20/01/2002 - Erwan Chuberre
Le royaume perdu des fées - 1..8

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Promis, demain j’investis dans un ordinateur portable. J’appelle Cetelem et je m’endette pour les cinq années qui arrivent !
Bon, une dernière clope avant de laisser tomber complètement. Bilan de mon après-midi littéraire : l’admiration de mes Lucky, consumées sous la pression de mes lèvres, la vision chaotique du fond de mon cendrier peuplé de mégots écrabouillés.
Encore trop de cadavres, et pas la moindre ligne valable, juste la date : le dix juillet 2001.
C’est de la faute du stylo, j’en suis certain. Il tétanise les idées de mon cerveau. C’est le boycott du stylo publicitaire, jaloux de ne pas ressembler à un beau plume tout orné de dorures, la plume triomphante! L’éternel combat de David et Goliath...
J’aurai du m’en douter, je ne rédige pas une vulgaire liste de courses à faire au supermarché du coin, j’écris ma vie! (enfin, ma vie sexuelle.)
Avec un ordinateur, ce sentiment d’infériorité n’aurait pas existé. C’est la douce osmose entre les doigts et les touches du clavier. J’en suis persuadé. Tu tapes et les idées sont libres pour s’inscrire sur le moniteur. Aucune angoisse de la page blanche, la phobie de l’écrivain...
Toutefois, si j’ai en moi toutes les qualités de l’angoissé, suis-je pour autant destiné à l’écriture?
Je ne sais pas.
On dira que “oui”, en désespoir de cause. Je connais les mêmes angoisses qu’un Rimbaud ou qu’un Oscar Wilde. Il faut juste qu’elles s’extirpent de ma tête pour se poser en douceur sur la page blanche, sous péridurale, de préférence.

Mince! Il est déjà dix neuf heures. A trop admirer mes cigarettes, j’en ai oublié le temps. Vite, il faut que j’enlève mon habit d’auteur, car en plus d’être un écrivain boudé par sa muse, je risque d’être un chômeur de plus.

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Et oui, à défaut d’être la nouvelle Colette au masculin, je suis barman.

Yan du Jet, c’est moi!
Le Jet, un petit bar coquet où personne ne va. Pourtant, lors de ma première semaine, entrer dans la peau d’un barman (j’étais comédien) a fait naître en moi une ambition dévorante pour ce lieu. Transformer ce bar désert en un rendez-vous incontournable de la vie gay (je suis toujours homo) montpelliéraine, voire le rendez-vous obligé pour être tendance, voilà le but que je m’étais fixé!

Cet enthousiasme fut de courte durée. Je voulais la jouer à la parisienne (j’étais parisien), j’ai créé les happy hours soit deux bières pour le prix d’une. Le succès dura deux soirs! Le troisième soir, les fûts de pression étaient vides et les clients furieux. Je proposais donc d’augmenter nos commandes au distributeur mais Francis, le patron virtuel du Jet, rejeta cette requête en prétextant qu’il ne fallait pas brusquer les mentalités, il me conseilla, par ailleurs, de me méfier de mon parisianisme aigu !
Je ne voyais pas le rapport...

Lionel, mon doux collègue, que j’aurai adoré voir manger par les mygales, trop jaloux de l’initiative de mes happy hours, acheva cet échec cuisant par un:
- Je t’avais bien prévenu, na, na, na, na, nère!
Stupide!

Qu’importe...
Je ne suis qu’un employé, ce n’est pas mon bar. Je me limite au strict minimum. Si Francis se fiche de savoir si le Jet attire du monde ou non, c’est son problème. De toute façon, il ne vient qu’une fois par mois pour offrir des jus de fraise à ses copines hystériques, des infirmières qui l’ont bichonné suite à un accident de mini-golf!
Le reste lui est égal.
Cette indifférence cache quelque chose. Il doit y avoir de l’arnaque quelque part...

Francis a tout du maffieux sorti tout droit du Parrain, il est obèse, fume le cigare, toujours content de lui et de tous les autres bars qui lui appartiennent à Montpellier. Maintenant, maffieux ou pas, tant qu’il n’est pas zoophile et que je touche mon chèque à la fin du mois, le reste ne me regarde pas!

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“ Moi, j’essuie les verres au fond du café,
J’ai rien d’autre à faire,
Que d’écouter mes CD...”
Oui, ça j’adore! Pour palier le silence de ce bar fantôme, je mets mes disques préférés en augmentant le volume de la sono du Jet à son maximum.

En bon homo que je suis, toutes mes copines pop sont là, avec une nette préférence pour Mylène Farmer, la diva des gays dans toute sa magnificence. Toutefois, écouter Mylène à fond n’est pas sans risque, si des fées* passent dans la rue, elles seront irrésistiblement attirées par la voix de la sirène.
Mais, j’ai ma botte secrète!
Si une d’entre elles pose son talon compensé dans le Jet, je change de CD et mets la compil’ du Bouddha bar, le remède infaillible pour faire fuir les fées!
En ce moment, j’écoute Klaus Nomi, elles sont trop jeunes pour le connaître. Je suis tranquille pour essuyer mes verres, fumer mes Lucky en attendant l’heure de la libération.

J’espère que Lionel ne viendra pas briser ma solitude! Même s’il a fait l’ouverture, Lionel a une vie sociale tellement trépidante qu’il peut passer toutes ses journées au Jet.
Et moi, j’ai du mal à le sentir derrière mon dos, chose, qui d’habitude ne dérange aucunement. Au contraire... Sans omettre le fait que Mylène perde aussitôt son monopole pour privilégier la chanteuse Enzo Enzo. Beurk!

Pour sa défense, Lionel, c’est pas le mauvais gars, il est juste d’une stupidité terrifiante élevant Philippe Candellero au rang d’intellectuel !
- Non, Lionel, on ne dit pas “si j’aurai su”, tout comme “on va chez le coiffeur” et non pas “au coiffeur”!

Chacune de ces phrases est une agression pour la langue française.
Et je ne parle pas de cet inconditionnel amour pour lui-même ! Il se croit tellement beau qu’il comprend pourquoi les autres ne le draguent pas:
- Ils n’osent pas !


*fée : n.f. créature réelle de forme féminine au sexe masculin habillée de vêtements taille quatre ans parsemés de paillettes. Point particulier : connaît toutes les chorégraphies de Mylène Farmer et de Madonna, et pleure en écoutant Hélène Ségara.

L’autre jour, il a passé une annonce dans un gratuit gay qui commençait par : “réel bo gosse, 25 ans, bien foutu...” alors qu’il est aussi moche qu’un cachou, qu’il a trente ans et qu’il est rachitique.
Sans commentaire.
Physique ingrat mais bon fond ?
Même pas, hyper caractériel, il décourage le peu de clients qui s’égarent au Jet. Le dernier en date était un charmant étudiant marocain et anarchiste. Lionel s’est montré très désagréable envers le jeune homme qui devait être soit trop marocain, soit trop anarchiste à son goût.

Je ne le saurai jamais..

Au moins, avec les fées je suis beaucoup plus élégant et diplomate, je les fais partir en musique !

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Montpellier - Paris.
Temps du trajet en TGV : trois heures et quart !
Qui dit mieux ? Que demander de plus ?
Une chose : voyager dans le calme...

Si le quart du compartiment aspire au même silence que le mien, le reste, soit les trois autres quarts, est composé d’une bande de supporters de rugby.
Je me trompais en pensant que les fans de foot étaient les pires ! Je place les supporters de rugby à la plus haute marche du podium de la “beauf’ attitude”, bien loin de l’image glamour et sexy que leurs idoles nous offrent dans le calendrier 2002 aux accents si gay.
Leurs disciples sont, malheureusement, loin de posséder leurs attributs, plus proches de la crevette que du taureau musculeux et viril...
Quant à leur matière grise, elle se limite à faire des paris pour savoir lequel d’entre eux serait capable de traverser le wagon nu.
Faîtes que personne ne gagne !

Méthode zen pour oublier ce vacarme :
Concentration sur la respiration.
Visualisation du week-end qui m’attend à Paris.
Inspiration, expiration, inspiration, expiration.
Je suis seul dans ma tête, je vole au-dessus de Paris.

J’espère que Cathy sera à la gare. On file direct chez Matthieu qui doit me présenter son nouveau mari, le fameux Fifi. J’espère que ce sera le bon cette fois-ci !
Matthieu n’a jamais eu de chance avec ses petits copains, le dernier en date lui a saccagé son ancien studio tout en déféquant un peu partout sauf là où il est convenable de faire !
A priori, le seul mal que Fifi lui fasse pour l’instant est celui de lui faire du bien. Donc...
Et même si Cathy le trouve “prétentieux et imbus de lui-même”, je pars sans préjugé.
Si Matthieu est heureux avec lui, c’est le principal !

Je ne vois pas Cathy. Il y a tellement de monde sur ce quai. En fixant le foule, je fronce mes sourcils en me concentrant sur l’image de sa crinière rousse. C’est impossible de la louper.
Quand une tornade me fonce dessus. C’est ma petite Cathy!
- Hello ! Bienvenue à Paris !
- Hello girl ! lui répondis-je tout souriant, réellement heureux de la revoir.
Tout en me tirant par la manche de ma veste en cuir vers la sortie, Cathy commence un long monologue dont elle a le secret :
- J’espère que tu remarques que c’est moi qui suis venu te chercher à la gare... Bon, je l’avoue, j’ai quand même pas mal hésité... Puis, j’ai eu trop mal au cœur à l’idée de te laisser prendre le métro...
(oui, pour deux arrêts de métro, trop dur ! pensais-je).
- Donc, j’ai pris mon courage à deux mains laissant Matthieu et Fifi achever les préparatifs du repas...
(maintenant, je comprends.)
- Tu connais pas encore Fifi, toi ? Tu verras, il est gentil mais un peu lourd... C’est dingue parce qu’il ne fait pas du tout mais pas du tout homo ! Je dirai même qu’il fait hétéro, limite bœuf ! ...
(pourquoi, il fait du rugby ? ).
- Enfin, ça ne l’empêche pas d’être sympa... Bon, où est-ce que j’ai garé ma titinne ? ... Et toi ? Montpellier ? Ca te plaît toujours autant ? Tu as vraiment fait le bon choix de quitter Paris, tu as moins de cernes ! ...Je dois être affreuse à côté ! ... Je donnerai tout pour retourner vivre au soleil ! La grisaille parisienne ne me convient pas, je suis une fille du sud... J’étais sûre d’avoir garé ma voiture dans cette rue ! ... Si demain, on me proposait un super boulot dans le sud, c’est clair, je n’hésite pas ! ... Mais pour l’instant, je bosse à fond sur le lancement d’une nouvelle marque de culotte pour chiens... T’imagines ! Tiens, ça me fait penser, je ne t’ai pas dit mais ma sœur Stéphanie va avoir un petit garçon en septembre, une petite vierge ! J’adore !

C’est tout Cathy. En cinq minutes, chrono en main, je sais tout sur son actualité et sur les derniers potins.
- Ah ! Là voilà ! Ma petite titinne jaune ! s’exclame-t-elle victorieusement.
Au volant, Cathy est muette comme une taupe, trop préoccupée par ce qu’il se passe sur la route. Je savoure enfin le silence !
Nous passons par mon ancien quartier : la Bastille. Petit pincement au cœur.
Rien n’a changé, pourtant tout me paraît plus grand qu’avant. Mon départ ne date que de quatre mois !
Drôle de sensation, je me sens devenu étranger à cette ville. Comme un enfant désobéissant qui revient d’une fugue dont il est peu fier. Je ressens, mal à l’aise, le silence pesant et accusateur de ma mère.

Ces pensées se dissipèrent quand il a fallu trouver une place pour la titinne. Nous l’avons cherché pendant trente minutes.
Cathy a toujours eu comme point d’honneur de trouver la place parfaite ! En oubliant que, dès vingt-deux heures, les parisiens se garent n’importe où et, de préférence, n’importe comment !

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La soirée est placée sous le signe de l’amitié. Tous excités de se retrouver autour d’une bonne table !
Fifi avait bien fait les choses :
- Mylène en fond sonore,
- des canapés de saumon,
- des rondelettes de chorizo,
- des pics de gruyère,
- des bâtons de surimi,
- du rôti froid avec des pommes de terre,
- et de la Danette !

Pour couronner ce repas diététique, du bon vin, en veux-tu, en voilà !
Il a du être sacrément briefé par Matthieu, c’est le repas idéal !
Si Fifi a effectivement un humour un peu lourdaud avec ses calembours assez limites sur les blondes, les juifs et les arabes, il est plutôt du genre agréable. Certes, il en fait beaucoup, mais c’est une façon de dissimuler le malaise d’être jugé par le meilleur ami de son copain. C’est donc légitime. Il sait à quel point mon avis est important pour Matthieu.

Durant la soirée, Cathy fait son animatrice avec comme unique jouissance, nous tendre des bâtons pour se faire battre !
- Oui, qui peut me dire où se trouve le mâle parfait dans notre société ? Le mec bien sous tout rapport, hyper sapé, belle gueule qui m’ouvre la porte quand j’entre dans une pièce, il n’est pas pour moi, il est pour vous. Moi, en tant que femme, j’hérite du balourd qui m’écraserait pour passer devant moi. Et bien sûr, lui, il est hétéro !
- Mais, c’est parce que tu ne cherches pas au bon endroit, lui dit Matthieu.
- Oui, repris-je, va donc traîner ta sensualité de femme fatale dans les bars de Saint-Germain. Les homos ne sont pas très Rive Gauche !
- Ah oui, pour qu’on me prenne pour une pute ! Non, merci. Toute seule au bar à attendre le mac, trop peu pour moi! s’exclame Cathy faussement offusquée.
- Deviens donc lesbienne! Tu en as tous les charmes, sensuelle, généreuse, autoritaire...
Cathy me coupe, vexée et furieuse. La phrase à ne pas dire.
- Plutôt mourir ! ... Non, mon prince charmant existe quelque part. Chaque pot a son couvercle. En attendant son arrivée, je reste chez moi avec Léon, mon chat. Lui, au moins, il m’aime comme je suis. Et comme je ne peux pas compter sur mes amis pour me sortir ailleurs que dans des endroits remplis de folles perdues et d’obsédés de la braguette !
Le regard de Matthieu croise le mien. Sans commentaire.

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La soirée continue au Bataclan pour la nuit des Follivores. Une piste surpeuplée d’éphèbes torse nu sortis tout droit d’un show de Britney Spears reprenant en chœur un des hymnes gays de ces dernières années:
“ C’est pas ma faute,
Et quand je donne ma langue aux chats
Je vois les autres
Tous prêts à se jeter sur moi...”

Et qui l’on voit au milieu de ces Lolita musclées, s’agitant comme une furie et hurlant plus fort que les autres?
Cathy.
Une fois avoir posé son vestiaire, Cathy s’est jetée dans la danse. C’est sa façon de décuver son vin et d’oublier ses malheurs de vieille fille. Rendez-vous à six heures pour la fermeture.
Fifi n’a pas voulu nous accompagner. Il n’aime pas ce genre de soirée :
- Comment peut-on s’éclater sur toutes les vieilleries des années 80 ? C’est trop ringard !
Libre à lui de trouver Julie Piétri ringarde. Moi, j’adore son Eve, lève-toi et, obsolète ou pas, je ne m’en lasse pas ! Matthieu, non plus, qui, dès les premières notes de ce tube, fonce dans cette ambiance délirante et si délicieusement superficielle.
Vive l’ère du kitsch ! Célébrons les Corinne Charby et autres Jeanne Mas !
La nuit des Follivores est bien la seule soirée parisienne où se mêlent toutes les castes du milieu gay. On y croise les accrocs du Gymnase Club, les Miss Mélusine, les cuirs au crâne rasé et les étudiants BCBG. Ils sont tous là, réunis pour se laisser aller sans fausse pudeur et sans substance illicite.
Quant à l’indice drague, il atteint le moins l’infini : comment peut-on décemment fantasmer sur un garçon sautillant qui se prend pour un lapin sur du Chantal Goya ?

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8 H 30. Réveil. Dur, dur ! J’ai affreusement mal aux cheveux !
Direction sous la douche. J’essaye d’être le plus silencieux que possible. Fifi et Matthieu doivent encore dormir. Je dois traverser leur chambre pour atteindre la salle de bain. J’espère que je n’arrive pas au moment de l’érection matinale, ce serait gênant...
Oh! Ne sont-ils pas mignons ? Ils dorment comme des bébés. Un bébé très poilu concernant Fifi. J’espère qu’il évite de porter des marcels, c’est assez effrayant ! Il en a même sur le dos... Il faut que je me presse. Le jet d’eau chaude calme un peu ma migraine, même si le son de la douche est encore un peu fort pour mes oreilles. Rasage, brossage des dents ( les dents du bonheur ! Foutaises !), déodorant.

Ca va. Mes traits ne sont pas trop tirés. Pour trente ans, je n’ai pas à me plaindre, j’ai connu des reflets plus terrifiants.
Maintenant, je me faufile doucement, tel un serpent affamé dans la cuisine. La cafetière est remplie. Délicate attention. Le café avalé, retour à la salle de bain pour la touche finale et primordiale : le gel !
On ne sait jamais, j’aurais pu me décoiffer en buvant le café...

J’avais oublié l’odeur si particulière du métro. Une odeur qui a bien changé au cours des années.
A dix-huit ans, bizarrement, j’associais cette odeur à celle du succès, des espoirs. Plus je grandis (je déteste le verbe “vieillir” me concernant), plus je trouve que cette odeur a des relents de moisi. Ca doit être l’humidité.
Je respire un maximum par la bouche. Je ne me sens pas très bien. Rien de pire que l’attente d’un métro le dimanche.
Pourquoi n’y suis-je pas allé à pied ?
Au moment où je décide de sortir de ce placard puant, le métro arrive... Je cède et m’engouffre dans le wagon.
Quatre arrêts. Ce n’est pas la fin du monde !
Les nausées de cette nuit arrosée m’assaillent. Mon cœur s’accélère. Je le presse sous la paume de ma main droite pour le calmer tout en prenant mon pouls avec la main gauche.
Doucement...
Il faut que je régularise ma respiration. Concentration.
Encore deux arrêts. Tout doux.
Les battements se calment. Un arrêt.

Ouf ! Ca y est, on est arrivé à la station “Richard Lenoir”. Les portes de mon corbillard s’ouvrent. J’essaye de marcher le plus normalement possible sur le quai tout en me pressant vers la sortie. Encore un escalier...
Un film au ralenti. Le condamné quitte le couloir des ténèbres pour franchir la dernière marche qui l’amène vers la vie.
Victoire, j’ai réussi ! Je suis dehors, j’ai le droit de vivre encore un peu.
Merci mon Dieu.

Boulevard Richard Lenoir. Numéro 47. Code OB241. Troisième étage à gauche en sortant de l’ascenseur. J’espère qu’il sera chez lui.
On devrait interdire aux gueules de bois de prendre le métro.
Je sonne une fois, deux fois, trois fois. Le verrou s’active. Il est là! Beau comme un boys band, Romain, tout sourire dehors, se présente sur le seuil de la porte, devant moi.

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Romain, c’était mon colocataire lors de mes derniers mois parisiens.
Avant d’avoir partagé le même appartement dans le onzième arrondissement, nous avons partagé le même lit quelque part vers la Porte de Saint-Ouen. Pas longtemps. Un trimestre...
Assez tout de même pour que je lui sois éternellement attaché. Comme tous mes ex de plus d’un soir, Romain est devenu un ami. Avec lui, c’est encore plus fort, il est devenu un frère. Mon petit frère de sang.

Je crois que jamais je n’ai rencontré un être qui possède un tel potentiel affectif. Quand on le voit, quand on l’écoute, on ne souhaite qu’une chose : le protéger de ce monde cruel qui l’entoure. Un vrai petit Caliméro !
Romain trouve que la vie est un long fleuve tourmenté dont le héros est un vers conquérant, que l’univers entier lui en veut et que l’homme est l’animal le plus cruel qui existe. Il préfère de loin Capucine, sa petite tortue d’eau, aux humains qui l’entourent.
Heureusement, son métier de steward lui demande beaucoup de temps : il évite de trop penser sur la méchanceté du monde !

Il a l’air en pleine forme. Lui, me trouve rayonnant. On s’installe dans le salon. Il n’a pas touché à ma déco. Je suis flatté. Il avait assez râlé quand j’ai voulu imposer mes touches personnelles comme le grand miroir doré, l’affiche géante du film Giorgino et ce vase orange aux bordures rouge vif, un miracle de l’esthétique pop !
Je lui ai tout laissé à mon départ. Je ne pouvais pas m’encombrer, me limitant au strict minimum : mon sac de voyage.
Romain me sert un coca bien glacé, le meilleur médicament pour remettre en fonctionnement mon organisme perturbé. Ma migraine et mes nausées commencent à appartenir au passé, et c’est tant mieux !

Je l’interroge sur son travail chez Air France :
- Incroyable! Ils nous prennent vraiment pour des pantins ! En plus d’être payé avec des cacahuètes, ils nous sucent toute notre énergie comme des moustiques. On n’a le temps de rien faire : à peine rentré de vol, on décolle à nouveau ! Heureusement qu’il y a un syndic pour secouer les dirigeants qui se foutent vraiment de notre gueule, ils vont nous rendre dingo!
Je continue sur ses amours:
- Les Parisiens n’ont pas changé, ils ne savent pas ce qu’ils veulent ! Tu as bien fait de quitter cette jungle. Et je te fais un pas en avant et je recule de trois pas. Avec mes vols, ce n’est pas évident. Quand je quitte Paris, le mec en profite pour faire sa diva au Queen, et à mon retour, il ne souhaite qu’une chose : une bonne petite dînette devant la télé, les pantoufles au pied...
De toute façon, le mec idéal de notre âge, il n’existe pas. Il est parti s’installer en Province avec son mec. Résultat, il reste les jeunes qui ne pensent qu’à prendre des extas sur de la techno à fond et les vieux qui ont foiré leur vie sentimentale et qui courent derrière la jeunesse des mecs de vingt ans. C’est de la folie !
Et à part ça, ça va ? :
Non, mon prêt pour l’appart’ semble interminable ! Les taxes s’accumulent, tu rajoutes les impôts et c’est la totale! Tu te noies dans tes dettes. C’est simple, je ne vais plus chercher mes recommandés à la Poste... A Paris, la vie est de plus en plus chère. Je ne t’explique pas le bordel, en plus avec cet euro qu’ils vont nous imposer. Je vais devenir maboule !

Okay...
Après l’examen de l’individu Romain Lauret, vingt neuf ans, un mètre soixante quinze, blond aux yeux bleus, de poids moyen, originaire de Lilles et accroc du groupe Abba, le diagnostic est :
Il se porte comme un cœur!

En effet, il faut savoir que Romain :
- adore son boulot de steward pour lequel il a quitté une carrière prometteuse de banquier.
- est totalement instable au niveau des garçons. Il est fidèle à l’image que les gens ont des stewards, un amant à chaque escale.
- vit comme tous les homos parisiens (je dirai comme tous les homos en général), bien largement au-dessus de ses moyens.

Il est clair que penser que l’on dépense moins en Province appartient à une des nombreuses légendes à propos de la vie loin de la Capitale.
Même si les loyers sont moins importants et que le prix des cafés n’atteint jamais vingt francs, le coût de la vie en Province est tout aussi élevé, surtout quand on ne possède pas de voiture et que l’on va faire les courses au Monoprix du coin !

Bref, j’ai toujours autant de soucis d’argent et mon compte bancaire n’est toujours pas dans le positif alors que je vis à Montpellier, donc...


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