28/01/2002 - Babel Master
Chapitre 6 - La révélation

Il y a un siècle environ, les États-Unis d’Amérique, d’Europe et d’Asie ont entrepris des recherches sur le voyage temporel. Ils se sont donc associés à l’échelle de la planète, tant les investissements étaient colossaux. Pendant 90 ans, des milliards de dollars ont été engloutis pour payer un matériel toujours plus sophistiqué, des milliers de chercheurs venant du monde entier, et une consommation d’énergie extravagante afin de mener les expériences les plus audacieuses.
De nombreuses voix se sont levées pour contester le bien-fondé de cette quête d’une chimère, déclarant que l’on saignait à blanc l’humanité pour tenter d’étayer une hypothèse qui n’avait sa place que dans un scénario de science-fiction.

Cependant, et contre toute attente, deux chercheurs découvrirent un procédé à base de champs électromagnétiques permettant d’envoyer de la matière dans un futur proche, moyennant un déploiement de moyens gigantesques. Au départ, des doses de 10 mg de matière nécessitaient quelques gigawatts pour être projetées dans un avenir proche de la seconde. En affinant la technique, on arriva à transporter de plus grandes quantités de matière bien plus loin dans le temps et de manière toujours plus économe en énergie.

- Donc, ça marche ?
- Eh bien, on pourrait dire oui s’il ne subsistait un petit problème. Ce que l’on réussit avec la “matière”, on ne le peut avec des “objets”. Il ne suffit pas de retrouver la même quantité de matière au bout du voyage, encore faut-il que cette matière garde sa structure. Sinon, quel intérêt peut-il y avoir ?

- Vous ne pouvez pas conserver la structure d’origine ?
- Non. Il semble que les molécules voyagent de manière dissociées et n’arrivent pas “en même temps” à destination, ce qui a tendance à déstructurer complètement le sujet.
Plus le voyage temporel est lointain, plus le phénomène s’accentue. Te déplacer dans le temps de quelques minutes peut déjà te causer des lésions internes graves. Fais-le pour quelques semaines et tu te retrouves à l’état de steak haché sanguinolent. Plus loin encore, et il ne reste qu’une curieuse poudre composée de tes molécules dissociées les unes des autres.
Le plus curieux c’est que l’objet à l’arrivée semble intact car chaque molécule se retrouve à sa place, mais comme les morceaux n’arrivent pas simultanément, un petit choc et le tas de matière s’effondre.

- Mmhh. Mais on y arrivera bien un jour ?
- Le projet a englouti pendant des décennies la moitié du produit international brut sans y trouver de remède et les conclusions, accablantes, furent qu’il n’existait aucune solution.
Il fut donc décidé d’abandonner définitivement ce projet, avec interdiction formelle de tenter où que ce soit et pour quelque motif que ce soit, des expériences sur le voyage temporel. Nos gouvernants ont préféré étouffer l’affaire et ne plus jamais entendre parler de ces recherches. Lors d’une assemblée restreinte et très secrète des plus puissants pays de la planète, des sages ont fait une déclaration solennelle sur le sujet. Cela n’a pris que 45 secondes, et la condamnation à mort du voyage temporel était annoncée.

- Tu y étais ?
- Oui. J’ai eu cet honneur... si on peut appeler ça comme ça. En quelques secondes, l’espoir presque centenaire de la planète était simplement jeté à la poubelle. Et cela a immédiatement résonné en moi. La poubelle ! LA POUBELLE ! Les déchets ! C’était évident. Nous sommes de plus en plus confrontés au problèmes d’écologie et d’élimination des déchets. Or, le seul problème de nos voyages dans le temps concerne l’état de la marchandise à l’arrivée. Mais si la marchandise se trouvait déjà au départ inutilisable, et si l’on n’avait cure de son aspect à l’arrivée ?

- Effectivement, vu sous cet angle, il semble bien qu’il s’agisse là de la seule utilisation raisonnable de cette technologie.
- C’est ainsi qu’un éminent scientifique et moi-même décidâmes de tenter d’exploiter commercialement des appareils d’élimination des déchets. Nous avons pour cela obtenu l’autorisation d’achat des brevets à la condition très stricte de ne jamais révéler au grand public la technologie utilisée, car cela aurait bien trop mis en évidence l’ampleur de l’échec cuisant que nous venions de subir.

- Mais pourquoi l’Etat a-t-il accepté de prendre le risque de laisser commercialiser ces machines s‘il voulait vraiment éviter toute allusion à cet épisode malheureux ? Tôt ou tard, quelqu’un allait forcément se poser des questions ?
- Oui, la preuve ! La seule raison est bassement économique. Après avoir englouti tant d’argent, les états concernés ont considéré comme une aubaine de pouvoir récupérer une partie de l’investissement par une commercialisation de ce qui pouvait encore l’être. Ce n’est pas pour rien que nos annihilateurs sont aussi onéreux : nous payons de très lourdes contributions pour garder le droit d’exploitation.

- Et les citoyens du monde, dont les parents ont vu les impôts dilapidés pour une chimère, doivent aujourd’hui dépenser une fortune pour pour renflouer les caisses de l’Etat... ça laisse rêveur !
- Oui, et le plus drôle, c’est que le pot aux roses a failli être découvert à cause d’une maladresse d’un autre organe de l’Etat. Ce procès, en fin de compte, c’était presque l’Etat contre lui-même, car le “secret d’Etat ” bien gardé aurait pu être révélé pour des “raisons d’Etat”.

- Bof, maintenant que tout est rentré dans l’ordre, je suppose qu’on doit se féliciter de la situation : le secret reste bien gardé, les victimes sont indemnisées, la TTC peut continuer ses activités sans contraintes légales et l’Etat continuera donc à engranger de substantielles royalties. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, non ?

Sans répondre, Fred Jonhson se détourna lentement de moi et se dirigea à pas lents vers la fenêtre et son regard se perdit au lointain. Après quelques secondes qui me parurent des siècles, il me posa une question qui me glaça le sang.

- Comment vois-tu la fin du monde ?
- Heu... que veux-tu dire par là ? Il n’y a pas de raison de penser que le monde doive s’arrêter de sitôt. Notre Soleil devrait bien “brûler” encore quelque 5 milliards d’années, la terre peut continuer encore une bonne partie de cette période à lui tourner autour sans implications pour notre survie...
Il se retourna rapidement vers moi, comme décidé à m’avouer ce qui devait lui peser lourdement sur le coeur...

- Nous avons un très gros problème : tu dois certainement te demander pourquoi nous n’envoyons pas les déchets beaucoup plus loin dans le temps pour éviter de recommencer l’opération de manière répétitive.
- Je suppose qu’il faut plus d’énergie pour aller plus loin !?
- Juste, mais tu ne sais pas à quel point. Lorsque nous envoyons la matière dans le futur, la consommation d’énergie augmente de manière exponentielle par rapport au temps à parcourir. C’est comme si le temps n’était pas une dimension homogène. Sa densité semble augmenter selon une progression géométrique.
Pour parler simplement, le temps à l’air de s'écouler de plus en plus vite. L’impression que l’on a en vieillissant est en fait basé sur une réalité physique de l’univers. Si l’on veut aller deux fois plus loin, il faut dépenser quatre fois plus d’énergie, et ainsi de suite. Mais à cela s’ajoute le fait que chaque année, nous devons nous débarrasser de nouveaux déchets, auxquels s’ajoutent les déchets que nous avons rattrapés dans le temps.

- Mumm ? Redis-moi cela !
- Si tu envoies des déchets une année en avant sur la ligne du temps, dans un an, ils réapparaissent. Chaque année, tu as donc à te débarrasser de l’ensemble des déchets accumulés dans le temps depuis le début de l’utilisation de ce système. Et chaque année, nous avons plus de déchets, et une quantité d’énergie nécessaire qui augmente exponentiellement pour la même quantité. Fais le calcul !

- À ce train-là, la note d’électricité va grimper sec !
Il me jeta un regard agacé par le peu de sérieux que je semblais accorder à la discussion.
- Tu ris, mais c’est très embêtant. Nous pensions pouvoir faire évoluer le rendement de nos machines pour faire face à l’augmentation de la quantité de matière à traiter, mais il n’en est rien. Nous évoluons trop lentement. C’est comme essayer de vider une embarcation qui se remplit par le débit d’un torrent à l'aide d’une cuiller à café. Et puis, il y a le mur.

- Le mur ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
- Tu connais le mur du son ? C’est un peu le même principe. Le son se propage toujours à la même vitesse dans l’air, à peu près 340 mètres par seconde. Lorsqu’un avion se déplace, il crée un son, c'est-à-dire une alternance de compression-décompression de l’air, et ces ondes se déplacent à 340 m/s. Plus l’avion se rapproche de la vitesse du son, plus les zones de compressions devant lui se resserrent. À une vitesse égale à celle du son, l’avion se trouve confronté à un véritable mur, composé de l’air compressé par le son qu'il émet, et l’énergie nécessaire pour passer ce cap est très supérieure à ce qui est nécessaire pour accélérer en deçà de cette limite.
Les premiers avions ayant tenté l’expérience explosaient tout simplement. Nous sommes confrontés à un phénomène semblable dans nos voyages temporels.

- Mais si on est capable aujourd’hui de construire des avions supersoniques, on arrivera bien un jour à dépasser cette limite pour le voyage temporel.
- Sauf qu’ici, nous n’aurons jamais assez d’énergie disponible pour y arriver.
- Y a-t-il tant de déchets à éliminer ?
- Depuis 10 ans, toutes les décharges publiques du monde ont été vidées par ce biais. Nous imaginions avoir trouvé la solution définitive au problème, mais un gigantesque cataclysme nous attend.

- Oh là, tu commences à me faire peur, maintenant. Où veux-tu en venir ?
- La fin du monde, c’est quand aucune machine ne sera assez puissante pour renvoyer dans le futur, la somme des déchets repoussés d’année en année. Nous finirons tous engloutis par nos déchets, et ceux de nos aïeux. Toutes les centrales du monde ne suffiront pas à produire l’énergie nécessaire pour envoyer cette masse croissante, et nous ne passerons pas le mur du temps. Tout va nous exploser à la figure. Les “accidents” de cuisines n’étaient qu’une gentille répétition de ce qui nous attend.
Une fois la terre entièrement recouverte de ce magma infâme, nous serons moins beaux à voir que des pigeons croupissants dans leurs déjections séculaires. Les plus fines particules resteront en suspension dans l’air, le rendant irrespirable, et le Soleil ne pouvant pas percer ce nuage opaque, la végétation en sera directement victime.
Après la mort du règne végétal, tout l’équilibre écologique partira à la trappe, et les pauvres humains que nous sommes, apprentis sorciers, seront très vite rayés de la carte, sauf pour les plus chanceux qui auront pu s’échapper à temps sur une station orbitale.


Je restais pantois. Ce n’était pas le genre de type à vous monter un tel bateau. Mais s’il disait vrai, j’envisageais la fin de mes jours sous un angle particulièrement peu glorieux.

- Et peut-on savoir vers quelle année est prévue cette pluie d’ordures ?
- C’est une affaire de quelques semaines.
- Comment ? Mais c’est incroyable, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de plan d’urgence pour protéger la population ?
- Et pour faire quoi ? Provoquer une panique générale, des émeutes dans les rues, une guerre civile ? Le meilleur moyen de se sauver est de quitter la Terre, et en rassemblant tous les astronefs capables de transporter des passagers non entraînés et en faisant des navettes permanentes, seule une dizaine de milliers de rescapés pourra être évacuée. Et pour aller où ? Sur nos stations orbitales faites pour une centaine de personnes maximum ? Comme ça ils pourront mourir asphyxiés sur orbite du fait d’installations de production d’air insuffisantes ?

Évidemment, il avait raison. Il continua :

- La seule solution est de faire face, ici même, sur la Terre. Plutôt que de gaspiller toute l’énergie disponible, nous avons décidé de ne plus tenter l’impossible pour un résultat inexistant. Nous préférons stocker toutes les ressources possibles afin de pouvoir survivre sur la Terre malgré le cataclysme inévitable. Nous inventorions l’ADN de toutes les espèces animales et végétales, afin de pouvoir les recréer lorsque la situation redeviendra normale. Et nous nous préparons à vivre sur base d’une nouvelle source d’énergie.

- Ah. Et laquelle ?
- La bio-méthanisation. Une énergie qui sera abondante, c’est le moins qu’on puisse dire. Parce que tous les déchets organiques dispersés à la surface de la Terre vont produire du gaz par décomposition et cette manne céleste sera à portée de la main. Tu te rends compte ? Plus besoin de creuser le sol pour extraire des combustibles fossiles, tout sera disponible dans l’atmosphère. On inventera des véhicules dont le moteur utilisera le combustible qu’il trouvera autour de lui, la température étant toujours plus élevée, il ne sera plus nécessaire de se chauffer.
Des laboratoires sont déjà en train d’étudier la possibilité de produire de la nourriture synthétisée à partir des déchets organiques au moyen de bactéries présentes dans le lisier pulvérisé...

Mon interlocuteur semblait pris d’une frénésie incontrôlable. Comment pouvait-il trouver un intérêt à la situation, en dépit de la catastrophe humanitaire dont il était question ? Pour ma part, j’en avais assez entendu. Je ne savais pas vraiment ce que je pouvais faire, mais il était certain qu’il fallait agir, que ce soit pour soi-même, pour quelques personnes ou pour l’humanité entière.

Des gens, imbus de leur science, obnubilés par le profit, avaient utilisé pour leur compte, et dans le plus grand secret, des technologies invraisemblables, sans mesurer les conséquences potentielles. Il en avait toujours été ainsi.

Un siècle plus tôt, on préférait brûler du combustible fossile, charbon, puis pétrole, gaz, et on s’était même essayé au nucléaire, alors que la plus belle centrale nucléaire, qui ne nous avait pas coûté un Franc, et qui suffisait à produire assez d’énergie pour toute la planète se trouvait sous notre nez depuis des millénaires, tout en offrant la meilleure sécurité possible, étant située à 150 millions de kilomètres de chez nous : le Soleil. Cellules photo-voltaïques, échangeurs thermiques, éoliennes, tous ces procédés pouvant produire de l’énergie propre, directement ou indirectement dispensées généreusement par le Soleil n’avaient pas la cote, car “ce qui est trop simple à obtenir ne se vend pas très cher”.

Nous étions à la veille de la plus grande catastrophe pour l’humanité, et ces gens continuaient à essayer de trouver des sources de profit en exploitant la situation, sans verser une larme pour les millions de victimes directes de leurs exactions passées.
Nous allions vivre ce qui ressemblait à une caricature des errements des siècles précédents.

Mais rien ne changeait jamais. Je regardais une fois encore mon “savant fou” qui tournicotait en m’expliquant les bienfaits de la future économie. Mais je ne voulais plus l’écouter et lui tournant le dos, je m’apprêtai à partir en me demandant s’il était encore possible de le sauver de lui-même, lorsque je l’entendis me dire :

- “Si tu veux un bon conseil, achète des actions dans la compagnie du Gaz, tu te feras un pont d’or en un rien de temps”
Non, décidément, irrécupérable ! Je le quittai en me défendant de la seule arme qui me restait : un peu d’humour.
- Je dois m’en aller. Je vais calfeutrer ma maison et occulter toutes les fenêtres. Mon chat adore tellement fouiller les poubelles. Il risque de devenir fou, avec ce qui va nous tomber dessus !


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