28/01/2002 - Babel Master
Chapitre 3 - La décharge à la recharge

Quinze jours s’étaient écoulés et j’étais presque parvenu à oublier l’existence de la “T.T.C.” et de ses poubelles à la digestion délicate. J’étais retourné au train-train quotidien des couples qui se font et se défont avec transferts de fonds, les hommes ruinés par les pensions alimentaires jusqu’à majorité des enfants, ou passage de l’animal domestique défunt chez le taxidermiste, les requêtes de compagnies d’assurance contre preneur de police ne payant pas ses primes, et celles de payeurs de primes contre les compagnies qui “n’assurent pas” en cas de sinistre. La société des loisirs ne manque pas d’imagination pour nous occuper l’esprit et le détourner de l’ennui.

Sauf que personnellement, je n’imaginais pas ma carrière, qui touche à sa fin, d’une telle monotonie. Les études obligatoires jusqu’à 32 ans, la préretraite à 37, j’avais naïvement imaginé les années de travail plus variées et enthousiasmantes. Quel regard pourrais-je porter sur mes réalisations pendant les plus de 80 années qui me restent à vivre ?

Plongé dans de si sombres considérations, je ne prêtais aucune attention aux informations qui défilaient sur le mur-écran de mon bureau. Est-ce le hasard, ou le jeu subtil d’un inconscient toujours à l'affût ? Mon regard se leva à l’instant précis où s’affichait un nouveau titre qui capta toute mon attention : la “Total Trash Company” en proie à une avalanche de plaintes de clients. J’ordonnai frénétiquement à l’automate chargé de la diffusion d’informations de s’arrêter sur cet article.

“... Mauvaise période pour la Total Trash Company qui doit faire face à une succession de problèmes sans précédent dans l’industrie électroménagère. Depuis environ un mois, le nombre de plaintes pour dysfonctionnement d’annihilateurs de déchets de la compagnie ne cesse de croître. Le symptôme est toujours le même : l’appareil régurgite sans prévenir, la totalité des déchets qu’il avait mission d’anéantir, ce qui présente pour les malchanceux propriétaires une surprise plutôt déconvenante.
La nouvelle est d’autant plus troublante qu’elle fait l’objet de quelques observations curieuses. En premier lieu, les pannes interviennent environ après une même période d’utilisation, soit une année. La durée de vie de ces machines serait-elle à ce point limitée ? C’est peu probable, d’autant plus que pour deux des victimes, le processus s’est dégradé après seulement deux ans d’utilisation. Le plus surprenant tient probablement au fait que jamais auparavant il n’y avait eu de problème, pas même mineur. Ce matériel est réputé pour sa fiabilité, certaines riches personnalités se vantant d’ailleurs de les utiliser sans encombre depuis plus de 10 ans. Et de fait, plus de 90% des utilisateurs se disent comblés et ne voudraient sous aucun prétexte s’en priver, quelles que soient les menaces alarmistes qui pèsent sur cette affaire.
Alors, de quoi s’agit-il ? Mauvaises installations ? Problèmes de production d’une série limitée, contrôle de qualité défaillant, mauvaise utilisation, sabotage organisé ? Nul ne le sait pour le moment.

Interrogée sur le sujet, la firme se refuse à tout commentaire à l’exception de cette affirmation pour le moins étonnante : “Nous pouvons seulement vous affirmer que notre technologie n’est en aucune manière responsable de ces malheureux incidents, et nous évaluons les possibilités de recours contre l’Etat pour régler le problème. Nous ne pouvons pas en dire plus pour le moment.”

Nous ne pensions pas que l’Etat pouvait être mêlé à la production industrielle de cette compagnie de capital privé à 100 %. À quel recours font-ils allusion ? L’énigme reste entière, mais pendant ce temps, de-ci de-là, dans notre belle mégapole, des cuisines se transforment en dépotoir privé par l’explosion intempestive de poubelles rebelles.

Les consommateurs lésés ne restent évidemment pas les bras croisés et se constituent partie civile et portent plainte solidairement. Leur porte-parole, Monsieur Luc Iboï, rassemble les plaignants et leur propose une action conjointe par l’intermédiaire de son avocat, Maître Clovis, spécialiste en la matière qui a déjà obtenu par le passé gain de cause pour son client...”

...
Je suis resté probablement de longues minutes figé devant cet écran que je ne lisais plus, les yeux hagards, le cerveau en ébullition, la bouche entrouverte sur un morceau de croissant agonisant et se demandant quand viendrait le coup fatal. Je ne parvenais pas à assimiler ce que je venais de lire. Je n’avais pourtant pas bu la veille, ni ce matin. Nous n’étions pas le premier avril. Je n’avais pas de copain assez doué pour trafiquer mon “CyberNewsteller vocal”. Tout se passait depuis des jours, à mon insu, et je me retrouvais catapulté au-devant de la scène pour une affaire que je n’avais pas acceptée. Que se passait-il ? Devais-je me réjouir de pouvoir enfin plaider une affaire médiatique, de prétendre enfin à la notoriété tant attendue et si utopique ? Je ne me sentais pas rassuré, loin de là. Toute cette affaire sentait mauvais. Très mauvais. Normal : une affaire de poubelles !

M’étant enfin ressaisi, je décidai d’expliquer ma façon de penser à ce fameux monsieur Iboï qui prenait un peu trop de libertés avec mon emploi du temps. Je prononçai son nom à mon bracelet montre GSMX qui retrouva ses coordonnées dans l’ordinateur central de la Mondial Bell Telefon, choisissant l’homonyme éventuel le plus proche de mon lieu d’appel. Tiens, coïncidence, il devait y avoir quelqu’un dans ma salle d’attente, car j’entendis sonner un téléphone.
- Allo ?
- Allo, Monsieur Iboï ? Maître Clovis à l’appareil…
- Maître Clovis ? Ah ben ça alors, justement, je voulais vous voir.
- Mais oui, mais oui. Comme par hasard. J’entends cela régulièrement. Et bien sûr, vous aviez les lèvres sur votre “communichron” pour m’appeler à l'instant ?
- Non ! Pas du tout. Mais j’avais la main en l’air pour frapper à la porte de votre bureau.
-“toc toc toc !”
- Après un “oui” sonore, lâché sans vraiment y penser, je vis s’ouvrir la porte sur mon gaillard, souriant à pleines dents, comme s’il venait de me jouer un bon tour dont il aurait été très fier.
- Je ne vous dérange pas ?
- Non, à vrai dire, vous me faites gagner un temps précieux. Vous allez m’éviter de me déplacer pour vous flanquer un oeil au beurre noir. Vous êtes prêt ?
Il se fit tout petit et lâcha rapidement ces mots :
- On peut discuter d'abord ? Il vaut toujours mieux mettre les “points” sur les “i” avant de mettre les “poings” sur les “yeux” !
- Je ne peux que m’incliner devant un tel philosophe ! Mais vous avez intérêt à vous montrer convaincant. Je vous écoute.
- Et bien, voilà. Je vous apporte l’affaire du siècle sur un plateau d’argent. Gloire, célébrité, argent, et en plus, le sentiment de faire avancer la justice.
- Vaste programme. Et puis-je savoir comment vous comptez m’offrir tout cela ?
- Mais ce n’est pas moi, c’est vous qui allez vous battre pour l’obtenir. Et me faire gagner mon procès par la même occasion, avec substantiel dédommagement pour moi et les autres plaignants qui m’ont rejoint.
- Vous vous trouvez convaincant, là ? Parce que pour ma part, j’ai changé d’avis. Je vais plutôt vous jeter par la fenêtre.

- Mais pourquoi ? Réfléchissez, c’est une affaire hypermédiatisée, relayée par tous les journaux, la radio, toutes les chaînes télévisées, Internet, les avatars polymorphes holographiques. Et vous ne pourrez pas perdre le procès avec l’appui que je vous accorde et les informations capitales que je tiens à votre disposition.

- Mouais ! D’autant plus que je sais que vous êtes une personne très fiable : un jour, vous me demandez de vous représenter, ce que j’hésite à faire. Le lendemain, alors que je suis sur le point d’accepter l’affaire, j’apprends que vous avez pactisé avec l’adversaire et je passe pour un idiot. Et maintenant, j’apprends par la presse que je vous représente avec moult autres victimes et à nouveau contre le diable à qui vous avez vendu votre âme. Difficile de savoir sur quel pied danser.

- Ce n’est contradictoire qu’en apparence, mais une fois mis au parfum, vous comprendrez la démarche machiavélique qui est la nôtre. En fait, sans la révélation que je dois vous faire, vous vous trompez d’ennemi. La “Total Trash Company” n’est pas notre cible mais notre alliée… contre l’Etat.
- Mais alors, pourquoi annoncez-vous publiquement porter plainte contre la TTC ?
- Parce que vous savez bien qu’il est impossible pour un citoyen ou une société d’attaquer directement l’Etat depuis le coup d’Etat juridique européen de 2043.
- Oui, c’est juste. J’oubliais ce détail.

C’est vrai que cette première moitié du siècle avait vu le nombre de procès contre les Etats membres de la Communauté Européenne augmenter de manière exponentielle. Toutes les raisons étaient bonnes pour intenter une action devant la Cour Européenne. Le plus petit contribuable européen attaquait son gouvernement devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme parce qu’il estimait que payer des impôts l’empêchait d’avoir suffisamment de ressources pour aller au cinéma ou au théâtre et que cela était contraire au droit élémentaire à la culture.
Inondées de telles demandes, la Cour Européenne et les instances internationales n’arrivaient plus à assumer même 10 % des requêtes et comme l’appareil législatif européen fut à son tour totalement paralysé, il fut décidé de venir à bout des abus en interdisant purement et simplement de se retourner contre l’Etat, à moins que des éléments probants n’apparaissent d’eux-mêmes lors d’une procédure judiciaire privée. Des enquêtes permirent par la suite de prouver que cette paralysie avait été organisée par une société mafieuse internationale que l’immobilisme judiciaire arrangeait évidemment beaucoup. C’est ce qu’on appela alors le coup d’Etat juridique européen.

- Donc, vous voulez attaquer l’Etat indirectement en produisant une mascarade de procès contre la TTC ?
- Exactement. La TTC qui nous rejoindra en fait lorsque nous en serons à la seconde phase et que les débats du premier procès auront fait la lumière sur l’innocence de la compagnie.
- Ce n’est pas très orthodoxe comme méthode.
- Et un Etat inattaquable, vous trouvez ça catholique, vous ?

Après m’être laissé entraîner, bien malgré moi, du moins au début, dans une affaire qui semblait inextricable, je commençais à m’amuser de la situation.
Je n’avais pu m’empêcher d’acheter un article de la Total Trash Company, mais un dernier sursaut d’orgueil me fit choisir le plus petit d’entre eux : un cendrier. Le soir, en réfléchissant aux tenants et aboutissants de cette affaire, je manipulai distraitement l’appareil, en prenant grand soin de n’y mettre que des cacahuètes. Pas de cendres provenant de cigarettes que je ne fumais pas, ni d’autres déchets. Il valait mieux être prudent. Si un jour, cette satanée machine se prenait l’envie de régurgiter ce que je lui donnais, autant récolter de la pâte d’arachide, j’aurais de quoi garnir mes tartines.
Et des cacahuètes, c’est finalement tout ce que je gagnerais si je perdais ce procès.
Les semaines qui suivirent virent passer en mon bureau de nombreux nouveaux clients ayant en commun le désir de refaire la décoration de leur cuisine, contraints et forcés. Luc Iboï ne cessait de vanter mes mérites et me présentait à tous comme le sauveur par qui justice serait faite.
Les déclarations se suivaient et se ressemblaient à un tel point que j’aurais pu sombrer dans les affres d’un métier monotone à mourir, s’il n’y avait le caractère exceptionnel de la situation. Les préparatifs allaient bon train et la date du procès approchait à grands pas. Jamais auparavant une affaire n’avait fait l’objet d’un procès dans un délai aussi court, mais la pression médiatique était telle que les parties voulaient en finir au plus vite. Et la TTC ne semblait aucunement craindre de condamnation qui l’aurait poussé à tenter de gagner du temps. Je ne constatais aucune effervescence chez leurs avocats qui semblaient prêts et sereins.

Enfin, vint le jour fatidique où j’allais pouvoir plaider “Ma Grande Affaire”, un peu intimidé par la présence des journalistes du monde entier qui tenaient à retransmettre en LIVE, le jugement de l’affaire du siècle.


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