21/12/2001 - Jerôme Karsz
Deuxièmes chances

J’ai froid. Et j’ai mal au ventre. Un peu comme si on m’avait opéré de l’appendicite sans anesthésie. Je suis allongé, nu comme un ver, sur une surface froide et lisse. Quelqu’un a disposé sur moi un drap verdâtre, sans doute pour respecter ma pudeur. Au-dessus de moi, des néons éclairent faiblement la salle, mais je n’ose pas encore tourner la tête pour inspecter les alentours. Après quelques secondes à écouter le ronronnement de quelque machine, j’entame un lent mouvement destiné à me redresser sans tomber d’un côté ou de l’autre de la planche sur laquelle je suis allongé. Juste à côté de moi se trouve une tablette présentant des outils de chirurgien tachés de sang : pinces, scalpels, bistouris… Mon geste, bien qu'il n'ait pas été brusque, me fait tourner la tête et relance la douleur de mon ventre, et c'est tout juste si je ne bascule pas en arrière.

Une fois ressaisi, je regarde autour de moi, mais je sens que mon cou ne se tourne pas de façon tout à fait normale, surtout sur la gauche. Dans la salle, d'autres tables d'opération identiques à la mienne sont recouvertes de cadavres. Une demi-douzaine de corps sont ainsi disposés, d'autres dépassent des tiroirs sortant du mur. Je n'ai plus du tout froid maintenant, et la douleur s'est estompée. Elle a laissé place à autre chose, de douloureux aussi, mais différent : une énorme faim, une fringale comme je n'en ai jamais ressenti… Autour de moi, tout est parfaitement propre, et une odeur mêlée de désinfectant et de pourriture règne sur les lieux (des deux odeurs, c'est encore celle des désinfectants qui me gêne le plus).

C'est manifestement la morgue d'un hôpital.

Ça me revient maintenant : cette bagarre au bar, et ce poivrot qui avait sorti un couteau en beuglant… J'ai attrapé son bras pour le désarmer, on a roulé par terre et puis cette douleur effroyable. J'ai mis la main sur ma blessure, le sang coulait à gros bouillons entre mes doigts, et des gens ont commencé à crier. Puis plus rien.

Je me lève. Immédiatement, je sens que quelque chose ne va pas. Je baisse les yeux, et c'est avec stupéfaction que je vois mes intestins qui se sont éparpillés sur le carrelage. Au milieu, des matières fécales et du sang couleur de rouille. Pas très ragoûtant. La vue du sang, pourtant, ravive encore davantage ma faim. Je n'ai rien ressenti : aucune douleur, aucune sensation. En fait, à part le besoin douloureux de manger quelque chose, je ne ressens plus rien. Le froid de la table ou du parquet, l'agressivité de l'éclairage, tout a disparu.

Je me baisse et ramène à moi mes intestins, tentant en vain de les remettre en place. N'y connaissant rien en anatomie, ma seule ambition est d'en faire tenir le maximum dans mon ventre, et voire après quoi faire avec le reste. Je bouche l'ouverture béante et retiens le surplus avec ma main, mais c'est sûr, ils ne tiendront pas tout seuls, je sens la pression qu'ils exercent sur ma main pour ressortir. Bon. Sur la table, je trouve une espèce de grosse agrafeuse, une "brocheuse", je crois. Je m'appuie sur la tablette, presse fortement contre mon intestin, et "klak!", me broche avec la machine. Au bout de cinq accroches, tout a l'air solidement fixé, du moins pour l'instant. Il faudra cependant que j'évite tout mouvement brusque.
De la même manière, je broche le surplus intestinal sur mon abdomen : cela y crée une nette excroissance, mais je ne vois pas d'autre solution dans l'immédiat. Dans l'un des placards près de la porte, je trouve mon bonheur : des chaussons, un pantalon genre pyjama de détenu, une blouse blanche et un masque. Si je veux sortir d'ici, ce sera plus discret que de me promener tout nu dans les couloirs… En plus, un système d'élastique permet d'adapter la tenue à n'importe quelle stature et morphologie (ce qui m'arrange, car avec mes intestins accrochés sur le ventre, j'ai bien gagné 6 ou 8 tailles…). Je mets dix bonnes minutes à enfiler cette tenue, non sans difficultés.

Après m'être ainsi habillé, je prends une minute pour m'observer dans une glace : assez impressionnant ! Mon visage, tout d'abord, n'est plus qu'un vestige de ce qu'il était autrefois (je ne veux pas me vanter, mais j'étais plutôt beau gosse, avant ; en tout cas, j'étais humain) : un de mes globes oculaires semble sur le point de tomber, juste retenu par le nerf optique. Je remédie tout de suite à ce détail, en le repoussant à fond dans son orbite. J'ai également un problème à la bouche : il me manque toute la partie supérieure des lèvres (et une demi-douzaine de dents, aussi : peut-être cette rumeur selon laquelle les étudiants en médecine revendent des dents de morts aux cabinets dentaires est-elle fondée ?).

À la réflexion, je me trouve tout de même bien plus abîmé que je ne devrais l'être après un coup de couteau : j'imagine qu'il y a dû avoir un mouvement de panique dans le bar juste après la bagarre, et que j'ai été piétiné et re-piétiné par les clients effrayés. Je remarque aussi que ma nuque semble avoir été brisée ou du moins fêlée, c'était sûrement ce qui me gênait tout à l'heure pour tourner la tête. En tout cas, rien à faire, impossible de la tourner sur la gauche. Pour ma bouche, je place sur mon visage le masque de chirurgien en fixant les élastiques derrière mes oreilles, et en les brochant dessus pour plus de sécurité : klak !, klak !
Un dernier coup d'œil dans la glace : bon, ça pourrait être pire… Si personne ne s'approche de trop près, je pense pouvoir sortir de cet hôpital sans problème. En fait, la seule chose qui me pousse à sortir d'ici est cette faim intenable qui gronde en moi. Je pourrais bien croquer dans un de ces corps étendus là, mais je sais par instinct que cela ne calmera que temporairement mon avidité.

Je sors. Couloir en T. Je choisis au hasard une des directions, et je m'engage dans le corridor en m'appuyant sur les murs. On doit être en pleine nuit parce que tout est désert, il n'y a pas âme qui vive. Les seuls bruits audibles viennent de moi, en fait : mes pieds qui traînent sur le sol, et, c'est nouveau, un espèce de gémissement rauque que je n'arrive pas à contenir et qui, je le sens, ne partira qu'avec l'ingurgitation de chair fraîche.

J'hésite en fait à rentrer dans une de ces chambres, et à me soulager avec un malade quelconque, jusqu'au moment où, passant une porte à battant, une infirmière sort de la chambre d'un malade, l'air alarmé. Elle est plutôt jolie, brunette avec des grands yeux verts, et elle me prie de venir l'aider. Dès que je la vois, je sais que je ne pourrais résister à un si joli morceau. Et d'ailleurs, je ne veux pas résister : elle est si belle. Entrant rapidement dans la chambre du malade en question, elle me tourne le dos, et me désignant du menton le jeune homme endormi, me demande si je peux l'examiner.
M. Marchand, m'explique-t-elle, semble faire une réaction à un nouveau médicament. Je l'ai suivi dans la pièce, et je la fixe quelques secondes. C'est à son regard que je me rends compte que quelque chose cloche : depuis tout à l'heure, sûrement depuis notre rencontre, mes gémissements se sont accentués, à un tel point que même le malade réveillé m'observe avec appréhension, maintenant. L'infirmière a reculé d'un ou deux pas, et a porté sa main sur son nez, comme pour se protéger d'une odeur dérangeante.
- Docteur ? Docteur ?

La deuxième fois, le mot a été prononcé plus rapidement, et la brunette continue à reculer vers le fond de la chambre de M. Marchand. Cette idiote va se mettre à crier, c'est sûr, ou pire, elle va appeler la sécurité. Je referme tant bien que mal la porte derrière moi, et m'avance vers elle. Ce que j'ai faim ! Sur le lit, le malade est à présent complètement réveillé, et il cherche à attraper le téléphone, tandis que la jeune femme a saisi un déambulateur et menace de me le lancer au visage. Elle commence à pousser des hurlements stridents, et Marchand compose en tremblant un numéro de téléphone.

Je n'ai pas de temps à perdre ! Je saisis le pied du patient, et le tire violemment à moi : le lit en est tout entier ébranlé, et j'entends le téléphone qui tombe par terre. Marchand pousse un hurlement de douleur, je lui ai, semble-t-il, brisé la jambe. C'est parfait. À ce moment, l'infirmière passe à l'attaque. Je m'attendais à ce qu'elle me lance son jouet, ce que j'aurai laissé faire sans bouger : après, elle aurait été à ma merci. Mais elle est plus maligne que ça, car elle me fonce dessus les pattes du déambulateur dressées vers moi, et, dans un grand cri rageur, me fait tomber à la renverse.
Elle m'écrase maintenant la cage thoracique avec le déambulateur, et on entend nettement plusieurs côtes se casser sous son poids. Les broches qui bloquaient mon masque ont cédé elles aussi, le masque tombe et elle a un hoquet de dégoût en voyant mon visage. De mon côté, je suis pratiquement immobilisé par l'appareillage, et je ne peux me libérer que lorsqu'elle se relève, côté porte, et qu'elle s'enfuit à toutes jambes.

Je me relève, mais elle a déjà disparu dans les couloirs. Je n'ai aucune chance de la retrouver, maintenant. La situation n'est pas brillante… Marchand tente de quitter son lit, mais il est entravé par les draps, et je l'attrape sans peine. Juste avant de lui briser la nuque, j'aperçois son tatouage sur l'omoplate droite, représentant une tête de mort ailée. Je me penche ensuite sur son corps, et satisfais rapidement ma faim vorace.
Quelques minutes après, rassasié, je quitte la pièce, sans même jeter un œil à ce qui reste de Marchand, l'appétissant Marchand, au pied du lit. Je vais droit aux ascenseurs, et appuie sur le bouton du rez-de-chaussée.

Les portes s'ouvrent sur le hall d'accueil de l'hôpital. Marbre, kiosque à journaux, odeur de café. Il n'y a personne de visible, excepté deux policiers armés de mitraillettes braquées sur moi et vêtus de gilets pare-balles. L'un des deux m'ordonne de lever les bras et de décliner mon identité. Je n'ai pas le choix, j'avance. Nouveau cri de l'officier de police. J'avance encore. Les premières rafales m'atteignent aux jambes, et je tombe au sol : le choc m'a juste fait perdre mon équilibre, mais je n'ai ressenti aucune douleur. J'essaie de me relever en attrapant la barre métallique, mais j'entends à nouveau les détonations. Une impression semblable à la perte de conscience juste avant de s'endormir me saisit.

J'ai froid. Et j'ai terriblement mal au cou, j'ai dû tomber de mon lit. J'ai aussi une impression bizarre de brûlure diffuse notamment à l'endroit de mon tatouage, sur mon omoplate droite.
Je suis allongé, nu comme un ver, sur une surface froide et lisse…


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