28/01/2002 - Babel Master
Chapitre 4 - Le procès du siècle

Le procès commença comme tous les autres par le cérémonial : le public contraint de se lever à l’entrée de la Cour, en robe et perruque, puis de se rasseoir pour que l’accusé doive à son tour se lever au prononcé du chef d’accusation, le ballet frénétique des huissiers et gendarmes, les avocats étalant leurs notes sur le pupitre en bois, la tension du début où chaque partie jauge l’autre d’un regard discret afin d’évaluer ses chances.

Je n’étais pas très conscient de tout ce va-et-vient, absorbé dans mes pensées à me demander si ce serait vraiment l’affaire de ma vie.

Le défilé des témoins, victimes de la technologie ordurière égrena des réponses stéréotypées aux questions répétées inlassablement. Je me demandais à quoi pouvait bien servir cette succession de témoignages qui n’apportaient aucun élément nouveau à notre affaire.
Enfin vint le moment où je pus interroger le représentant de l’accusée, la Total Trash Company.

- Monsieur Johnson, pouvez-vous nous donner votre explication sur les dysfonctionnements de vos destructeurs sélectifs chez les personnes qui viennent de témoigner ?
- C’est simple, il n’existe aucun dysfonctionnement à ce jour sur les produits que nous commercialisons.
- Ah, aucun dysfonctionnement. Donc, vous considérez que les problèmes auxquels ces personnes sont confrontées sont le fruit d’un fonctionnement normal ?
- Non. Bien entendu.
- Il faut vous décider. Votre matériel fonctionne-il normalement ou non ?
- C’est une question de nuance. Il ne faudrait pas confondre les situations de non-fonctionnement avec celles de mauvais fonctionnement.
- Et pouvez-vous nous éclairer sur l’essence même de cette nuance ?
- Bien sûr. Lorsqu’il fonctionne, notre dispositif n’est capable d’aucun dysfonctionnement. Par contre, les problèmes surviennent lorsqu’il ne fonctionne pas.
- Mumm. Mais serait-il absurde de prétendre que lorsqu’il ne fonctionne pas, ce soit parce qu’il est défectueux ?
- Ce ne serait pas forcément absurde dans l’absolu, mais en l’occurrence, c’est inexact. Lorsque notre système ne fonctionne pas, c’est qu’on ne le lui demande pas.
- Et pour quelle raison ne le lui demanderait-on pas ?
- Parce que contractuellement, on n’est plus en droit de le demander. La vente de nos appareils est assortie d’un contrat de maintenance annuel indispensable à leur fonctionnement. Lorsque le contrat vient à terme, s’il n’est pas renouvelé, le dispositif ne peut plus fonctionner.
- Ne peut plus... ? Ou bien vous ne voulez plus, afin d’engranger plus de bénéfices en vendant très cher les renouvellements de contrats ?
- Non, la démarche est motivée uniquement par des contraintes techniques. Lorsque votre voiture a épuisé toute l’énergie de sa pile à combustible, vous la remplacez moyennant paiement afin de pouvoir continuer à l’utiliser. Vous ne vous rendez pas chez votre avocat pour intenter un procès au vendeur du véhicule.
- Oui mais ici les clients alimentent leur appareil par le courant domestique qu’ils paient par ailleurs.
- Ce n’était qu’une comparaison pour vous faire comprendre qu’un appareil peut dépendre d’un apport régulier de la part de son fabricant pour pouvoir continuer à fonctionner. Dans notre cas, la technologie que nous utilisons, et que nous ne pouvons pas révéler, nous impose une vérification et des modifications annuelles sans lesquelles, par souci de sécurité, il nous est impossible de laisser l’appareil en fonctionnement.

- Admettons la justification technique. Mais pourquoi ne vous contentez-vous pas d’empêcher le fonctionnement du dispositif à partir de ce moment ? Pourquoi allez-vous jusqu’à restituer la matière détruite par vos appareils pendant leur durée de fonctionnement ?
- Parce que c’est impossible. Considérez simplement ce que notre contrat stipule, ce qui est écrit et ce que signent les client faisant appel à nous. Le contrat n’est pas un contrat de vente, mais un contrat de service. En réalité, nous vous débarrassons de vos déchets pendant un an. Au-delà, vous récupérez tout, ou vous nous demandez de les garder pour une année supplémentaire.
- Pourquoi ne les gardez-vous pas définitivement, ou ne les détruisez-vous pas ? Et où sont-ils exactement pendant leur prise en charge par vos soins ?
- Imaginez que nous disposions de grands entrepôts où nous stockons les déchets pendant la durée du contrat. Cela nous coûte en frais de stockage et si vous voulez prolonger le service, il est normal de le payer. Nos armoires ne sont que des “transporteurs” qui assurent le transit de et vers nos entrepôts... virtuels. Je ne peux hélas ! vous en dire plus sur la méthode utilisée, notre technologie étant couverte par le secret d’Etat.
- Secret d’Etat ? Tiens donc, je pensais que votre société était à capital 100 % privé ?
- Oui, mais cela n’exclut pas l’achat de brevets à l’Etat couverts par une confidentialité maximale transmise à l’acheteur. Nous avons les certificats en règle que nous avons déposés au greffier pour vérification.

- Bon, pas de dysfonctionnement, une technologie couverte par le secret d’Etat et une limitation du service en cas de non-reconduction du contrat à l’échéance annuelle... Mouais, avez-vous déjà entendu parler de l’article 453bis du code international du commerce ?
- Le code de déontologie commerciale ? Oui. Bien entendu. Cela concerne l’obligation pour toute société commerciale de prendre toutes les mesures préventives possibles nécessaires pour assurer la sécurité de ses clients relativement aux articles qu’elle lui vend ou aux services qu’elle lui prodigue. Et toutes les mesures ont été prises dans la mesure où la vente des annihilateurs sélectifs était initialement assortie d’une obligation contractuelle à souscrire à vie un contrat de maintenance sans lequel il nous est impossible de fournir le service.
- Initialement ?
- Oui. Jusqu’à ce que le gouvernement décide de voter une nouvelle loi, sans concertation avec le secteur concerné, qui interdit à une société commerciale d’imposer ce type de contrat.
- La loi commerciale anticaptive qui interdit de lier contractuellement un client au-delà d’un an ? Contesteriez-vous le bien fondé de cette loi ?
- Qui contesterait une loi ? Je ne tiens pas à me retrouver en prison ! Non, nous avons pris le parti d’appliquer immédiatement cette loi… avec toutes les conséquences que cela engendre. Puisque la loi nous l’impose, nous ne pouvons plus obliger les clients à se lier plus d’un an et s’ils décident de ne pas reconduire le contrat, nous sommes dans l’impossibilité de poursuivre nos services et dans ce cas de figure, nous ne pouvons que restituer les biens que l’on nous a confiés.
- Je perçois une pointe de cynisme dans vos propos, ce qui me semble tout à fait déplacé en ce contexte.

(L’avocat de la défense) : Objection votre honneur. L’avocat de l’accusation porte un jugement sur le témoin qui ne fait que relater les faits.
(Le juge) : Objection retenue. Maître Clovis, veuillez vous limiter aux faits et vous abstenir de tout commentaire subjectif, je vous prie.

- Bien votre Honneur. Revenons donc à notre analyse de la situation. Pourquoi ne pas adapter vos produits afin qu’ils puissent répondre aux besoins du client sur une plus longue période ? Et dans la mesure ou votre service est limité dans le temps, pourquoi ne pas proposer de détruire les déchets entreposés chez vous, moyennant supplément, plutôt que de perdre votre temps à les renvoyer d’où ils viennent ?
- Mumm (il semblait assez embarrassé) notre technique ne nous permet pas d’envisager d’augmenter la durée de l’entreposage, du moins pour le moment. Et même si cela vous semble absurde, il nous est bien plus difficile d’acheminer les déchets vers un lieu de destruction et ce n’est d’ailleurs pas notre métier. Nous ne sommes pas des destructeurs, mais plutôt… disons des transporteurs.

Je restais silencieux un moment, m’interrogeant sur le sens de ces derniers mots. Les idées s’entrechoquaient dans ma tête, la clef de voûte de cette histoire me semblait tellement à portée de la main, mais à chaque tentative pour la saisir, elle s’échappait malicieusement. Je tressaillis tout à coup, me rendant compte que tous les yeux de l’assemblée présente, et les objectifs des caméras ne perdaient pas une image de la scène, révélant mon embarras à des millions de spectateurs. Je revins donc à mon interrogatoire, un peu maladroitement il est vrai.

- Pourquoi ne pas proposer de prolonger votre maintenance gratuitement pour garantir la sécurité de vos clients ?
- Parce que nous ne pouvons pas nous le permettre financièrement. Quel fournisseur de voiture s’engagerait à vous fournir le carburant gratuitement à vie ? Nous serions vite en faillite. Et puis la loi interdit de vendre à perte, et nous ne pouvons pas modifier nos prix pour compenser une extension de garantie forfaitaire, en vertu de l’obligation de traiter tous les clients sur un pied d’égalité.
Et comme nous ne pouvons pas demander de supplément aux clients actuels pour harmoniser les prix avec nos futurs clients, nous sommes tout simplement mis en position de hors-la-loi en raison de l’incompatibilité évidente entre les lois commerciales en vigueur.
Si nous devions commencer une activité commerciale aujourd’hui, nous en aurions tenu compte, mais nous sommes dans une contradiction légale et technologique et une loi récente nous met dans l’impasse en ce qui concerne une activité antérieure, ce qui signifie que cette loi a pour effet de nous mettre en infraction de manière rétroactive.
L’action du législateur en votant cette loi arbitraire sans en analyser les conséquences est la source d’un problème que nous ne sommes pas capable de résoudre si nous tenons à rester respectueux de toutes les lois. C’est une équation impossible, et il y a donc une règle incohérente. Nous en avons fait la démonstration par l’absurde.
Si le devoir de chaque citoyen et de chaque société est de respecter la loi, le devoir du législateur est de mettre en place des lois qui soient applicables et qui ne se contredisent pas. Dans la mesure où il n’a pas rempli sa mission, il nous semble qu’une seule conclusion s’impose…

Nous y étions ! C’était le moment. J’aurais voulu arrêter le temps pour savourer la substance de cet instant, mais comme toujours, dans les situations les plus exceptionnelles, il faut faire face et attendre de sortir du feu de l’action pour pouvoir apprécier l’événement a posteriori.

Un peu raide du fait de la responsabilité qui m’incombait, je me tournais solennellement vers le juge et ses conseillers. Je ressentis un picotement grandissant dans le cou, probablement avais-je conscience des millions de paires d’yeux qui me scrutaient silencieusement dans l’attente de mes prochains mots.

- Votre Honneur, puisqu’il semble démontré que l’accusé se trouve dans une situation inextricable et que son infraction à la loi est la résultante directe de l’application à la lettre de lois incohérentes, il est indéniable que la responsabilité doit être imputée aux responsables de ces lois, et c’est pourquoi je demande, en mon âme et conscience, de manière solennelle et en conformité avec le protocole, l’application de la procédure d’exception 13bis du code commercial international afin d’appeler à la cause les représentants de l’Etat pour qu’ils répondent de leurs actes et donnent réparation intégrale aux préjudiciés.

La tension était à son comble. Le juge et toute sa clique semblaient s’être réveillés en sursaut, un silence de plomb fit doucement place à un imperceptible brouhaha dans le public qui répétait sans comprendre des bribes de phrases à peine entendues.

Moi, je venais juste de faire la chose la plus exceptionnelle de ma vie. Je venais de prononcer une accusation contre l’Etat, en conformité avec la loi, et ça, ce n’était plus arrivé depuis plus de cent vingt ans. Tous les traités de droit parleraient de moi après cela. J’avais étudié cette phrase des centaines de fois, car je ne voulais pas être pris en défaut et voir ma demande rejetée pour vice de forme. Un mot de travers, et hop, vous passez à côté de la montre en or.
L’Etat avait vraiment tout fait pour limiter les risques de se voir condamner, mais là, je tenais le bon bout. Enfin, je l’espérais. Parce que les hautes instances que je venais de sortir de leur torpeur s’affairaient autour de leur “bible” afin de vérifier si j’avais respecté toutes les formes. Au bout de cinq minutes, ils se rasseyèrent d’un air résigné et le juge prit la parole :

- Messieurs, attendu que la Cour vient de recevoir en bonne et due forme une requête exceptionnelle visant à transférer l’accusation sur la personne de l’Etat, il est décidé de surseoir à la comparution présente. La Cour estime que les débats ont été suffisants pour mettre en lumière la responsabilité de l’Etat dans la situation de crise actuelle et décide d’intenter une action à son encontre. Par ailleurs, étant donné la tournure des événements, il est évident que la Cour prononce un non-lieu en ce qui concerne l’accusée, la Total Trash Company, ainsi que ses représentants.

Les débats qui prirent place par la suite furent longs et très techniques. De nombreux experts, juristes, conseillers aux cabinets ministériels, sénateurs et autres personnages publics prirent part au procès. Je continuais à assurer la défense des victimes, mais l’accusé avait changé d’identité.

Ainsi, il fut démontré que l’Etat qui a en charge l’élaboration de nouvelles lois, avait ici contrevenu à l’une de ses obligations principales : voter des lois qui soient compatibles entre elles. Sa responsabilité étant incontestable, et ayant mis une entreprise dans une situation de blocage total, l’Etat fut donc tenu de dédommager lui-même toutes les victimes présentes ou à venir sur ce dossier, jusqu’à ce qu’elle trouve une solution légale définitive.

Il fut très vite décidé d’abroger la loi interdisant d’imposer un contrat de maintenance à vie dans certaines circonstances. Cela permettait à l’Etat de ne pas avoir à dédommager des victimes futures.


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