06/04/2002 - Erwan Chuberre
Les soupirs de Tristana

Tous les visages expriment de la douleur. Le bébé n’a pas crié.
À cette terrible annonce, l’excitation qui régnait dans la salle de l’accouchement est retombée aussitôt. Ce divin enfant qui devait s’appeler Jules, le futur champion de foot n’a pas émis le moindre son.

Les sages-femmes, habituées à ce genre de malencontreux événement se sont mises sur le côté respectant le silence douloureux des parents. Elles toisent avec méchanceté la plus jeune d’entre elles comme pour lui signaler que cet échec était le fruit de son inexpérience. À leurs yeux, elle est le corbeau qui a volé trop bas, le couac de cet acte si généreux.
Le médecin, lui, réfléchit à son discours formaté face à ce genre de situation tout en salivant d’avance sur l’image de la pulpeuse dinde aux marrons qu’il a croisé ce matin sur la table de la cuisine et qui allait faire le bonheur de son palais, ce soir.

Au milieu, la jeune mère ne comprend toujours pas.
Ses traits restent figés par cette douleur inutile qu’elle vient de subir pour extirper le futur petit génie de sa boîte. Un surdoué qui ne partagera jamais ses dons pour le petit ballon rond.
À la vue de cette petite âme inerte, le père a lâché immédiatement la main de cette épouse ingrate qui n’était même pas capable de lui mettre au monde un bébé. Il la rejette à présent pour bien lui faire comprendre que s’il était resté neuf mois supplémentaires avec elle, c’était pour le petit Jules, et uniquement pour lui.
Il est à présent libre de quitter cette pièce pour aller retrouver la femme qu’il aime, cette femme qui n’attend qu’une chose : lui faire un enfant vivant.
Cruelle mentalité.

Nous sommes le vingt-cinq décembre.
Une bien triste date pour cette famille détruite pour qui le jour de Noël n’évoquera plus la naissance du Christ, mais plutôt le décès de leur petit dieu.
Une nouvelle pierre noire qui tombe sur la blancheur de la neige comme une larme de sang glissante sur une joue innocente.

Ce même jour, non loin de là, dans un salon minuscule, une vieille dame se balance sur son rocking-chair. Elle pense à ses enfants qu’elle a perdus depuis bien longtemps, tombés pour la France sur une terre étrangère. Ses deux beaux gaillards au menton imberbe qu’elle n’a jamais revus depuis qu’ils ont pris ce train de la mort.



Bientôt, elle va pouvoir les consoler. Leur dire qu’elle les aimait plus que tout au monde. Juste attendre que le poison se noie dans ses veines. Elle n’aura plus jamais froid et ne fêtera plus jamais Noël toute seule, toujours toute seule.
Par la fenêtre de son appartement, Tristana assiste à ces scènes le regard désespéré. Impuissante, elle connaît la suite des épisodes. Le mari ira retrouver sa maîtresse pendant que la jeune maman installera une corde noire au plafond de sa chambre. Elle émettra son dernier souffle juste au moment où la vieille femme tombera de son fauteuil à bascule, le crâne écrasé contre le radiateur.
Des scènes qu’elle connaît trop bien. Oui, trop bien.

Honteuse, elle préfère baisser le regard. Elle est lasse de tous ces décès. Depuis ce début de journée, la mort a fait du zèle !
Ce matin, un accident mortel de sauveteurs de haute-montagne, à midi l’éruption d’un volcan puis à l’heure du digestif, le carambolage qui a entraîné la mort d’une cinquantaine de personnes et maintenant le décès de cet enfant, de sa mère et puis le suicide de cette vieille femme. Et l’après-midi ne fait que commencer.
Ce vingt-cinq décembre va être encore bien sombre pour sa réputation.

C’est indéniable, elle doit s’entretenir avec Dame Nature. Toutes ces morts doivent cesser. Avec ce taux de mortalité record, comment pourra-t-elle rester de glace jusqu’à la fin de cette saison sans fondre de tristesse ?

Une fois sa décision prise, c’est d’un pas décidé qu’elle se dirige vers le téléphone pour contacter Dame Nature.
Heureusement pour elle, le Seigneur du Feu vient de décommander son rendez-vous, Dame Nature peut donc la recevoir le lendemain, en fin de matinée.
À présent, c’est Rosa qu’il faut convaincre, sinon c’est une nouvelle Berezina qui risque de se soulever. Tristana ne peut s’absenter aussi facilement sans craindre le déluge.
En composant le numéro de celle-ci, elle se concentre pour s’envoyer une vague d’ondes positives. Sa sœur doit se réveiller !
Première sonnerie. Rien…
Des stalactites de sueur gèlent sur son front. Deuxième, troisième. Une éternité et personne ne décroche… ouf ! La quatrième sonnerie est la bonne.

À l’autre bout du combiné, une voix encore endormie articule un « Allô ! » ensommeillé.
Tristana ne lui accorde pas le temps de se réveiller tranquillement et se lance de suite dans une longue explication sur les trop grands malheurs qu’elle rencontre ces derniers jours.
- Alors, voilà, je me disais que tu pourrais me remplacer quelques heures, le temps que j’aille voir Dame Nature… oui, j’ai réussi à avoir un rendez-vous demain. Et tu sais qu’elle habite à cent mille lieues ! La route sera longue, et je dois me dépêcher ! … oh, oui ! Tu peux ? Tu es la meilleure ! D’accord, je t’attends.
Elle raccroche.
Une petite lueur rouge apparaît sous sa peau cristalline. Son chagrin oublié, elle fonce dans sa chambre pour enfiler sa plus belle robe. En passant devant sa fenêtre, elle en profite pour prendre une poignée de poussière dans un long vase en cristal qu’elle lance dehors en criant joyeusement.
- Tenez, voilà quelques flocons de neige ! Et soyez prudents !

Rosa habite à deux pas. Le trajet fut rapide. Ce n’est pas la première fois que les deux sœurs s’entraident. Entre saisons, elles peuvent bien se donner un coup de pouce de temps en temps. Une complicité qui a le chic d’énerver Diva, leur sœur Eté.
« Une saison ne doit pas faire de sentiment mais agir ! » aime-t-elle à répéter en envoyant toujours plus de foudre sur la terre au risque de déclencher un incendie forestier. Mais, elle n’en a que faire ! Elle sait bien que de toutes ses sœurs, c’est elle la plus populaire !
Malgré tous les incidents qu’elle peut provoquer par son humeur capricieuse, les hommes l’adorent. Avec ses longs cheveux noirs et sa peau bronzée, elle croit que tout le bonheur de l’humanité lui est dû. Elle sait bien qu’au cours de ses quatre mois de règne, ses disciples sont plus résistants car sa chaleur détruit leurs microbes et parce qu’ils sont heureux de traverser les vacances les plus longues de l’année, Diva est convaincue d’être la Reine de Beauté de toutes les saisons !

Tristana est même persuadée que si le bébé était mort en plein mois de juin, les parents auraient pensé que ce n’était pas si grave que cela. La mère ne se serait pas suicidée de peur que quelqu’un d’autre occupe le studio à la Grande Motte qu’elle avait loué.
Dans sa chambre, seule, à regarder la nature ensevelie dans un manteau blanc, comment pouvait-elle penser à autre chose qu’à la mort ?
Idem pour la vieille dame qui n’aurait jamais cédé à l’angoisse de la solitude, allongée sur une chaise longue à lézarder dans son jardin, son verre de sherry dans la main gauche et un « croustillant » Barbara Cartland dans la main droite.

Oui, il fallait que les choses changent !
Marre que les fanatiques de Diva brûlent sur un bûcher la beauté d’un paysage enneigé pour préférer cette sœur cruelle, achangent ts vulgaires et à la prétention enflammée.
Oui, cet entretien avec Dame Nature devait changer le destin des saisons : des cartes sont à redistribuer!

Rosa arrive enfin toute essoufflée.
- J’ai fait le plus vite possible, mais j’ai dû passer par le jardin pour contourner les appartements de Diva, elle m’aurait certainement envoyé un coup de foudre si elle m’avait surprise allant chez toi.
- Et Mélancolia ? s’inquiète Tristana en fronçant les sourcils.
Rosa la rassure aussitôt.
- Oh ! De son côté, nous n’avons rien à craindre ! Elle dort comme une bienheureuse en comptant ses feuilles tomber. Et puis, ce n’est pas elle qui fera vent de quoi que ce soit ! Elle déteste autant que nous Diva, surtout quand elle empiète sur sa saison. Rappelle-toi combien de fois Diva a comme par hasard oublié de la réveiller en plein mois d’octobre !
- Oh oui, que je m’en souviens ! C’est encore moi qui ai tout pris dans la figure avec un pourcentage de grippes énorme. Normal, les hommes n’ont pas eu le temps de s’acclimater au changement de saison… enfin, n’en parlons plus. Il est l’heure que je m’en aille. Elle enlace Rosa et l’embrasse sur la joue. Je te remercie pour tout !
- Oh… de rien ! Tu sais bien que j’adore voir le visage heureux des hommes quand je fais une petite apparition imprévue ! Allez, vas-y et bonne chance !

Pour accéder au Royaume de Dame Nature, c’est tout un périple qui commence à l’entrée d’une grotte, peuplée de petits chemins tortueux, de tunnels remplis de rats menaçants et de chauves souris hystériques aux yeux jaunes. Tristana, de son souffle glacial arrive à les tenir à distance. Il ne manquerait plus que l’Hiver se fasse détruire par ces petites bestioles de la nuit ! Non, elles ne sont pas aveugles les chauves souris ! En sentant que l’impressionner ne sert à rien, elles préfèrent se plonger dans leur long sommeil pour laisser passer cette belle créature à la robe si blanche.

Après des kilomètres à marcher dans ce dédale sombre, Tristana arrive enfin à la porte du Royaume de Dame Nature qui s’ouvre tout naturellement à son approche. Émerveillée, elle tombe nez à nez devant le paysage paradisiaque de cette grande vallée verte et resplendissante.
Fatiguée, mais heureuse d’approcher à la fin de son voyage, elle décide de faire une courte pause dans un village à deux pas du Royaume. Sur la pancarte de l’entrée de la commune est inscrit : « Fée's Land »
Une excellente occasion pour Tristana de croiser des êtres différents de ces humains qu’elle a tous les jours sous sa fenêtre !
À peine a-t-elle dépassé la pancarte qu’une mélodie se met à jouer. La symphonie du bonheur. Autour d’elle, tout n’est plus que poussière d’anges et lumières étincelantes qui virevoltent dans ce ciel bleu azur.
« C’est féerique ! Heureusement qu’elles n’ont pas à payer l’électricité, elles. » pense Tristana avant d’entrer dans une petite chaumière qui a tout l’air d’être le restaurant du village. Cette traversée de flaques boueuses lui a donné soif.
De petites créatures aux ailes translucides et au corps menu interrompent net leurs bavardages à son arrivée. Tristana sourit, mal à l’aise. Les étrangers devaient être rares à en juger la curiosité qu’elle venait de provoquer. Il est vrai qu’elles ne la connaissent pas. Jamais, elle ne s’était arrêtée dans ce village. Tant mieux, des injures seront évitées.
Sans faire plus attention à l’intérêt subit qu’elle provoque, Tristana va s’installer à une petite table au fond de la salle.
Une jeune fée aux cheveux bleus s’empresse de voler vers elle pour lui prendre sa commande.
- Bonjour… dit-elle timidement. Et bienvenue dans notre humble restaurant. Nous ne sommes pas habituées à avoir des clientes aussi… aussi…
- Aussi, quoi ? demande Tristana, étonnée.
- Aussi belle et gracieuse ! Vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à l’actrice humaine Grace Kelly. Même si, je me doute bien que vous n’êtes pas humaine ! Pas folle, la fée ! Un humain ne connaît pas notre village, puis elle rougit. Oh ! Excusez-moi, je suis vraiment trop indiscrète… Donc, revenons à nos étoiles, que souhaiteriez-vous manger ?
- Ne soyez pas désolée. On me fait si peu de compliments. Les beautés froides sont d’habitude si dénigrées. Concernant la commande… je me contenterai d’un verre de glaçons, avec un tout petit peu de citron.
- Un verre de glaçons et du citron ? interroge la petite fée abasourdie.
- Oui, s’il vous plaît.


La serveuse rejoint en vitesse ses autres amies à qui elle chuchote quelques phrases. Pour une raison que Tristana ignore, toutes quittent immédiatement le restaurant. Elle commence à avoir peur. Mais, leur absence est de courte durée. Elles reviennent aussitôt accompagnées d’autres fées. Un véritable petit essaim vient de prendre naissance sous ses yeux.
Le silence interrogatif du début s’est transformé en un bourdonnement incompréhensible.

La jeune fée aux cheveux bleus sort de la cuisine avec un large verre de glaçons dans lequel flottent des tranches fines de citron. Concentrée sur son plateau de peur que le verre ne tombe, elle se dirige vers l’étrangère.
- Voilà, madame… dit-elle en posant délicatement le verre intact sur la table.
- Merci ! J’avais si soif !
- Dîtes. Je vais encore faire l’indiscrète, mais des bruits courent du côté du bar que vous êtes la célèbre Tristana ! Est-ce vrai ?
Tristana ne savait que dire.
Elle ne voulait pas mentir, mais craignait la réaction de cette jolie créature qui s’était montrée si courtoise avec elle. Elle savait le manque de popularité dont elle jouissait. Elle réfléchit. Mentir ne serait pas digne d’une grande saison, et puis, les fées n’ont pas la réputation d’être de mauvaises filles. Au contraire.
- Oui, parce qu’ici, on vous adore ! Toutes les fées du village rêvent de vous ressembler !
Tristana, soudainement rassurée, lui répond d’une voix douce.
- Oui, Tristana, c’est moi.

Cette affirmation provoque un effet immédiat : les fées s’empressent autour de la belle Dame étrangère. D’autres nouvelles venues envahissent le restaurant et en un battement d’ailes, Tristana se retrouve un beau stylo plume à la main et du papier sous le coude à signer des autographes.
De nombreuses questions fusent de toutes parts :
- Et Rosa, elle est aussi belle que vous ?
- Pourquoi est-ce que Diva est si méchante avec vous ?
- Est-il vrai que Melancolia dort sur un gros tas de feuilles ?
- Comment faîtes-vous pour avoir une peau si douce ?

Tristana, déboussolée par cette passion soudaine, ne sait plus où donner de la tête. Calmement, elle reprend ses esprits et répond à toutes les interrogations des fées, s’étonnant même de ne pas être aussi cruelle qu’elle aurait voulu l’être à l’égard de cette ingrate Diva.
Au bout d’une centaine d’autographes, il était temps pour elle de quitter son nouveau public.

Quand pour finir, elles lui demandent la raison de ce voyage, Tristana hésite encore une fois. Se lamenter devant ces joyeux êtres de lumière ? Jamais. Elle leur dit juste.
- Oh ! Une simple visite de courtoisie chez Dame Nature, c’est tout.

C’est le cœur rempli de regrets que Tristana abandonne ses nouvelles amies leur promettant de revenir le plus rapidement possible.
Elle avait encore un peu de route à faire et il ne s’agissait pas de faire attendre Dame Nature.

Sur le reste du chemin, ses pensées vont justement vers elle. Cela fait bien deux siècles qu’elle ne l’a plus revue. La dernière fois qu’elle lui avait demandé un rendez-vous, c’était à cause des loups.
Leur appétit devenait trop encombrant et les hommes, des victimes trop faciles quand le froid arrivait. Elle avait souhaité que Dame Nature intervienne afin de les rendre végétariens. Trop d’innocentes victimes finissaient broyées sous leurs mâchoires quand ils ne trouvaient plus leurs casse-croûte enfouis bien profondément dans la neige. À défaut de rendre ces voraces bêtes végétariennes, Dame Nature fut obligée de les faire sacrifier pour épancher la colère des hommes.
Lors de cet entretien, Tristana l’avait déjà trouvée un peu fatiguée. Aujourd’hui, allait-elle se retrouver en face d’une grand-mère à la beauté effacée par des rides creusées ?
Cette déchéance physique ne serait pas surprenante, avec toutes les tortures chimiques que lui infligent les humains et toutes ses forêts détruites pour ériger des villes toujours plus impressionnantes. Quel dommage que l’homme se sente obligé d’en vouloir toujours plus !
C’est perdue dans ses réflexions sur la plastique de Dame Nature que Tristana bute violemment contre un petit rocher. Un cri strident de douleur s’échappe de la rocaille.
- Aïe !
Étonnée, elle baisse rapidement la tête pour s’excuser de sa maladresse vis-à-vis du petit rocher. Dans cette contrée, elle doit s’attendre à tout. Et puis, un rocher, malgré son aspect robuste, pouvait très bien éprouver des sentiments ! Ne dit-on pas d’elle qu’elle a un cœur de pierre ? Alors qu’elle est aussi émotive qu’une petite fleur des prairies !
Néanmoins, elle réalise qu’elle est victime de son imagination, le petit rocher n’est autre qu’un petit lutin vert qui se masse le pied d’une façon énergique.
- Vous pourriez faire attention ! Je n’en ai que deux ! grogne-t-il dans sa longue barbe. Si on ne peut plus marcher sans avoir peur de se faire buter au tibia !
Tristana est sincèrement confuse.
- Oh ! Excusez-moi, mais j’avais l’esprit ailleurs.
- Oui, peut-être, mais moi, j’étais bel et bien là ! La prochaine fois, regardez les panneaux ! dit-il en montrant une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Attention, traversée de lutins, ralentissez votre allure ! »
- D’accord, j’ai eu tort, mais je suis pressée, je m’excuse encore une fois.
- M’ouais, bon ça ira pour cette fois ! Mais, au prochain coup, je risque d’être moins conciliant !
Remise de cette surprise, Tristana se reprend. Elle a passé l’âge de se faire réchauffer les orteils, et par un lutin, en plus !
- Mais ne vous a t-on jamais dit qu’il fallait regarder avant de traverser ! Et puis, il faudrait vous faire installer des passages piétons, comme chez les humains…
- Et puis quoi encore ! Faire comme ces monstres ! Jamais ! Pour finir entre une petite fontaine et des pots de géraniums ! En décoration de jardins… non merci ! D’abord, qui êtes-vous ? C’est plutôt rare de voir des étrangers dans le coin ! La dévisageant de bas en haut, il ne lui laisse pas le temps de répondre. Attendez, je vais essayer de deviner. Je connais votre visage. Je me rappelle l’avoir déjà vu dans un livre. Vous pouvez relever la tête ? demande-t-il avec autorité.
Soumise, Tristana s’exécute et dresse son menton.
- Je suis certain de vous avoir vu…
Une sonnerie retentit. Brusquement, il sort une montre de son gilet.
- Oups ! Je vais être en retard ! Bon, ma petite dame, ce n’est pas que votre compagnie m’indispose mais je dois y aller sinon ça va être ma fête. La petite, depuis qu’elle s’est perdue dans notre forêt, elle ne plaisante pas. Mais on se retrouvera, j’en suis certain !
A ces mots, trois petits tours et puis s’en vont, il fonce dans un buisson pour disparaître.

« Étrange petit être ! » se dit Tristana avant d’achever sa route.
Au loin, elle voit la grande porte de l’entrée du Palais. Elle regarde autour d’elle. Chance ! Une fontaine est tout proche. Elle s’approche de l’eau et délicatement se baisse afin de vérifier que ses cheveux sont bien attachés et que son teint diaphane n’a pas pris trop de soleil durant ce voyage. Non, tout est parfait.
Elle se relève et prend une forte inspiration. Elle est fin prête à affronter Dame Nature !

Dans cet univers où tout n’est que magie, à peine a-t-elle franchi le seuil de la grande porte qu’elle se retrouve dans une immense salle toute dorée. Des elfes aux oreilles pointues, les serviteurs de Dame Nature, lui demandent de patienter un instant tout en commençant à danser autour d’elle.
Tristana est étonnée par cette cérémonie incongrue, voire très gênée d’être encerclée par ces elfes et leurs sourires amoureux à son égard. Une musique de Vivaldi commence à résonner, suivie d’une marche nuptiale. C’est l’arrivée en grandes pompes de Dame Nature. La petite troupe de danseurs hilares s’enfuit aussitôt pour laisser les deux femmes converser tranquillement.

La première chose qui frappe Tristana est l’aspect de Dame Nature. Même si elle a légèrement maigri, ce qui lui va plutôt bien, elle est toujours aussi rayonnante de beauté pour ne pas dire luxuriante ! À croire que les dernières inventions diaboliques des humains n’ont eu aucun effet sur elle. Elle paraît même plus jeune !
Tristana se baisse pour exécuter sa plus gracieuse révérence.
Aussitôt, Dame Nature lui demande de se relever.
- Allons, allons, Tristana ! Pas de ça entre nous ! Nous nous connaissons depuis assez longtemps pour nous éviter ces pratiques obsolètes ! Relève-toi et montre-moi comme tu es belle !
Tristana se relève, tout intimidée par cette familiarité. Dame Nature n’étant pas du genre à copiner aussi facilement avec ses sujets, elle devait doubler de vigilance. Le but de ce rendez-vous n’était pas de prendre une tasse de thé et de parler de la retraite du couturier Yves Saint-Laurent, mais de changer son sort de marâtre.
- Hum ! Les fées n’avaient pas tort ! Tu es le portrait craché de Grace Kelly… elle soupire. La pauvre, une fin si atroce ! Enfin, cette mort prématurée lui a évité bien des tracas : le disque de sa fille, le célibat prolongé de son fils…
Tristana doit agir connaissant trop bien la tactique de détournement de Dame Nature : « embrouiller ses sujets avec des faits mondains afin qu’ils ne souviennent plus de la raison de leur venue. »

Tout en gardant le ton le plus courtois, Tristana trouve des phrases élégantes pour lui fait comprendre qu’elle n’a pas fait ce long chemin pour parler de la famille Rainier, mais pour examiner son cas qu’elle juge désastreux.
Dame Nature s’excuse de s’être laissé emporter par sa passion des têtes couronnées.
- D’accord, ne parlons plus de ces gens-là… alors, que puis-je faire pour toi ? J’espère que ce ne sera plus une histoire de loups, car je n’en ai plus beaucoup en réserve.
- Oh! Non, Dame Nature. C’est un problème général. Voilà, (elle avale son souffle), depuis ma plus tendre enfance, je porte la lourde charge sur mes épaules fluettes d’être la saison du malheur, la fin d’un cycle. Je suis la benjamine la plus mal aimée de l’Univers entier. Tous les avantages ont été offerts à mes sœurs aînées. En souhaitant leur éviter un maximum de contraintes, on leur a donné tous les avantages. Aussi à ma naissance, on a bien été obligé de ressortir du grenier tous les inconvénients afin qu’ils ne moisissent pas. Et qui en a hérité ? C’est moi ! Regardez ma plus grande sœur, la douce et gentille Rosa. Elle symbolise à elle-même les amours qui naissent dans un champ de cerises et de roses. Puis, vient Diva, la saison des fêtes nocturnes où le sommeil d’amour dort tendrement, nu sur une plage du sud de la France. Quant à Melancolia, elle arrive pour annoncer que la maudite arrive. La brise devient fraîche, les beaux jours sont finis. Elle annonce ma venue ingrate qui va terrasser les Amours d’un grand souffle glacé laissant pleurer les cœurs sur une grande plaine enneigée. C’est trop injuste ! Et je ne parle pas que des amours. Je détruis tout sur mon passage ! La nature, les hommes… personne n’échappe à mon haleine mortelle. Nul n’est à l’abri de cette force que je maîtrise si mal, de ces dons damnés que j’aimerais écraser sous mes icebergs. C’est pour toutes ces raisons que je viens me jeter à vos pieds pour supplier votre aide.
Dame Nature, qui a bien suivi l’exposé du début à la fin, sans pouvoir s’empêcher de laisser échapper quelques bâillements, acquiesce.
- Oui, ma petite, je comprends bien. Mais, que puis-je faire pour que ton statut te soit plus agréable ? Un statut qui ma foi a bien évolué ces dernières décennies. Tu as eu beaucoup de chances ! Entre la popularité qu’ont prise les vacances d’hiver, l’invention du chauffage électrique… Beaucoup de jeunes filles que je côtoie rêveraient d’être à ta place !
- Qu’elle la prenne ! s’emporte Tristana en tendant les veines de ses bras vers Dame Nature. Je leur concéderai avec joie pour m’installer dans votre Royaume dans une petite maison, tranquille, loin de l’agressivité des humains. Avec tout le respect que je dois à votre rang et que je vous dois, je tiens à vous dire que je n’en peux plus. Je suis harcelée de tous côtés et ma boîte aux lettres regorge de menaces de mort ! Il ne manquerait plus que leurs savants trouvent un moyen de me retrouver afin de m’asseoir sur leur chaise électrique !

Les nerfs craquent. Tristana ne peut réprimer un large sanglot. Dire à haute voix ce qu’elle rumine dans sa tête depuis si longtemps lui provoque une réaction violente.
Dame Nature ne reste pas insensible face à son désespoir. Ses yeux commencent à briller. Jamais elle n’avait vu une de ses saisons aussi déprimée. Elle enlace Tristana et la colle contre son opulente gorge en lui aplatissant ses longs cheveux cendrés.
- Doucement, doucement ma petite, tu ne dois pas pleurer, ce n’est pas digne de toi ! Plus tu pleures, plus tu vas faire tomber de la grêle. Pense aux inondations que tu vas provoquer, à tous ces malheureux qui vont mourir de froid. Ne fais pas de caprices ! Tu devrais être fière d’être l’hiver.
Tristana s’énerve et rejette son étreinte.
- Comment pouvez-vous parler de fierté alors que mon nom est associé à la colère, à la haine, à l’horreur et au labeur dur et forcé ?
- Ne sois pas si dure envers toi ! Chaque saison que j’ai créée a une mission bien précise.
- Oui, mais la mienne est de faire souffrir l’homme, et ce, malgré un renfort de communication. Toute cette fortune gaspillée pour faire la promotion d’une cause perdue d’avance. Faites quelque chose pour moi, je vous en supplie ! Sinon, je ne sais pas de quoi je serai capable. Imaginez que je me laisse fondre de désespoir, votre nature en prendrait un coup ! Cela provoquerait certainement une catastrophe sans pareil pour votre univers de prairies et de champs de fleurs !
L’heure est grave. Dame Nature réfléchit puis annonce d’un ton solennel.
- Je ne te promets rien Tristana, mais je vais organiser une réunion au sommet avec les quatre éléments. J’ai ma petite idée pour te rendre la vie plus belle. En attendant, reste de glace et surtout, ne fais pas de bêtises !
Tristana, remise de ses émotions, embrasse la main de Dame Nature en se confondant en remerciements sincères. Elle doit à présent se dépêcher si elle veut rentrer avant le coucher du soleil.

Sur le chemin du retour, Tristana est perplexe. Elle ne sait pas si elle doit s’estimer contente de cet entretien. Certes, émouvoir Dame Nature est un bon point en sa faveur, mais tout lui a semblé trop facile.

D’ailleurs, que pourra-t-elle bien inventer pour lui améliorer son sort ?
Elle-même ignore ce qui pourrait être meilleur pour elle ! Annuler l’hiver ? Non… c’est impossible. Cette saison est primordiale pour le bon déroulement de la Vie naturelle. Lui trouver une remplaçante ? Jamais ! Elle préfère mourir que de céder son trône. Et pourtant, elle ne souhaite pas mourir. Elle serait responsable de tant de morts qu’elle passerait la fin de ses siècles à brûler en Enfer… Non, elle souhaite juste être aimée au même titre que ses sœurs…

De loin, Tristana aperçoit le village des fées. Malgré ses promesses, elle décide de passer outre, ne trouvant pas le courage d’une deuxième séance de dédicaces. Elle longera donc la rivière qui l’amènera directement à l’entrée de la grotte.
Juste avant de pénétrer dans cette terrifiante caverne, Tristana se retourne une dernière fois pour admirer avant très longtemps, le royaume de Dame Nature.
Sans savoir pourquoi, des larmes abondantes ressurgissent de son regard. Elle s’assied sur l’herbe verte pour pleurer encore et encore. Elle se sent si malheureuse de retourner chez elle pour retrouver la haine des hommes.
Une petite voix masculine s’adresse alors à elle.
- Comment une belle femme comme vous peut-elle être aussi accablée ?
Tristana regarde dans la direction de cette voix. Sa vue, embuée par les larmes, ne distingue qu’une petite silhouette qui lui tend un objet. C’est un mouchoir. Elle s’en empare, murmure un remerciement et s’essuie le visage inondé de pleurs.
Le visage sec, sa vue revient. Elle pouvait à présent découvrir les traits de son bienfaiteur qu’elle imagine charmant. Mais, quelle ne fut sa stupéfaction quand elle reconnut le propriétaire du mouchoir ? Aussitôt, son Prince s’écroula sous le poids de son cheval pour céder sa place au désagréable lutin qu’elle avait rencontré juste avant son rendez-vous avec Dame Nature.
- J’vous l’avais bien dit qu’on se retrouverait lui dit-il, sur un ton jovial. Je me présente, Bibo ! Le petit lutin aux grandes idées ! C’est comme ça qu’on m’appelle ici !
Tristana, remise de sa méprise, lui répond.
- Moi, c’est…
- Tristana ! Eh oui, je connais la chanson ! « Les plus beaux jours finissent dans la peine, haine… Adieu Tristana » etc. Enfin, non… j’ai surtout rencontré des fées juste après que vous ayez failli me transformer en chair à serpent ! J’savais bien que je vous avais déjà vu quelque part ! Dans nos livres d’histoire… Puis, son ton devint plus sérieux. Et alors ce rendez-vous ?
- Oh ! Je l’ignore. En fait, je ne sais pas ce que je veux ! Et j’ignore pourquoi j’ai demandé à rencontrer Dame Nature. Sans doute pour qu’elle sache à quel point j’étais malheureuse…
- Malheureuse ? Vous ? Il rigole. C’est une blague ! Vous êtes ici notre préférée ! Vous êtes la plus belle, la plus gentille. Rien à voir avec cette diva aux gros nichons pointus… euh ! Je m’égare. Non, sans blague ! On vous adore ici !
- Oui, sans doute parce que je n’habite pas dans votre Royaume. Ici, la nature n’a pas besoin des quatre saisons, le temps n’existe pas et votre soleil brille toute l’année…
- Toute la quoi ? demande Bibo, surpris par ce nouveau mot.
- L’année. C’est un indice temporel que les humains emploient. L’année est séparée par quatre saisons. L’été, le printemps, l’automne et moi. Vous comprenez ?
Bibo fait une grimace d’incompréhension mais répond néanmoins.
- Ah ! Ouiiii… je comprends. Mais, ce que je n’arrive pas à suivre c’est votre délire de persécution. Je suis certain que les hommes vous aiment autant que vos sœurs. Une aussi jolie femme que vous ne peut pas être mauvaise ! La bonté se lit sur votre visage de glace…
- Oui, je sais, mais à croire que les humains ne creusent pas assez pour la déchiffrer. Enfin. C’est mon sort que d’être détestée et bafouée. Je suis la saison du malheur, et rien ni même Dame nature ne pourra changer les choses.
- Ne dîtes pas ça ! Vous ferez pleurer Cendrillon ! Avez-vous déjà fait un sondage pour savoir si les hommes vous détestaient à ce point ?
Tristana est surprise par cette insolite question.
- Non, pourquoi ?
- Je dis ça, je dis rien… mais moi, on m’a déjà parlé de vous ! Et ce n’est pas une petite fée aveuglée par les paillettes et le strass qui m’a parlé de vous, mais un cousin, tout ce qu’il y a de plus cartésien, qui vit dans votre monde.
- Ah bon ? Des lutins vivent sur terre ?
- Mais bien sûr ! Vous oubliez Blanche Neige ? D’accord, ils sont un peu plus grands que moi, mais on peut les croiser. Surtout la nuit dans les forêts. Et bien, je peux vous dire qu’ils vous respectent beaucoup ! Et même qu’ils attendent votre venue impatiemment. C’est normal, ils se sentent plus beaux quand leur peau n’est pas brûlée par le soleil de votre sœur Diva. Il ne faut pas croire, un nain, c’est coquet. Ils tiennent aussi à préserver leur capital jeunesse ! Et, la preuve qu’ils vous respectent et vous aiment. On n’a jamais vu un nain avec un cancer de la peau ! Non, pas qu’ils fuient le soleil, au contraire… mais ils choisissent un soleil de qualité, le vôtre ! Quand il vous arrive de rayonner de joie, ils tendent leur visage et leurs petits bras à l’encontre de vos rayons et se réjouissent d’avoir ce teint doré que vous leur offrez. Un teint, ma foi, très bien assorti avec leur longue barbe blanche et leur petit bonnet rouge.
Tristana est émue et reste sans voix face à cette vague de compliments. Elle s’est trompée, Bibo est vraiment un être charmant. Il vaut bien tous les princes de l’Univers !
- Ce que vous me dîtes est très gentil. J’aimerai vous croire. Mais, toutes ces flatteries n’enlèvent pas le fait que je reste la saison du malheur ! Tant d’humains meurent au cours de mes longues apparitions !
Bibo balaye l’air de sa menotte potelée.
- Foutaises ! Ce n’est pas de votre faute si les hommes sont si fragiles ! D’ailleurs, s’il existe un responsable, ce sont eux-mêmes ! Aujourd’hui, les médecins ont mis tout en oeuvre pour qu’ils se protègent. Ils n’ont qu’à se vacciner un peu plus. Une petite piqûre n’a jamais fait de mal à personne ! Et si la misère et le froid tuent encore trop de gens, ce n’est pas de votre faute, ce sont les politiciens qui ne savent pas gérer leur richesse. Ils ne font rien pour les plus démunis. Regardez dans le tiers monde, en Afrique… des gens meurent par millions. Est-ce de votre faute ?
- Non, bien heureusement.
- Eh oui ! C’est alors de la faute de Diva ?
- Non !!! fit-elle indignée !
- Donc, j’ai raison. Vous n’êtes pas non plus responsable des décès qui interviennent entre novembre et février !

Une vague de bonheur envahit Tristana.
Bibo est heureux de son effet. Un large sourire illumine le visage de la saison. Elle n’avait jamais vu les choses sous cet aspect. Ce nain était vraiment très futé. Il fallait qu’elle réfléchisse à toutes ces théories qui tenaient debout.

Heureuse, elle se relève d’un bond. Ces compliments la ravissaient, mais il était temps de poursuivre sa route. Elle remercie son nouveau compagnon, lui prend le visage entre les mains et lui dépose un gros baiser sur ses deux joues rugueuses. Ce fut au tour de Bibo de rougir comme une jeune fille de Province.
- Ooooh… il ne fallait pas ! Je ne dis que la vérité dit-il dans un dernier souffle avant de se retourner afin que Tristana ne voie pas son trouble.
- Merci encore, mon cher Bibo. Et, si tu souhaites croiser Blanche Neige, n’hésites pas à venir me voir !
- Que Dieu me garde ! continue-t-il en partant, le dos tourné. J’ai assez de problèmes comme ça ! J’vous remercie mais j’en ai déjà une, tout de rouge vêtue qui a dû se tromper d’histoire. Et franchement, elle est pas facile à gérer ! Merci quand même…

Le chemin du retour fut placé sous le signe d’une grande allégresse. Tristana venait de renaître. Elle envoya des baisers aux chauves souris et fit même une petite caresse à un rat qui gémit de plaisir.
L’ambiance morne et terrifiante de cette grotte devenait aux yeux de Tristana le pays des Merveilles ! Pour la plus grande fierté de certains rats qui accompagnaient de près son voyage en faisant la chenille. Une adorable comédie musicale prenait forme sous les yeux abasourdis des chauves souris, furieuses de ne pas pouvoir dormir en paix.

À sa sortie, un beau temps de Printemps accueillit Tristana. Elle devait accélérer le pas, Rosa devait l’attendre impatiemment.
Elle n’avait pas tort. À peine franchit-elle le seuil de ses appartements, que Rosa accourt vers elle, terrifiée.
- Ouf ! Heureusement que tu arrives ! J’ai bien failli me faire lyncher par une association de skieurs !
- Ah bon ? Et pourquoi ? demande Tristana sans pouvoir s’empêcher de pouffer de rire en voyant le visage de sa sœur défiguré par la panique.
- Ne te moque pas ! Et laisse-moi te raconter. Au début, ils étaient ravis de ma soudaine chaleur, mais quand ils virent leur neige se transformer en eau, voire carrément disparaître, ils ont commencé à pester et à me traiter de tous les noms. Le moment de ma venue n’avait pas encore sonné. Aide-moi ! Fais quelque chose ! Retourne vite à ta fenêtre et envoie-leur de grandes rafales de neige ! Tu es beaucoup plus douée que moi dans ce domaine !

Tristana court à sa fenêtre. Son apparition provoque une rafale d’applaudissements d’une multitude d’hommes, les skis sur les épaules, réellement heureux de voir leur saison préférée pointer le bout de son nez. Les jeux d’hiver pouvaient à présent se poursuivre.
Ses oreilles se réjouissent d’entendre les louanges des humains à son égard. Son cœur de cristal tremblant d’un bonheur glacé, elle parcourt toute l’assemblée joyeuse.
Son attention se fixe alors sur la chambre d’hôpital dans laquelle est mort le petit Jules et sa mère. Une nouvelle vague d’émotion lui donne la chair de cygne.

Un nouvel homme vient de venir au monde dans un grand cri de joie. Les sages-femmes s’empressent autour du médecin pour le féliciter, fier de cette réussite matinale, il les embrasse en les remerciant de leur soutien exceptionnel. Le bébé est délicatement posé par la plus jeune d’entre elles au creux des bras de sa mère qui le serre fort. À côté, le père, la larme à l’œil caresse tendrement le front de cette si douce épouse qui lui a offert la plus belle preuve d’amour que l’on puisse imaginer.
Tristana, réjouie de ce spectacle, tourne le regard vers une autre maison d’où sort une grande lueur de bonheur. Une dizaine d’enfants et de petits enfants chahutent autour de leur aïeule pour finalement l’entourer de baisers chaleureux. La vieille dame à la peau fripée et aux dents inexistantes applaudit dans ses mains maigres, pleurant de bonheur.

Tristana se retourne aussitôt vers Rosa et se jette dans ses bras. Le cœur rassuré, elle savait à présent qu’elle avait sa place dans la cour des saisons. Elle devait oublier ce spleen causé par ce stupide sentiment d’infériorité.

- Si seulement, je pouvais assister à ce genre de scène plus souvent plutôt que d’assister à des scènes de désolation. Je dois sans doute être trop sensible pour une saison.
- Tu sais, tu n’as pas le monopole du malheur, je dois aussi affronter des décès tous plus horribles les uns que les autres. Il faut rester forte. Je pense même que la plus à plaindre c’est Diva, et ma foi, je trouve qu’elle y arrive avec beaucoup de force voire dénuée totalement de sentiment. Combien de jeunes enfants décèdent des grandes chaleurs de ses flammes ? Sans parler des noyades et des attaques cardiaques ! C’est la vie ! Oui, et si l’on respecte les règles de la vie, il faut accepter la mort, l’aboutissement normal.

À ces mots, Tristana se jette sur le téléphone et compose le numéro de Dame Nature.
- Allô ! Oui, c’est encore moi… juste pour vous dire qu’il ne faut rien changer… vous pensiez faire un roulement avec mes sœurs ? Oh, non ! Pour rien au monde je voudrais me charger de l’été ! Ma beauté se flétrirait… j’accepte avec une grande fierté mon statut de Dame Hiver. Excusez-moi de vous avoir dérangé pour rien… juste une faiblesse. Mais, promis, je serai forte à partir d’aujourd'hui !


Dame Nature raccroche.
Tristana a retrouvé sa raison pour le bon déroulement de sa saison. Elle sait pertinemment qu’il aurait été impossible de faire un roulement entre ses différentes sœurs. Ce bouleversement aurait entraîné une catastrophe inimaginable.
Cette journée l’a épuisée. Elle voudrait se coucher.
Ah oui ! Dernière chose avant de rejoindre son amant Morphée, écrire sur son carnet de bord de ne pas oublier de féliciter son fidèle serviteur Bibo et, surtout, de se rendre demain au village des fées pour les remercier de leur participation.
Si Tristana a une meilleure nature que ses autres sœurs, la flatterie et les compliments ont néanmoins eu raison d’elle.
« Bah ! Juste un manque soudain de confiance en soi » pense-t-elle en rejoignant le chemin de son amour, « juste un manque de confiance en soi ! »

FIN


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