20/01/2002 - Erwan Chuberre
Le royaume perdu des fées - 17..24

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A croire que personne ne veut rentrer à Montpellier.
Le wagon est quasi vide. Juste un couple fort mal assorti (une perruche et un corbeau) mais apparemment très amoureux. Pendant que le garçon susurre des mots d’amour à l’oreille de sa concubine, celle-ci lui répond par des petits rires étouffés. Il doit lui parler d’une future position du Kamasutra. Je n’aimerai pas être là lors de leur accouplement. On devrait interdire à ces gens de procréer !
Je n’aime pas les amoureux. Tout ce bonheur m’est insupportable.
Oh... Jalousie, tu me tues la vie !

Après avoir quitté Romain et Cathy lors de l’épisode du syndicat de chez Air France, j’ai filé récupérer mes affaires chez Matthieu. Absent pour cause de ballade romantique sur les bords de la Marne, je lui ai laissé un mot de remerciements. Je ne l’aurai pas vu longtemps. Ce n’est pas grave, il vient me voir cette semaine à Montpellier...

Le corbeau met sa grosse langue dans le bec de la perruche ! Un peu de décence, s’il vous plaît.

Cette escapade parisienne m’a épuisé. Mon énergie est morte, mais mon cœur est comblé. J’ai revu mes amis. Des amis encore sous le choc de mon départ précipité. Eux, qui me voyaient déjà devenir le nouveau Johnny Depp du cinéma français.
J’ai toujours eu ce talent de faire en sorte que mes amis croient plus en moi que moi-même. Cela doit être le fruit de cette apparente confiance en moi. Juste apparente...
Je ne suis qu’un comédien raté de trente ans. Raté, oui, mais heureux et fier de ne pas avoir fait des concessions pour réussir. Entre l’agent véreux qui souhaite gérer ta carrière au fond de son lit et le producteur suant qui te fait miroiter le grand rôle si tu l’accompagnes à des soirées jambes en l’air.
Non, merci.

Trop fier ? Peut-être. Manque d’ambition ? Certainement.
Pour moi, c’est juste de l’honnêteté. Tout simplement.
Mais l’honnêteté n’est pas la clé du succès dans ce milieu.
Trop honnêtes sont tous ces comédiens qui ont donné leur vie à cette passion bien ingrate et qui pleurent au guichet de leur Assedic.
Je ne voulais pas être de ceux-là non plus.
J’ai décidé d’arrêter.

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Montpellier est une boîte à chaussures. Charmante et agréable.
Avec son centre commercial, digne repère de la racaille, ses petites rues qui montent vers l’Ecusson (le quartier de la vieille ville), son éternel défilé de fées étudiantes dans les bars gay.
Je suis une paire de tennis. J’y suis bien.

Paris restera toujours Paris, bien sûr. La comparaison ne peut pas tenir. Mais, je suis plus à l’aise dans mes baskets dans cette petite ville de Province. Ce week-end a fait disparaître mes derniers doutes sur la justesse de mon choix.
Le hasard n’existe pas.
En bon alchimiste que je suis, si j’ai laissé tomber cette carrière, ces amis, c’est pour une raison bien précise. Je ne la connais pas encore mais je sais qu’elle existe...

Le TGV déchire la nuit, mes tourtereaux dorment. Je me suis habitué à leur bonheur. Je n’ai pas de bras pour me blottir...

J’aurai du emmener du papier, j’aurai pu avancer dans ma biographie. Je suis conscient que ce travail est sans intérêt. Qui peut s’intéresser à ma vie sexuelle ? Je ne m’appelle pas Loana.
Ce n’est pas grave, en attendant c’est un excellent exercice pour la mémoire. J’ai eu tellement d’amants ! De tous les pays et de toutes les couleurs. Cette biographie marque la fin d’une époque. Je veux maintenant la qualité, et surtout me donner les moyens de l’apprécier quand je la croiserai.
Qui sait, peut-être que je rencontrerai un mari demain ?
Un bon gars avec qui je pourrais construire à la place de détruire, “passer de l’unique au couple”, comme le dit Elisabeth Tessier.
Je me sens prêt.
A Paris, c’est mission impossible. La loi de la surenchère suit le même schéma que celui de la real TV.
Tu as fait Loft Story, ok... On lance Star Academy.
On en veut toujours plus. C’est l’ère de la consommation sexuelle dans les toilettes d’un café ou dans une discothèque de peur que le gibier décide de changer de chasseur.
Tout et tout de suite. Et demain encore un, voire deux, si l’appétit est là. C’est la seule manière d’échapper à la tentation.

Maintenant, si tu ne veux plus jouer, si tu ne veux plus tricher, tu quittes la partie. Tu t’isoles, ou tu t’enfuies.
Tu auras grandis.

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Ce matin, j’ai le cœur en joie. Je danse dans mon appartement sur le dernier tube de Kylie Minogue en faisant des “na, na, na, na, na, na”. Les seules paroles que j’ai retenues. L’anglais n’a jamais été mon fort.
Les rayons du soleil qui entrent par la fenêtre de ma cuisine sont les projecteurs et les involontaires témoins de ce spectacle.
Je suis devenu une Popstar , la vedette d’une grande comédie musicale ! La vie est belle and everybody is a star.

Aujourd’hui, je suis d’ouverture au Jet.
Je continue à virevolter dans la rue. Jacques Demy m’engagerait de suite s’il avait habité à Montpellier et surtout s’il était encore de ce monde.
Me voilà devant ma prison. J’ouvre les grilles, allume les spots, branche la caisse enregistreuse, la hi-fi et met sur play le cd du dernier live de mademoiselle Farmer...
Le show peut continuer!

Il est neuf heures, puis dix heures. Toujours pas de visite. Danser m’a fatigué. Je baisse le son et retrouve une humeur normale. Adieu la pop du bagne.
Voyons le côté positif de cette solitude. J’ai pu fumer plus que de raison, prendre mes cafés, lire mon horoscope (poisson ascendant lion) dans le Midi Libre sans que personne ne vienne me déranger.

Je décide d’appeler Didier.
- Hello Didier, c’est Yan. Je ne te réveille pas ?... Oui, j’ai ouvert le Jet... Non, j’étais à Paris ce week-end. Dis, tu fais quoi ce soir ? On dîne ensemble ?... Cool ! Bon, si tu veux passer prendre un verre, n’hésite pas. Bisous !

Ca y est ma soirée est bookée.

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Didier, c’est une longue histoire.
Je suis sorti avec lui quand j’avais quinze ans environ. Il en avait dix de plus. Il était alors étudiant en histoire alors que je trimais vers mon BEPC, au collège Clemenceau.
Je séchais mes cours de sport le mardi matin pour aller le retrouver dans sa chambre de bonne. Je le rejoignais dans son lit et me serrai fort contre son corps encore chaud de la nuit. Sans aller plus loin...
Notre relation a duré deux mois à tout casser. A défaut d’avoir été mon initiateur sexuel, il fut mon premier vrai garçon.
Mes copines de classe étaient toutes vertes de jalousie. Je sortais avec un homme de vingt-cinq ans, alors qu’elles devaient se contenter de faire des smacks à des boutonneux de leur âge. Cette jalousie me rendait fier !

Le problème avec Didier, c’est que quinze ans après et du haut de ses quarante ans, il reste fidèle à cet amour platonique pour les corps jeunes et imberbes.
Je ne le juge pas. Il me fait juste de la peine. Tantôt il aspire à un équilibre sentimental en sortant ses grandes tirades sur la recherche de l’âme sœur, tantôt il papillonne dans tous les sens, entouré d’un essaim de fées.
Il les vénère !
Il pense que les gens de son âge ont perdu de leur innocence et de leur joie de vivre. Il ne veut pas s’embêter avec eux. Il veut d’un amour joyeux...
En fait, il a surtout peur de son double : un homme fatigué aux tempes grisonnantes, le débit de paroles long et ennuyeux, la démarche balourde et prozakienne et ce petit sourire triste laissant apparaître des quenottes sous des lèvres fines et pincées.

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C’est lui qui m’a hébergé quand je suis arrivé sans crier gare à Montpellier.
Je connaissais déjà cette ville et je l’appréciais. Je n’aurai jamais pu aller vivre dans une autre ville de Province.
Montpellier m’avait laissé de bons souvenirs sur mon époque ado. Le choix s’est imposé naturellement.
Et tout aussi naturellement, le prénom de Didier ressurgit de ma mémoire. Prénom que j’avais oublié.
A tout hasard, j’ai cherché ses coordonnées sur le minitel en priant qu’il habite toujours ici et qu’il soit toujours vivant.
Bingo ! Il n’avait pas quitté sa ville natale où il enseigne l’histoire à des petits Yan en herbe... Verte !

J’ai passé un mois chez lui.

Malgré mes trois décennies, Didier a tenté de me séduire une seconde fois. Il m’a sorti sa nouvelle panoplie de Casanova. L’époque de l’étudiant révolutionnaire logé dans une chambre de bonne était bien révolue : il est devenu un homme apathique qui habite un superbe loft de cent mètres carré en plein centre de l’Ecusson avec une gigantesque terrasse et qui roule en Puma grise décapotable. Deux détails qui contribuent à sa nouvelle technique de séduction : le dîner aux chandelles pour finir en virée nocturne sur le bord de mer.
Hélas, il m’en faut beaucoup plus pour me séduire. Je préférais le Didier première version. Le luxe ne m’attire pas.

Aussi, à défaut de redevenir mon amant, je le considère comme un grand frère. A la différence qu’il n’a rien à m’apprendre.

La sonnerie du portable me sort de la rêverie.

C’est lui. Nous serons trois ce soir. Un certain Allan vient dîner avec nous. J’imagine qu’Allan est un pseudo, plus inspiré du titre Allan de Mylène Farmer que de l’écrivain Allan Edgar Poe. Même si cela revient au même. Allan est un hommage à Edgar Poe.

Je l’aurai parié !
Didier ne peut pas se déplacer sans un cortège de fées. Il en a convié une malgré mes réticences qu’il n’ignore pas. Enfin...

Et une nouvelle baguette magique pour le professeur !

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Et toujours aucune visite de ma cellule.

Quelle idée d’avoir ouvert un bar ouvertement gay juste derrière la préfecture.
Sous prétexte que la belle-sœur de Lionel y travaille, il est certain qu’elle va nous amener de la clientèle bureautique.
Je n’y crois pas.
Et si sa belle-sœur est aussi populaire que lui dans son entourage...
Avec notre grand drapeau arc-en-ciel à l’entrée et toutes nos revues d’hommes nus exhibés en vitrine, qui de la Préfecture osera entrer ?
Même si le client est gay-friendly (personne qui adore être en compagnie des homos et qui est lookée total Jean-Paul Gaultier) à fond, il a une réputation à tenir aux yeux de ses collègues. Il ne peut pas décemment s’afficher dans un bar qui hurle du Sylvie Vartan, alors qu’il crie partout qu’il adore le foot et Johnny Halliday ! Et quand bien même il écouterait la Vartan, il faudrait que personne ne le sache.
Dans les villes de Province, l’anonymat n’existe pas.
Si à Paris, on trouve de tout dans les bars homos, de l’homme d’église au père de famille nombreuse, c’est justement parce qu’il peut se confondre dans la masse existante.
A Montpellier, cette masse n’existe pas.

J’avais proposé d’enlever notre drapeau et de supprimer les revues homos en vitrine par souci de discrétion. J’étais même prêt à baisser le volume de la sono pour ne pas effrayer notre potentielle clientèle de la Préfecture, mais une fois de plus ma requête fut soldée par un échec.
Dommage...

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C’est décidé. J’arrête le Jet. Quatre visites aujourd’hui !
La misère. Même pas de quoi s’acheter un paquet de dix Lucky avec les pourboires.
Parmi les quatre clients, un pauvre garçon venu se reposer au soleil suite à l’annonce d’une maladie incurable, un autre qui vient de se faire remercier par son mari de huit ans et un ivrogne qui insiste pour rencontrer l’ancien propriétaire. Il lui a chapardé son beau vélo jaune, et sans son vélo, il n’aime pas se déplacer car il a peur des piétons. Au bout de deux heures de plaintes et de menaces, il s’est endormi sur mon bar.

Pourquoi tout ça n’arrive qu’à moi ?

Demain j’appelle Francis. Je jette mon tablier. Démission ou non, je toucherai quand même mes Assedic. Je ne suis pas déclaré.

C’est dans ces moments de ras-le-bol que je repense à Paris. Si les gens sont déprimés, ils le gardent pour eux. Ils sourient puisque c’est grave. C’est une ville de mouvement, d’énergie.
Tout va si vite qu’ils passent de la déprime à l’optimisme sans s’en rendre compte. Pas le temps de geindre.
Ici, quand tu vas mal, tu le fais partager à toutes les personnes que tu croises. Et au barman en premier.
A Paris, jamais je n’aurai choisi d’être barman. C’est dans l’urgence que je me suis présenté à ce poste.
Si je ne suis pas formaté pour être star du cinéma, je le suis encore moins pour préparer des cafés et supporter une clientèle de déprimés.

Je n’ai plus envie d’aller à ce dîner. Je vais annuler, louer un bon film d’horreur et commander une quatre fromages après avoir fait un peu d’apnée dans un bon bain chaud.
Arrivé chez moi, le moral remonte à la surface. Mes coups de déprime sont très éphémères. Je suis les conseils de ma chère mère :
- Mon fils, un coup de ménage vaut toutes les psychothérapies du monde !

Elle a raison. Après quelques coups de balai et la poussière des meubles envolée, je vais beaucoup mieux.
Mon bain chaud se transforme en une douche glacée qui me redonne ma pêche légendaire !
La soirée m’appartient. Ce n’est pas en restant à m’empiffrer de pizzas que je vais rencontrer mon Brad Pitt.

J’enfile un vieux jean, mon tee-shirt marine et jaune sur lequel est inscrit “regarde plus bas”, et mes Adidas.
Me voilà prêt !
Avec la dernière touche indispensable, le gel. Effet mouillé et en pétard, le tour est joué.
Avis à tous les mâles célibataires, musclés et virils...
J’arrive!

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- Allô... Yan? C’est Cathy... Grr ! Tu dors encore ! Tu es encore sorti... Je croyais que tu t’étais calmé à Montpellier ! Bon, tu peux me rappeler dès que tu écoutes ce message, c’est assez urgent. Je t’en remercie.
Cathy est tombée du lit ce matin. Ce n’est pas dans ses habitudes de m’appeler si tôt. Six heures et demi !
Elle ne croit quand même pas que je saute de mon lit à cette heure parce que j’habite à Montpellier.
Je la rappelle après avoir raclé ma gorge, fait des vocalises de Castafiore. Il ne faut pas qu’elle se doute de ma sortie. Les excès de cigarettes et d’alcool d’hier soir ont bousillé mes cordes vocales.
- Cathy, c’est moi. Pour ta gouverne, le dragon peut aller se recoucher car, sache que j’ai passé la soirée devant un bon bouquin et que je ne suis pas sorti... Bon, c’est quoi ce message ?
- Yan, me répond Cathy d’une voix d’outre tombe, (c’est elle qui est droguée et qui a fait la nouba toute la nuit ! C’est quoi cette voix de Dark Vador ?)...Tu sais que je n’ai pas l’habitude de me plaindre. (doutes... ) Oui, je suis plutôt une fille forte. (oui, on le sait !)... Mais là, je n’en peux plus !

Fin de la communication.
Elle a osé me raccroché au nez ! A moi, son meilleur ami ! Bon, d’accord, si elle a coupé net à la conversation, c’est parce qu’elle a éclaté en sanglots.
Inquiet, je rappelle aussitôt. Je tombe sur sa messagerie (il faudra que je pense à lui dire de changer son message, on dirait une messagerie rose.). Je n’ai pas souvenir de l’avoir sentie aussi désemparée. A part peut-être la fois où elle réalisa que Ricky Martin pouvait aussi aimer les hommes.

Décidément, à croire que la journée commence aussi bien qu’elle a fini hier soir !
- Aucun célibataire au kilomètre carré sauf Didier et Allan.
- Cet épouvantail qui m’a fait du genou toute la soirée (enfin, il a plutôt fait du genou à mon jean).
- Sous le regard médusé et amoureux de Didier.
- Je suis incollable sur la formation professionnelle des coiffeurs.
- J’ai du montrer mes dents quand Didier s’est absenté pour aller au petit coin.
- Pour finalement les laisser partir main dans la main !

Je n’abandonne pas Cathy. Au bout de quatre sonneries, elle décroche (ouf ! elle a failli passer à côté de la valise RTL).
Je sais tout maintenant. C’est de la faute à Mireille, son arrière-grand-mère. Elle vient de décéder.
Je compatis à sa détresse, Mireille comptait beaucoup pour Cathy. Frappée par la maladie d’Alzheimer, Mireille aimait à se promener nue comme un ver dans les rues de Villeneuve les Béziers. Cathy m’avait souvent fait part de ses craintes concernant le départ prochain vers le bon Dieu de sa parente.
Elle s’était psychologiquement préparée à ce décès. Pourtant, la douleur est plus forte que tout.
- Alors, tu comprends, comme je sais que Matthieu vient te voir demain, et comme l’enterrement de ma mémé est mardi. Je voulais savoir si... histoire de me changer un peu les idées... si je peux descendre avec lui et passer le week-end avec vous. Je me ferai toute petite !
Ca m’étonnerait...


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