11/02/2002 - Babel Master
La vie est vache…

…mais ne vous laissez pas abattre !


Drrriiiing ! Encore ce satané téléphone. Je n’y arriverai jamais. Comment se concentrer sur son travail lorsque le reste du monde s’ingénie à vous appeler à tout bout de champ ? Je quittai l’écran de mon ordinateur et décrochai le combiné. Une voix familière et empressée me coupa avant même que j’aie prononcé la moindre parole :

- « Vite. Va voir à ta fenêtre ! Dans la rue ! C’est dingue ! Dépêche-toi, avant qu’elle ne soit passée… »

Sans réfléchir, je courus à la fenêtre pour y découvrir ce qu’on me promettait d’aussi sensationnel et je l’aperçus immédiatement. Difficile de ne pas la remarquer : une vache déambulant en plein centre-ville est un phénomène assez rare pour provoquer un tel émoi. Et je n’exagère pas, comme pourrait l’attester le nombre de badauds parcourant la rue à sa suite et sur ses flancs, mais à distance respectueuse, les citadins se méfiant souvent des choses de la campagne.

Ma première réaction fut de sourire à la vue de ce spectacle grotesque d’une vache jouant la star au milieu d’une centaine de figurants humains, dont quelques policiers déconcertés. Mais mon sourire ne dura pas, car il était clair que ce bovin cherchait tout sauf la célébrité. Dans sa fuite en avant, trottant à vive allure, elle semblait épuisée et, cherchant une issue, elle tourna la tête dans ma direction.
Bien qu’étant à distance respectable, derrière les vitres de mon bureau, nos regards se croisèrent. Ce que je lus dans ses yeux, en une fraction de seconde, me glaça le sang. Des mots s’imprimèrent en lettres de feu dans mon esprit :

- « AU SECOURS ! »

L’angoisse que je ressentis à ce moment restera gravée à tout jamais dans ma mémoire.
Je regardai alors dans la direction opposée de son trajet : là-bas, au loin, les abattoirs venaient d’égarer une proie... Voici son histoire...



- La vie est belle ! Que demander de plus ? Je mange de l’herbe à longueur de journée. Je me promène dans les prés, admirant les pâquerettes que je croque ensuite pour mon plus grand régal. C’est regrettable, oui ; elles sont belles, il est vrai. Mais demain, elles n’auront plus le même aspect, de toute façon. Alors, autant en profiter. Mes copines de pré n’ont jamais les mêmes scrupules, mais je suis un peu différente. Moi, je me pose des questions.

Par exemple, j’ai remarqué que nous ne sommes pas tous pareils. Il y a ces petites bestioles, qui volent dans les airs. J’en ai vu d’autres, petites aussi, qui rampent sous terre et sortent parfois d’un trou. Elles sont drôles ! Et puis ces petites boules de poils, avec de grandes oreilles, qui sautent plus qu’elles ne marchent. De tous ces individus, moi et mes copines sommes vraiment les plus imposantes. Mais pas les plus étonnantes.

Non, les plus curieuses créatures, les plus grandes après nous, marchent sur deux pattes. Ces êtres ont un curieux pelage qui change chaque fois. Ils émettent des sons très compliqués et sont les seuls à pouvoir ouvrir les limites de notre prairie. Mais ils ne sont pas très agréables.
Souvent, ils nous approchent, et nous frappent l’arrière-train avec de fines baguettes de bois. Nous, nous ne sommes pas belliqueuses, alors nous nous dirigeons dans la direction opposée, pour ne pas rester dans leur chemin. Mais ils nous suivent et recommencent, et nous changeons ainsi de pré, ou parfois nous retrouvons dans un endroit où le sol est très dur et où leurs constructions nous tiennent enfermées.

Mes compagnes ne s’en émeuvent pas, mais je me demande à quoi tout cela peut bien servir. Et pourquoi ces êtres si différents nous imposent-ils leur volonté ?
Je me demande aussi où vont les copines après. Quand parfois les bipèdes emmènent certaines d’entre nous, nous ne les revoyons plus. Dans quels pâturages les ont-ils emmenées, et pourquoi ?
Enfin, toutes ces choses étranges ne mènent à rien. Contentons-nous de regarder le ciel, les nuages, le pré vert, et d’écouter le vent dans les branches. La vie est belle !



Ce matin, quelque chose a changé. Ces drôles d’individus sont arrivés très tôt et m’ont réveillée en sortant de leur curieux engin qui se déplace sans pattes. Je ne saurais dire pourquoi, mais cette horrible chose me fait peur. Aïe ! Mais c’est fini de frapper comme ça. O.K. ! J’avance, il suffit de le demander gentiment. Ils me font monter dans cette grosse et laide boîte, et je peux le confirmer : ce n’est vraiment pas plus beau de l’intérieur. Vont-ils m’emmener dans un autre pré, comme les copines dont je parlais et que je reverrai peut-être ?

Ce doit être de la magie. Les bipèdes font toujours des choses étranges. Nous avons été secouées dans tous les sens dans cette satanée boîte, et lorsqu’ils ont rouvert les portes, le paysage n’était plus du tout le même. Mais alors là, pas du tout ! Les arbres ont fait place à de longues tiges grises lisses et rondes et leurs ramures sont toutes reliées ensemble, formant une sorte de grand chapeau qui couvre tout à perte de vue.
Je ne vois plus le ciel ! Le sol est dur, et plein de bosses. Ça fait du bruit quand nous posons nos sabots... et ça glisse. Et voilà ! Roussette, la plus maladroite d’entre nous, vient de déraper et de s’étaler de tout son long. J’espère qu’elle ne s’est pas fait trop mal... Hé ! Mais ça va pas non ? Pourquoi la frappe-t-il aussi fort en beuglant sur elle ? Elle s’est déjà fait assez mal comme çà ! Aïe ! Oui, bon j’avance, faut pas s’énerver ! ...

Mince ! Je n’ai jamais vu autant de créatures de mon genre à la fois. C’est incroyable, elles sont si nombreuses. Et pourtant, je ne vois pas mes copines perdues de vue auparavant. Elles sont peut-être ailleurs.
Je me sens bizarre. Tous ces regards. Mes congénères sont terrorisées. Et on n’arrête pas de nous crier dessus. Et cette odeur qui me rappelle ce que j’ai senti pour la première fois lorsqu’une créature de taille moyenne, avec de très longues dents, avait mordu Blanchette et que du liquide rouge coulait hors de son corps.
Il se passe quelque chose. Je le sais ! Je le sens ! Mais... je tremble ? Je... J’ai peur ! Non, c’est pire. J’ai la plus grande frousse de ma vie. Quelque chose de terrible se prépare. Mon échine est brûlante, mon cœur bat trop vite. Tous mes sens sont aux aguets. On nous fait avancer et nous sommes coincées, l’une derrière l’autre, entre des barrières très solides.

Aïiie ! Mais oui, je bouge ! Suivant le seul chemin possible, aiguillonnée par les cornes d’une congénère (je ne pourrais dire laquelle, il m’est impossible de me retourner) et le museau collé à l’arrière train de Roussette (désolée ma fille) nous entrons à la queue-leu-leu dans un autre lieu... de cauchemar : Tout est rouge ! Tous mes poils se dressent lorsque j’entends un meuglement de terreur s’éteindre dans un craquement sourd.
Un bipède se tient sur ses deux pattes arrière, les deux autres pattes serrant une grosse branche terminée par un immense caillou en métal, qu'il relève au-dessus de lui et qu’il rabat brutalement sur... la tête de Noirette ! Chcraaac ! Je détourne mon regard, ne pouvant pas supporter la vue de cette amie de pâturage étendue sur le sol, dans une flaque rouge. Mais ce que j’aperçois, à perte de vue, ce sont des corps de créatures comme moi, en morceaux. Des bipèdes coupent, fouillent les entrailles et jettent les morceaux par-dessus leurs épaules...

Horreur !!!! La terreur, loin de me paralyser, décuple mes forces, mon énergie. Je sais que si je reste là, il m’arrivera la même chose ! Fuir ! Fuir ! C’est mon unique chance ! Je suis galvanisée, je sens du feu circuler dans mon corps. Je galope et me dis que je suis capable de tout renverser sur mon passage. Un bipède me menace d’une baguette. Vas-y, frappe ! Que veux-tu que ça me fasse ? Frappe-moi avec un arbre si tu veux, tu ne m’empêcheras pas de sauver ma peau ! Je fonce, cours, dérape cent fois mais chaque fois me relève. Je ne sens plus la douleur. Je respire beaucoup trop vite. Un effroyable boum, boum ! fait vibrer tout mon corps. Fuir ! Là, une sortie, je la vois. Encore un effort ! J’y suis.

Ciel ! Qu’est-ce que c’est que tous ces bipèdes ? Il y en a plein ! Ils vont me faire mal ! Fuir ! Là, je vais aller par là. Où sont les prés ? Les arbres ? Je cours. Je n’arrive plus à penser. J’ai peur ! Ils me suivent. Je n’ai pas le temps de me retourner, mais je sens qu’ils sont là. Je les entends, ils rient, crient, courent derrière moi. Pourquoi m’en veulent-ils ? Je ne leur ai rien fait ! J’accélère le pas. Je suis fatiguée. Fuir !
Le sol est dur et chaque pas fait mal aux pattes, à mon corps. Le bruit résonne dans ma tête qui cogne, cogne, cogne. Je n’arrive plus à penser. Je revois les images de mes amies, en morceaux. Noirette couchée sur le flanc, le crâne brisé, ces ruisseaux rouges qui sentent si fort... Ils voulaient me faire ça. Je repense à toutes les copines qui ne sont jamais revenues. Elles ont dû vivre la même horreur. Mais pourquoi ? Où aller ? Je veux me cacher. Fuir ! Je fatigue... Je n’ai jamais couru comme ça. Ralentir. Je ne tiendrai plus longtemps.

Ils sont de plus en plus nombreux derrière moi. Il me suivent aussi avec des cages sur roues surmontées de lumières bleues qui vont et viennent. Ils ont l’air de s’amuser. Ne savent-ils pas que je veux sauver ma peau ? Qu’y a-t-il donc de si amusant ? Je dois trouver une solution, sinon je suis foutue. Je ne tiendrai plus longtemps. Mes entrailles sont en feu. Mon dos me brûle, comme le reste de mon corps d’ailleurs. Mon museau est sec, j’arrive à peine à respirer et pourtant j’ai l’impression qu’une tempête sort de mes naseaux...

Comment faire ? J’ai beau regarder, il n’y a aucune issue. De l’aide, il faut m’aider ! Affolée, je jette un œil à droite et au loin, dans l’ouverture d’une des constructions qui bordent le dur chemin que j’arpente, un bipède !
Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Je ne sais pas... Peut-être parce qu’il est le seul d’entre eux qui me regarde, droit dans les yeux... comme un être vivant ! ... sans se moquer.
Je veux meugler, mais ma gorge en feu ne produit aucun son. Alors, je pense. Je pense très fort :

- « AU SECOURS ! »

- « Aide-moi, je t’en prie ! »

Mes pensées vont mille fois plus vite que jamais. Mille fois plus fort. Tous mes sens sont décuplés. Tout autour de moi devient plus lent. Et je ressens, j’ai l’impression de lire dans ses pensées : son étonnement, sa curiosité première, fait place à la stupeur, puis à la compassion totale.
Pendant une fraction de seconde, pour moi une éternité, nos regards sont rivés l’un à l’autre, un contact s’est créé. Il me comprend ! Il partage ma douleur ! Puis, j’entends une voix intérieure me dire des mots humains que, pour la première fois, j’arrive à comprendre :

- « Je... Je ne peux rien faire pour toi… ».

Même emballés de gentillesse, d’empathie, ces mots m’anéantissent. Le premier humain qui me montre de l’humanité... celui-là même ne peut m’aider, me défendre contre cette horde sauvage assoiffée de sang. Serait-ce le contact avec cet humain, où ai-je tout simplement atteint un niveau supérieur de mon être ? Maintenant, je trouve les mots pour chaque chose.
Et tout me paraît vain. À quoi bon fuir ? Ma course s’est ralentie. Je suis à bout de force, mes réserves sont épuisées et eux sont toujours à mes trousses, en pleine forme. Les humains inhumains deviennent-ils surhumains à force de haine ? C’est en trottinant que j’arrive au bout de cette rue. Un rond-point dont la partie centrale est couverte d’herbe fraîche, et bordée d’arbres en fleurs. C’est là que je m’arrêterai. Ils n’auront qu’à m’abattre sur place, je m’y sentirais un peu comme chez moi.

Je rêvais ! Ils ne me tueront pas là. Dans la rue, devant témoins ! Non, le sort qu’ils me réservent se doit d’être discret. Ils se cachent pour oeuvrer. Toute cette population qui trouve normal de m’exécuter ne supporte pas pour autant la vue du sang. Le loup qui tua Blanchette, autrefois, avait le courage de regarder la mort de sa proie en face. Les humains préfèrent se donner bonne conscience en feignant de ne pas voir ce qu’ils ne peuvent cependant pas ignorer.

Les policiers m’encerclent, restant à bonne distance puisque je dois représenter un type de délinquant non répertorié. Je me surprends à penser que pour une fois ce sont les policiers qui crient symboliquement « Mort aux vaches » en me remettant à mes bourreaux. On m’embarque une fois encore dans ce camion. Si la première fois, nous étions bien trop nombreuses, je me sens à présent bien seule pendant pendant ce court trajet.

Même arrivée, même lieu, mêmes coups et mêmes injures, bien qu’en plus grand nombre. Ils se sentent tournés en ridicule et expriment leur vengeance de la seule manière à portée de leur médiocrité. Ont-ils, une seule fois dans leur vie, regardé un pré vert en se disant que c’est beau ? Ont-ils, même un court instant, admiré un arbre ou un vol d’oiseaux dans le ciel bleu en pensant : « La vie est belle ? »...
Moi, j’ai eu cette chance. Maintenant, je peux partir.

Dans cette horrible salle des tortures, je suis seule, face à cet humain furieux qui veut m’apprendre le savoir-vivre... en me tuant. J’essaie de ne pas regarder les derniers restes de mes compagnes qu’emportent des humains en tabliers blancs maculés de sang.

Il lève les bras prolongés de ce marteau géant...

Je repense à ma vie insouciante dans les prés, avec mes amies, le ciel, l’horizon...
Les membres tendus de mon vis-à-vis entament leur descente sur une violente poussée...

Je revois ce ciel gris, lors du plus terrible orage que j’aie eu l’occasion de vivre. Nuages noirs, pluie battante, éclairs, tonnerre...

L’accélération du maillet est impressionnante et il finit sa course dans un fracas épouvantable. « Chraaacc ! »

Pluie, éclairs, la foudre vient de s’abattre sur ma tête, dans un bruit de tonnerre infernal. La douleur infinie cède la place à la sérénité totale, ma vision éclate en un caléidoscope multicolore, mon ouïe s’efface dans une symphonie de sons discordants... Une dernière pensée : Pourquoi ?



Plusieurs semaines durant, de sombres idées me tourmentaient. Bien installés dans notre confort, nous évitons de penser à l’envers du décor. Mais un petit événement qui ne sera relaté que par deux ou trois lignes dans un journal communal vous fait parfois voir les choses sous un angle nouveau. Tout le monde sait que si l’on mange de la viande, c’est que des animaux sont abattus. Et même si on ne leur veut pas de mal, on se dit que tout cela entre dans la normalité des choses. Mais quand passe devant vos yeux une rescapée provisoire de l’abattoir le plus proche, ça change radicalement les données du problème.

Ce soir, je reste immobile assis à la table pendant le repas. Ma compagne s’interroge. Elle demande si elle a raté la cuisson, s’il manque quelque chose, ou si je suis malade.
Je la regarde d’un air penaud en implorant son indulgence. Je repousse en douceur mon assiette contenant ce morceau de steak, et bafouille, les larmes aux yeux :

- « Je... Tu comprends ? Ça pourrait être “Elle” !… ».

Remerciant ma compagne pour sa compréhension, je quitte la table en essayant d’imaginer le déroulement des événements. Cette vache a-t-elle fui la vue de ses congénères mutilées devant ses yeux ? Comment les abattent-ils d’ailleurs ? Et quel traitement subissent-elles ? Je me repasse sans cesse le film supposé de son supplice partagé chaque jour par toutes ses semblables.

Et je me dis que si elles portent des cornes, une queue à flagelle et des sabots fendus, elles méritent cependant toutes le paradis.


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