28/01/2002 - Babel Master
Chapitre 5 - Un goût amer...

L’affaire était dans le sac, l’Etat condamné, les victimes indemnisées, la TTC blanchie et moi, enfin célèbre. La presse avait fait de moi son héros. David contre Goliath. Le petit avocat de seconde zone qui avait terrassé l’Etat pour protéger les citoyens. Ils édulcoraient le tout, publiaient mes “confidences”, nées dans l’imagination de journalistes peu scrupuleux, brodaient des détails invraisemblables autour d’une histoire bien réelle. Bref, ils faisaient leur travail habituel de désinformation objective et chaque ligne écrite sur le sujet augmentait ma notoriété. Je ne pouvais plus faire face aux demandes de nouveaux clients que ma nouvelle secrétaire devait renvoyer chez eux bredouille, mon agenda étant déjà rempli pour les deux années à venir.


La gloire !

L’argent !

Le succès !



Mais il me restait un goût amer.

Non, ce n’étaient pas les scrupules qui me hantaient pour avoir ainsi joué sur les mots et fait condamner l’Etat, c'est-à-dire nous tous, et encore plus précisément, en partie moi-même.
Non.

Ce qui me turlupinait depuis le début de cette affaire c’était de découvrir le grand secret de la TTC. Cette immense affaire médiatique et la réelle incohérence du cadre commercial nous avait détournés d’une vraie question : comment faisaient-ils ?

Les explications parcellaires de monsieur Johnson avaient plus attisé qu’assouvi ma curiosité. Ils prétendaient ne pas détruire la matière, mais la transporter. Mais comment ? Et pourquoi pour une durée limitée ? Ils soumettaient peut-être les déchets à des substances radio-actives transformant la structure moléculaire de manière à rendre la matière invisible ? Et cet effet était peut-être provisoire ? Auquel cas, il faudrait recommencer pour empêcher la matière de reprendre son état normal ?

Je n’en dormais plus. J’avais tout ce qu’un individu normalement constitué pouvait désirer, et pourtant, je ne pensais plus qu’à cela. Répondre à ma question. Comment font-ils ?

Je décidais de mener une enquête sur la TTC. J’étais assez embarrassé de procéder ainsi, alors que je m’étais lié d’amitié avec monsieur Johnson, que j’appelais “Fred” depuis quelque temps. Je voyais aussi de temps en temps mon “emmerdeur de service”, ce cher Luc Iboï, qui avait bien eu de la chance de me rencontrer… ou bien était-ce peut-être l’inverse. Nous discutions parfois de la TTC et de ses appareils “magiques”. Mais il n’y avait rien à en tirer. La seule qualité qu’il m’arrivait de lui envier, c’était la capacité à se satisfaire d’une situation sans chercher à la comprendre.

Je passais souvent des heures à chercher sur Internet toute information en relation avec la Total Trash Company, mais jamais le moindre indice qui me mettrait sur une piste. Puis, me vint une idée. Je demandais à mon assistant vocal :

- Trouve-moi des informations sur le mot TTC.
- Assistant vocal : encore une fois sur la Total Trash Company ? Il n’y aura rien de neuf depuis hier, où tu m’as demandé de lancer la 12.683ème requête depuis…
- Non pas la Total Trash Company. Essaie les lettres TTC !
- Je crois qu’il vaut mieux éviter cela. Tu sais bien que la recherche d’un mot de trois lettres sur internet va nous donner des millions de réponses et que ça ne sert à rien de…
- Suffit ! Fais ce que je te demande, sale bécane, ou je te vends d’occasion à l’association nationale des sourds-muets.
- Des sourds-muets ? Mais je suis un assistant vocal…

Elle s’interrompit d’un coup, comme si ses circuits venaient de faire la corrélation entre l’incongruité de ma réflexion et ce que les humains appellent l’humour. On disait ces machines sans âme, mais je me posais souvent la question de savoir si elles ne finissaient pas par devenir plus humaines à notre contact.

- Serveur vocal : il y a trois milliards six cent quatre-vingt-sept mille deux cent quarante-trois documents qui contiennent les lettres TTC. 85 % des pages expriment des prix TTC, c’est-à-dire toutes taxes comprises. Veux-tu que je t’en fasse lecture ?

Le son de la voix synthétique me sembla vraiment ironique, ce qui confirma ce que je pensais à son sujet.

- Non, tu vires les prix et tu essaies de faire une corrélation entre les autres pages et le sujet, en te limitant dans le temps, en filtrant par sociétés ayant des activités technologiques. Essaie aussi de faire le lien avec les personnes que nous connaissons à la TTC.

Rosette commença son travail silencieusement. Je l’avais baptisée ainsi en l’honneur de la Pierre de Rosette qui avait été la clef pour comprendre une langue ancienne. Une des fonctions de mon assistant vocal étant de me traduire les documents trouvés sur internet dans n’importe quelle langue, je trouvais ce lien entre archéologie et cybertechnologie particulièrement charmant. Mais Rosette me sortit de mes cogitations plus vite que je ne l’aurais pensé.

- Ohoh ! Tiens, tiens, tiens. Je crois avoir trouvé quelque chose de très intéressant. Veux-tu que je te le lise ?

Bien entendu, je demandais fébrilement de prendre connaissance du document. Rosette s’appliqua à me lire son contenu tout en me passant les photos en slide show. Mais je n’attendis pas la fin de la présentation :

- Nom d’un chien !!! C’était donc ça. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Je pris mon veston sur-le-champ et ouvrant brutalement la porte pour me précipiter dehors, je lançai à Rosette :

- Merci, tu es un chou. Ne m’attends pas pour déjeuner.


La dernière visite


À chacune de mes visites à la TTC, je trouvais plus raisonnable le gigantisme des salles par lesquelles je passais. Probablement me trouvais-je grandi par le résultat de mon succès planétaire ? La réceptionniste ne me demandait plus de décliner mon identité, ayant pris l’habitude de mes visites. Paradoxalement, la seule fois où elle me demanda si j’avais rendez-vous, c’était ce jour, où je n’en avais précisément pas.

Elle me demanda de patienter dans une petite pièce attenante à la réception, pendant qu’elle se renseignait auprès de M. Johnson sur ses disponibilités pour me rencontrer.
Pendant cette pause, j’observai distraitement les murs, le sol, le mobilier, les murs encore, les tableaux… l’immense panneau sur le mur de fond qui représentait le sigle de la TTC, dont les 3 lettres en bas relief, me narguaient encore pour quelques minutes. Ces lettres dorées se prolongeaient par les mots dont elles étaient les initiales, mais je savais aujourd’hui qu’elles étaient la clef de mon énigme.

Ce panneau me dérangeait, je m’en rendis compte après plusieurs minutes. Il ne cadrait pas avec style de la pièce et ne semblait pas contemporain du reste de la décoration. Peut-être que... non, ce serait trop beau. J’avançais jusqu’au mur du fond et inspectant le montage sous toutes les coutures, je conclus qu’il y avait un autre panneau camouflé par le premier.

Si j’osais ? Après une brève hésitation, je sortis un canif suisse muni d’un tourne-vis que j’utilisai pour détacher le panneau faisant écran. Après avoir délicatement ôté les 12 vis et tiré fermement le cadre collé par des années d’immobilisme, je révélai enfin au grand jour un bas relief en granit comportant le même sigle... enfin, pas totalement identique.

La porte s’ouvrit et Fred Jonhson interrompit brutalement ma contemplation d’une voix sèche que je ne lui connaissais pas : “Que se passe-t-il ici ? À quoi joues-tu ? Serais-tu devenu fou ?” En me regardant, il arrivait mal à dissimuler sa colère, puis son regard exprima l’étonnement en se posant sur le cadre que je tenais encore entre les mains, et lorsqu’il leva enfin les yeux sur le mur que je venais de remettre à nu, il prit un air résigné comprenant qu’il ne servait plus à rien de cacher son jeu.

D’une voix monocorde, je m’entendis lui dire ces mots :

- On se pose décidément toujours les mauvaises questions. Je cherchais obsessionnellement le lieu où vos annihilateurs entreposaient les déchets, mais je me rends compte que la question n’est pas de savoir “où”, mais “QUAND” !

Mon regard se tourna à nouveau vers le mur que fixait mon interlocuteur interloqué. Et avec lui, silencieusement, je relus le véritable nom de cette société dont seules les initiales avaient été conservées : “Time Travel Corporation”.

- Alors finalement vous y êtes arrivés. Le voyage dans le temps est une réalité ?
- Oui... En quelque sorte.
- Mais, nom d’un chien, pourquoi tant de mystère autour d’une telle découverte ? Et puis surtout, pourquoi limiter l’usage d’une technologie aussi fascinante à l’élimination de déchets ?
- Parce que ça ne fonctionne pas du tout.
- Comment peux-tu dire cela alors que vous vous en servez ? Et comment pouvez-vous cacher au monde entier une découverte aussi fondamentale dans l’Histoire de l’humanité, aussi capable de transformer notre société, notre connaissance de nos origines, de notre avenir ? C’est tellement... Génialissime !

- Non ! (Il parlait d’une voix fatiguée, lasse.) En réalité, c’est une véritable catastrophe.
- Mais...
- Il s’agit probablement du plus cuisant échec de l’Histoire de la science et d’un rêve brisé pour l’humanité toute entière. Suis-moi dans mon bureau, je vais te raconter.

Je lâchai le panneau que je tenais toujours inconsciemment entre les mains, tel un bouclier, et le suivis sans discuter.


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