle merveille existe, mais lorsqu’ils m’en ont fait la démonstration, je suis resté bouche bée... à l’inverse de ma femme qui s’est mise à me harceler pendant les deux semaines qui suivirent dans le but de me convaincre de nous équiper.

- Une démonstration ? Ils vous ont donc bien mystifié. Il est très facile de préparer ce genre de tour de passe-passe. Si David Copperfield peut faire disparaître la statue de la liberté devant des milliers de spectateurs, il ne doit pas être insurmontable, même pour un illusionniste de bas étage, de faire disparaître quelques miettes sur une assiette.
- Oui, probablement. Mais alors, ils ont dû sacrément nous hypnotiser parce que depuis près d’un an que notre cuisine en est équipée, le système nous a semblé fonctionner parfaitement... du moins, jusqu’à maintenant.
- Comment ? Vous voulez me faire croire que ce truc a rempli son office pendant un an ? Chez vous ?
- Mais oui. Chaque jour, sans faillir. Plus de déchets à répartir dans les 26 poubelles sélectives, plus de vaisselle à faire, plus de mégère sur le dos pour vous faire remarquer que les corvées domestiques sont toujours pour sa pomme. Le rêve devenu réalité. Nous l’avons vécu pendant un an, sans anicroche, allant même jusqu’à oublier qu’il était présent et trouvant tout à fait naturel de ranger immédiatement toute vaisselle souillée pour la retrouver impeccable le lendemain.

(Je vacillai, ne pouvant en entendre plus. Où voulait-il en venir ? Espérait-il vraiment me convaincre de la réalité d’une telle histoire ? Y croyait-il seulement lui-même ? Ça semblait bien être le cas et je commençai, par conséquent, à douter de la raison de cette victime. La meilleure stratégie à adopter, au point où j’en étais, consistait à jouer le jeu et essayer de le mener à se rendre compte par lui-même d’éventuelles contradictions dans ses propos).

- Ah ! Mais alors, quel problème vous pousse à venir me voir aujourd’hui, si vous vivez ce rêve éveillé ?
- C’est que récemment le rêve s‘est mué en cauchemar. Tout a très bien fonctionné jusqu’au jour où c’est arrivé...
- C’est-à-dire ?
- Il y a dix jours de cela, notre “Total Trash” a littéralement explosé et la cuisine s’est transformée en dépotoir. Essayez de vous imaginer une année de poubelles étalée sur les murs, le sol et le plafond.
- Une année de poubelles ? Comment expliquez-vous cela ? Les ordures avaient bien disparu d’après ce que vous me disiez ? Alors, par quel miracle ont-elles pu revenir ? Bien qu’après tout, on n’en soit plus à un miracle près. Si elles avaient pu disparaître par enchantement, pourquoi n’auraient-elles pas pu changer d’avis ?

Bien sûr, j’ironisais, mais mon interlocuteur semblait tellement sûr de son propos que je ne pouvais me défaire d’un détestable doute lancinant.

- Je n’explique rien, ni dans un sens, ni dans l’autre. Après tout, je ne suis pas technicien, moi. Par contre, je suis capable de me rendre compte quand un appareil ne fonctionne plus et de reconnaître mes poubelles, même dans un état aussi méconnaissable.
- Méconnaissable ? Oh oui ! Je vois, les déchets les plus anciens devaient être dans un état de décomposition très avancé ?
- Curieusement non. Que ce soient les déchets de la veille ou datant de près d’un an, tout se trouvait dans le même état de fraîcheur que lors de sa disparition programmée, ce qui m’a par ailleurs fort surpris. Non, quand je dis méconnaissable, c’est que tout semble être passé au broyeur, avec une consistance proche d’un bon compost . Je peux comparer parce que ma femme insistait depuis des années pour que je produise notre compost au jardin, et je m’y suis mis depuis...

- Oui, passons, nous avons plus urgent, je pense. Avez-vous une idée du mode de fonctionnement de leur “broyeur-désintégrateur” ? Ils ne vous fournissent pas la baguette magique je suppose ?
-Non, ils ne prétendent pas faire de la magie, leur système est très scientifique. Ils utilisent plusieurs appareils sophistiqués pour analyser la... ”structure molle et culinaire” des déchets, et puis encore d’autres appareils pour la faire disparaître : des lasers ? De la radioactivité ? Je ne me souviens pas bien, mais ils pourront sûrement vous donner tous les détails.
-La structure molle et culinaire ? Des lasers ? Mouais, je pense qu’il faudra creuser un peu pour en savoir plus. Avez-vous contacté le fabricant, cette firme “Total Trash Company” pour leur expliquer votre problème ?
- Bien entendu, j’ai commencé par là.
- Et comment ont-ils réagi ?
- Je ne prétendrais pas qu’ils se soient moqués, mais ils m’ont bien fait comprendre que c’était prévisible, car je n’avais pas accepté leur contrat de maintenance sans lequel ils ne garantissent plus du tout le fonctionnement de leur dispositif.
- Je vois. Il semble que ces personnes aient une vision particulière des lois sur les garanties. Même si vous n’aviez fait que louer leur matériel pour un an, ils pourraient bien l’empêcher de fonctionner au-delà de la période contractuelle, mais en aucun cas “défaire” ce qu’ils ont fait pendant la période de validité du contrat qui vous liait.
- C’est bien ce qu’il me semblait. J’ai donc des chances que vous obteniez gain de cause ?
- Heu, pas si vite. Je n’ai encore rien décidé quant à ce dossier. Vous voyez, toute cette histoire me semble à ce point rocambolesque... J’aimerais disposer d’un délai de réflexion avant de trancher. Voyons, nous sommes mercredi. Disons que je vous fais part de ma décision lundi prochain. Est-ce que cela vous convient ?
- Oui, oui, je patienterai si vous le voulez. Mais dites-moi sincèrement : vous ne croyez pas grand-chose à mon histoire, n’est-ce pas ?
- À dire vrai, je suis assez perplexe, et c’est un euphémisme. Je dois prendre des renseignements et faire le point sur cette affaire très peu crédible.
- Je vous comprends. En fait, si on venait me raconter une pareille aventure, je pense que je croirais à un immense canular. Et c’était d’ailleurs mon avis jusqu’à ce que je vois fonctionner le système de “Total Trash Company”. Je vous conseille de commencer par là. Rencontrez-les et demandez-leur une démonstration et vous m’en direz des nouvelles.
- Je ne suivrai pas votre conseil car je comptais le précéder. J’avais déjà l’intention de procéder ainsi avant votre suggestion.

Le futur plaignant (toujours ces termes tellement imagés et à ce point révélateurs) prit congé de moi en me laissant à mes pensées tourmentées. Je n’arrivais pas à me forger une opinion tant les éléments à charge et à décharge s’opposaient avec force.
Mieux valait laisser décanter tout ça entre les mains de mon subconscient. Lui n’aurait qu’à faire le tri et me prévenir lorsqu’il serait arrivé à une conclusion utilisable. Et puis j’avais une visite à faire qui m’apporterait probablement des éléments plus concrets et un autre son de cloche.


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