21/12/2001 - Babel Master
Une page de terreur

Quand la réalité dépasse l'affliction

L’homme se tenait assis, confortablement dans l’un des nombreux sièges de cet avion.
Un calepin à la main, un stylo dans l’autre, le front plissé par la concentration, il semblait se débattre dans un dialogue intérieur sans issue...

-”Alors bon, comment commencer cette histoire ? Essayons :”

-”C’est l’histoire d’un mec qui... “

-”Non, trop vulgaire, et trop blague de bistrot. Voyons plutôt :”

-”Il était une fois...”

-”Mmmpff, trop ringard. Et puis c’est pas pour les mioches que je veux parler. Allons : “

-”L’histoire que je vais vous conter est incroyable mais vraie, et si elle ne change pas votre vie, elle devrait cependant marquer les mémoires pour des générations...”

-”Mais pour qui je me prends, là ? Enfin, c’est pas possible d’être aussi prétentieux. Pfff! Bon, faisons plus simple : “

-”L’homme avança à pas feutrés, dans la pénombre glauque de la ruelle. Le temps suspendit son cours. On le sentait. Quelque chose de terrible allait se produire. Dans le ciel gris, les corbeaux tournoyaient en croassant, tels des vautours urbains dont les tours auraient remplacé les palmiers et...”

-”Mais c’est à chier, nom d’un chien, c’est pas vrai. Mais qu’est-ce que c’est compliqué de commencer une histoire. Bon, tant pis. Je n’écris pas le début. Je n’ai qu’à commencer par le millieu. Si l’histoire est déjà commencée, le lecteur n’aura qu’à imaginer le début. Après tout, pourquoi devrais-je faire tout le boulot, hein ?”

L’homme se mit à griffonner page après page. Le corps de l’intrigue ne semblait lui poser aucun problème d’inspiration.

“... mais il n’eut aucune pitié... Il actionna le détonateur et dans une gerbe de flamme, son corps se disloqua, emportant avec lui de nombreuses innocentes victimes... la poursuite dans un train d’enfer... le percuta de plein fouet...”

Après quelques minutes de productivité intense, il s’arrêta net, le regard interrogateur.

“Et je la termine comment, cette histoire ? Zut, je n’y avais pas songé. Ben oui, ça va être aussi dur que pour le début ça. Comment terminer en faisant rire, ou pleurer, ou grincer des dents ? Merde ! Encore une complication. Je ne sais pas comment on fait ça, moi !”

-”Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants... “

-”Non, ça va de pair avec l’intro il était une fois”

-”Mais cela était une autre histoire...”

-”Non, c’est pas d’une autre histoire que je veux parler. Voyons : “

-”En route pour de nouvelles aventures...”

-”Cynique, quand tout le monde a clamsé, le héros en prime, je ne vois pas comment envisager d’autres aventures. Nom de nom de nom de dieu ! Quelle galère ! Mais dans quelle galère me suis-je fourré ? Laissons tomber. De toute façon, avec le temps qu’il me reste, je ne deviendrais jamais écrivain. C’est certain. Et puis d’abord, écrire, c’est comme piloter un avion. Pas besoin d’être capable de décoller ou d'atterrir, du moment qu’on peut tenir un cap, juste le temps qu’il faut.”

Il leva la tête et aperçut un de ses compères qui lui fit signe.

-”Bon, de toute façon, c’est l’heure. Il faut y aller...”

Il rangea son stylo dans une de ses poches de veste et en sortit un cutter, puis se leva d’un air résigné mais décidé et se dirigea vers la cabine de pilotage.
...
...
Non, il ne deviendra jamais un bon ni un mauvais écrivain. Il n’en aura pas le temps. Et s’il fut victime, comme tant d’autres, du syndrome de la page blanche, c’est pourtant l’une des pages les plus noires de l’Histoire qu’il écrivit.

Ne cherchez pas la chute, il n’y en aura pas... bien que la fin soit percutante.


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