03/06/2002 - Aksel Kozan
Le sauveur

I Fry


C’est la sonnerie stridente de son réveil Mickey qui le réveilla, mettant fin à une trop courte nuit de sommeil. Fry, malgré ses vingt ans passés, restait un grand enfant. Après s’être étiré, il prit une douche (pas facile : les tuyaux de canalisation se perçaient souvent, ce qui entraînait l’inondation de tout l’appartement et à plusieurs reprises déjà Fry s’était réveillé les pieds dans l’eau). Tout propre donc, il entama son rituel matinal à savoir prendre son petit déjeuner, s’habiller et partir au boulot. Mais tout en passant devant son téléphone il constata avec surprise qu’il avait un message sur son répondeur. Un grand sourire s’étala sur son visage, car il n’y avait qu’une personne pour lui laisser un message (ou même l’appeler d’ailleurs) : Jenny, sa petite amie.
“-Vous êtes bien chez Fry, après le bip sonore vous savez quoi faire...


Biip !”


La voix tant attendue se fit entendre :
- “Fry, c’est moi, je t’appelle pour te dire que je te quitte. Je suis vraiment désolée de te dire ça comme ça mais… non en fait je m’en fous, je te largue, t’es un loser, t’as un boulot de merde et tu feras jamais rien de ta vie alors cherche pas à me revoir.”

Le second signal sonore retentit avec beaucoup moins d’entrain.

- “Bah, faut bien commencer la journée”, lâcha-t-il après un bref soupir.
Malgré tout, les réflexions de son aimée lui firent regarder autour de lui.
Son appartement était un taudis. Un capharnaüm aux limites du supportable. Des seaux étaient dispersés un peu partout pour récupérer l’eau qui tombait du plafond, surprenant vu qu’il logeait au rez-de-chaussée d’un immeuble de 6 étages, Nasty Hill (un nom prédestiné). Enfin, 6 étages à l’origine parce qu’avec l’érosion et les défauts de construction, la bâtisse n’en comprenait maintenant plus que 3. Et ces défauts, ajoutés à la vieillesse apparente (comment ne pas la remarquer ?) de l’édifice, faisaient que, durant les fréquentes averses, l’eau passait à travers tous les étages pour déboucher dans le minuscule studio de Fry.
Mais aux multiples seaux s’ajoutaient la pile (la montagne, plutôt) de cartons de pizzas, de vaisselle sale, les vêtements disséminés des toilettes à l’évier, les magazines tapissant le sol, et rajoutez à cela la crasse, l’odeur (encore non-identifiée), quelques cafards flânant près du frigo et des voisins retraités belliqueux qui ne supportent pas qu’on trouble leur sommeil à sept heures du soir en faisant craquer les marches de l’escalier. A cela s’ajoutait son petit chien, Pops, maigre comme un clou et qui laissait tous les matins quelques petits cadeaux disséminés dans tout l’appartement...
Il était encore plongé dans ses réflexions quand il s’aperçut que, comme tous les jours, il était en retard. Il réfléchit tout en cherchant frénétiquement les clés de son scooter et se dit que, finalement, Jenny avait peut-être raison. Il devait changer de vie et il allait le faire.
Seulement, il ne s’imaginait pas à quel point ?

II Rencontre

- Espèce d’abruti congénital sans cervelle ! Pas foutu d’arriver à l’heure ! T’es vraiment un glandeur de première sans avenir, petit merdeux !!! Tu sais très bien que des livreurs je peux en trouver d’autres vite fait !
Ça, ça m’étonnerait, je suis le seul pigeon de la ville qui ait tellement besoin de fric qu’il accepte de supporter un connard de ton envergure pensa l’ “abruti congénital”.
C’est en ces termes accueillants et avenants de son patron que Fry fut accueilli à son lieu de travail, la Pizzeria “Chez Antonio”. Un nom d’autant plus stupide que le-dit patron ne s’appelait en rien Antonio mais Barney et que tout ce que ce dernier connaissait de l’Italie était les quelques photos qu’il avait vues dans une pub pour une compagnie aérienne à la télévision alors qu’il patientait pour voir la suite de son feuilleton préféré, “Killer Story” (un jeu où le participant, quelqu’un haïssant les jeux télévisés débiles, doit réussir à assassiner les 11 occupants d’un loft, par tous les moyens).
Inutile de préciser que la connotation chaleureuse et avenante de la pancarte n’était en rien le reflet de l’ambiance régnant dans la pizzeria.
Inutile aussi de préciser également que les pizzas de “Chez Antonio” étaient infectes.

Fry resta à l’intérieur de l’établissement juste le temps de prendre ses commandes en retard puis il sauta sur son scooter afin de les livrer au plus vite et d’espérer un pourboire (ce qu’il savait très bien qu’il n’obtiendrait pas). Il avait visiblement tout contre lui ce jour-là car, à peine parti, il s’aperçut qu’il devait absolument faire le plein. Il s’arrêta à la première station-service et c’est là, alors qu’il remplissait son réservoir, qu’il Le vit. Il était habillé à la dernière mode, des baskets dernier cri à 300 dollars au collier en or. On ne pouvait pas ne pas le remarquer tellement il faisait tache dans ce quartier de la ville.
- Salut Fry, dit-il d’une voix pleine d’amour et de sagesse, je suis Dieu.
Le jeune garçon dévisagea l’inconnu.
Un visage calme, sans rides mais qui laissait transparaître une certaine vieillesse, un petit bouc et une chevelure blancs comme neige, un nez quelque peu aquilin sur lequel reposaient des Ray Ban à 200 dollars.
“- Allez, tire-toi vieux sénile, j’ai pas que ça à faire !, lâcha Fry, qui ne voulait surtout pas lier conversation avec un fou pareil.
- Mais enfin, Fry, répondit l’étranger sans perdre sa sérénité, je suis l’Être Suprême, le Créateur, le...
- Ouais, ouais et moi je suis l’Archange Gabriel en personne !
- Ça m’étonnerait, dit l’inconnu d’un ton certain.
- Ah oui ? Et pourquoi ?
- Je lui ai dit de rester au Paradis en attendant mon retour, affirma le vieil homme.
"Nom de Dieu, il est encore plus atteint que je le croyais !", pensa Fry.
- Non, je ne suis pas “atteint” ! déclara l’inconnu avec une certaine pointe d’exaspération. Je peux te prouver mon identité.
Il lit dans mes pensées ! Mais non, c’est juste qu’il a deviné, c’est tout. C’est un coup de chance…”
Fry commença à se ragaillarder : “Ah ? Vous êtes Dieu ? Et bien c’est très simple, faites un miracle !”
Le pauvre, il est complètement gâteux et je me fous de sa gueule ! Je devrais avoir honte !
Mais l’envie de voir le pauvre homme confronter à sa triste réalité était beaucoup plus alléchante...
“- Très bien, dit le vieil homme avec confiance, je vais faire un miracle.
Puis il enchaîna : - Je crois que tu t’es trompé de carburant pour ton scooter, Fry...”
En effet, soudain Fry put percevoir une odeur autre que l’essence, une odeur plus familière, plus écoeurante... de l’urine !!!
“- Ah, c’est pas vrai, mec !, hurla Fry, les yeux révulsés et manquant de vomir (plus à cause de l’odeur des pizzas fermentant sur le siège arrière plutôt que pour l’urine). T’as changé mes 10 litres d’essence contre de la pisse ! Putain !”
Et Fry réalisa.
Il était en face de son Créateur.
Il se complaignit en excuses diverses, s’agenouillant, promettant de faire pénitence, mais c’était inutile.
Dieu est amour et pardon, c’est bien connu.

III Mission sacrée

Fry ne cessa son petit jeu qu’au moment où il se rendit compte que son pantalon commençait à être troué au niveau des genoux et que de sa voix il ne restait plus qu’un murmure.
“- Bon, maintenant que tu as fini, je peux t’expliquer la raison de ma venue, déclara Dieu d’un ton légèrement agacé. Sache que J’ai pour règle de ne jamais intervenir dans la vie des Hommes, quelle qu’en soit la raison, car Je vous ai accordé le libre arbitre, vous devez être capables de l’utiliser à bon escient. “
Tu parles, tu nous laisses tous seuls comme des merdes, ouais. C’est pas généreux ni altruiste, c’est égoïste et irresponsable. Le libre arbitre, pff... un prétexte pour se la couler douce là-haut sans s’occuper de son Monde, c’est vraiment un enf...
“- ...Et je suis aussi omniscient, ce qui implique que Je connais toutes tes pensées, ne l’oublie jamais, continua Dieu d’un regard désapprobateur. Je ne suis jamais apparu sur Terre jusque-là, mais cette fois c’est un cas de force majeure, car le monde est au bord de son anéantissement. Je suis sur Terre, car un nouveau danger menace le Monde.
- Quoi ?”
Fry menaça de vomir tandis qu’il cherchait à se débarrasser des infâmes pizzas en décomposition gisant sur son siège arrière.
“- Oui, reprit Dieu. Le Monde court à sa perte. D’ici peu, tout ce que j’ai créé sera détruit, anéanti. “
Il s’arrêta là, ménageant le suspens, avant de reprendre solennellement, tout en pointant son index vers le livreur de pizzas au scooter plein d’urine et déclamant, majestueux :

- ET JE T’AI CHOISI, TOI, POUR ÊTRE LE SAUVEUR DE L’HUMANITÉ !

Fry fut soudain secoué de spasmes et vomit son petit déjeuner dans le caniveau.

_________________

Quand son estomac fut vidé de toute substance éjectable, Dieu lui expliqua les détails de sa mission : “- Le Monde court un grave danger. Des conspirateurs cherchent à détruire l’Humanité et tu dois absolument les empêcher, Fry !
- Mais pourquoi vous le faites pas vous-même ? Vous êtes Dieu après tout ! Et pourquoi moi ? Et comment voulez-vous que j’y arrive tout seul ?
- Je ne peux pas agir en ce Monde, ce Monde c’est le vôtre, celui des Hommes. Je ne peux pas m’impliquer car je vous ai donné...
-...le libre arbitre, ouais, on sait... Mais comment voulez-vous que je sauve le Monde sans vous ?
- Tu ne seras pas seul, Fry. Tu auras un de mes prophètes pour te guider dans ta quête. Je le regrette mais maintenant que tu as tous les éléments en main, je dois te laisser...
- Hein ? Non mais attendez, vous vous foutez de qui là, Dieu !, rétorqua Fry, outré. Vous me foutez une mission suicidaire sur le dos et vous vous cassez ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? ! Vous êtes vraiment...”

Il lui avait fallu plusieurs secondes pour se rendre compte qu’il parlait tout seul.

Fry regarda autour de lui, de son scooter rempli d’urine à son pantalon élimé, et décida finalement d’aller prendre une cuite.

IV Ostie et ecstasy

Le “Tasny’s” était un taudis d’un des quartiers mal famés de la ville et n’aurait même pas mérité l’appellation de “boui-boui”. Ça avait dû être, il y a très longtemps, un vieux hangar délabré inoccupé, servant occasionnellement à quelques petits trafiquants ; mais c’était maintenant devenu une ruine croulante crasseuse bondée tous les jours de l’année et qui tenait à la fois lieu de bar, de bordel et de ring pour bagarres entre soûlards et camés. L’établissement consistait en une vaste centrale où les cafards formaient presque un tapis de sol noirâtre, à laquelle il faut ajouter quelques chambres à l’étage (faut bien que ces petites gagnent leur vie) et des toilettes (que personne, pas même le plus défoncé des héroïnomanes, n’avait jamais osé approcher).
C’est dans cet endroit sordide assoiffé de péchés et de luxure que le Sauveur De l’Humanité, en l’occurrence un loser d’une vingtaine d’années du nom de Fry, décida de s’imbiber au maximum d’alcool.
Le barman était un vieil homme au visage lassé et au costume élimé, et malgré l’usage on sentait bien qu’il n’avait aucune envie d’entendre les confidences de ses clients, pour la plupart des SDF bourrés qui avaient miraculeusement finit par trouver quelques dollars afin de s’enivrer, histoire d’oublier. Fry se dirigea vers ce dernier et demanda plusieurs bières. Combien, il ne savait plus ? Il avait arrêté de compter à partir de la vingt-troisième. Il cessa de répéter “encore une” quand il sentit sa vision se troubler et les personnes autour de lui s’effacer peu à peu. Il sortit finalement en titubant, sentant son estomac se soulever (tiens ? Il restait encore quelque chose dedans ?...), bousculant involontairement les autres clients tout aussi ivres morts que lui. Si l’on avait bien regardé l’ensemble de la salle, on aurait pu croire que tout allait au ralenti, de plus en plus de personnes s’affalant tout simplement, d’un coup, sur le plancher avant d’être recouvertes peu à peu de cafards. Fry parvint par miracle à l’extérieur et là remplit ses poumons d’air frais avant de vomir tout l’alcool ingéré, soit une vingtaine de dollars de foutu en l’air.
C’est en relevant la tête, tout en s’essuyant du revers de sa manche, que Fry remarqua le junkie qui se trouvait à ses côtés.
- SSSSaaalut mec !T’as, t’as pas un fix ???
Grand, incroyablement maigre et incroyablement crasseux, il avait l’air de sortir tout juste de l’adolescence avec ses boutons d’acné sur le visage, même si cette impression était instantanément démentie par sa taille et l’énorme bosse qui déformait son pantalon au niveau de l’entre-jambes. Sa vieille chemise aux manches relevées laissaient apparaître une multitude de petits points rouges au niveau de la chemise, révélateurs du degré d’intoxication du malheureux. Il était vraisemblablement en manque, vu ses tics crispés, ses frissonnements et ses bégaiements incompréhensibles.
“- Je te jure que… que j’en ai vraiment besoin, mec !
- Casse-toi, pauvre camé !
- Allez, puuuutttain fais pas ton radin, file-moi du du fric au moins !! Si tu m’en files, je t’aiderai dans ce que t’as à faire...”
Cette dernière remarque attira l’attention de Fry.
Ce serait lui ce larbin qu’Il a envoyé pour me guider ? Un prophète, ce toxico en manque ? Mais non, c’est pas possible, il délire, tout simplement...
“- Allez, mon vieux, je te jure devant Dieu que je t’aiderai ...”
C’est lui ! Putain, c’est pas vrai, je dois sauver le monde et Il m’envoie un accro à l’héro ! Mais Il se fout vraiment de ma gueule !!
- Bon, tiens, dit Fry avec contrainte en voyant ses quelques billets restants disparaître dans la main du junkie.
- Je reviens tout de suite, répondit l’autre tout en se dirigeant vers un coin sombre, où glandaient quelques dealers potentiels, avec une précipitation si mal contrôlée qu’il manqua de glisser dans la flaque de vomi de son mécène.
Et voilà que j’approvisionne un camé en héroïne ! C’est vraiment pas mon jour !
Le “prophète” revint quelques minutes plus tard en titubant et cette fois ne manqua pas la flaque en s’étalant de tout son long sur le bitume tout en laissant échapper quelques petits rires déments pendant que le poison remontait dans le sang jusqu’au cerveau.
Fry se détourna, enviant quelque peu ce junkie encore plus paumé que lui mais qui goûtait, lui, à quelques instants de pure extase. Il s’aperçut qu’il faisait presque nuit. Le soleil pâlot glissait derrière l’horizon comme un ivrogne derrière le comptoir. Il prit le Prophète toxico par le bras, le releva, et le soutint pour pouvoir regagner son appartement et éclaircir cette histoire.

Les deux hommes aux manteaux jaunes regagnèrent leur voiture tout en suivant du coin de l’oeil le jeune livreur. Leurs visages dissimulés derrière de larges chapeaux de la même couleur que leurs manteaux, ils s’engouffrèrent dans le minuscule véhicule puis démarrèrent. Ils devaient rapporter la nouvelle au quartier général. Et leurs supérieurs n’allaient pas être aux anges.

V Pops-Corn

- Elle est super cool ta piaule !, remarqua le junkie tout en passant la porte de bois moisi. La remarque arracha un léger sourire de fierté à Fry, mais il s’évanouit vite quand il se rappela, tout en précipitant l’invité dans la salle de bains pour l’empêcher de vomir sur la moquette, que l’auteur de la flatterie était défoncé jusqu’aux yeux. Ce dernier émergeait peu à peu de sa torpeur, approvisionnant à volonté les toilettes de son hôte en déchets de toute sorte. Après s’être complètement vidé, il sombra immédiatement dans un sommeil profond, pas assez profond malheureusement pour éviter de bruyants ronflements parasites qui à chaque expiration faisaient trembler les murs fissurés. Fry profita de ce répit pour aller casser la croûte, laissant l’individu la tête dans la cuvette, ronflant au-dessus de ses déjections.

C’est en saisissant la tranche de jambon la moins avariée du frigo qu’il s’aperçut de l’étrange couleur du micro-ondes.
J’ai pourtant rien laissé dedans avant de partir, ce matin... Peut-être encore un coup des Dinosaures... C’est ainsi que Fry surnommait le conseil des retraités qui habitaient le reste de l’immeuble et qui cherchaient par tous les moyens à lui faire quitter le bâtiment. S’ils savaient comme j’aimerais... pensait souvent Fry en contemplant les lézardes qui zébraient tous les murs. Mais d’habitude, ils laissaient leurs présents à la porte, et se défendaient d’entrer.
Le volet était passé du noir au rouge et la poignée se faisait poisseuse sous ses doigts. À l’intérieur se trouvaient les restes de ce qui avait dû être Pops. Un chaos rouge et noir, quelques tripes et viscères d’un côté tandis que juste au centre du plateau un des yeux du défunt animal de compagnie le fixaient impassiblement.

VI Traque

- Une pastille à la menthe ?
Fry regarda fixement son compère et son cadeau, et l’accepta volontiers. Il en avait bien besoin : en l’espace d’une journée il avait perdu son boulot, s’était engueulé avec Dieu (après avoir été désigné contre son gré “sauveur de l’humanité” soit dit-en-passant), s’était pris une cuite monumentale, avait retrouvé son plus cher et fidèle ami carbonisé dans son micro-ondes et maintenant il avait sur les bras un toxicomane notoire qu’il pensait être un “prophète”...
Et il n’y comprenait toujours rien. Sauver le monde ? La belle affaire ! On lui demandait de sauver les vies de milliards d’êtres humains et voilà qu’en une seule journée on lui avait anéanti la sienne !
Perdu dans ses réflexions, il allait avaler le bonbon quand une pensée subite l’avertit...
Pastille à la menthe ??
Il observa attentivement la pilule de LSD, conscient maintenant de toutes ses fonctions (ça ne faisait pas QUE rafraîchir l’haleine) et y vit l’espace d’un instant le moyen idéal d’échapper à toute cette suite d’emmerdes...
Mais en fin de compte, toute la propagande répressive anti-drogue martelée au fond de son crâne depuis l’école primaire (à un âge où il ne comprenait pas encore l’utilité de ces pilules dont ses parents le gavaient quand son nez coulait, ses professeurs venaient l’embrouiller avec des pilules “pas bien !”, qui étaient soi-disant “mauvaises !” ce qui fit qu’il jeta tous ses médicaments en douce et attrapa 4 pneumonies consécutives jusqu’à la sixième), tous ces avertissements et toutes ces mises en garde très étudiés et subtils par leur complexité (“pas bien la drogue !”) eurent raison de son envie et renvoyèrent la pilule à son expéditeur, lequel la goba en l’air comme un M&M’s et manqua de s’étrangler.
Ils se trouvaient tous les deux dans un “squat” sordide des quartiers Sud, pire que l’appartement de Fry (ce qu’il ne croyait pas d’ailleurs possible). L’air qu’ils respiraient était pestilentiel et opaque par la faute des poussières qui tombaient en permanence du plafond effrité et le ciment servant de plancher était jonché de ce qui avait dû être le fruit du braquage d’un sex-shop et d’une pharmacie : préservatifs et viagra, seringues et amphés...
Après la découverte de Pops, Fry avait aussitôt tiré le “prophète” des excréments où il était plongé, complètement assommé, et ce dernier ayant réussi à comprendre la situation à travers ses hallucinations, leur avait trouvé une planque à peu près “sûre”, du moins un endroit où on ne pourrait les retrouver qu’à la seule condition qu’un passant à l’esprit civique décèle l’odeur putride de leurs cadavres asphyxiés et prévienne les autorités prétendument compétentes.

- Espèce d’incompétent !
La gifle le prit par surprise et le frappa de plein fouet résonnant avec un grand claquement dans le vaste bureau. Son supérieur avait les yeux exorbités et son visage rouge de sueur laissait apparaître tous ses petits vaisseaux sanguins gonflés à bloc.
À croire qu’il s’est shouté...
Il ne vit pas non plus la deuxième gifle arriver. Elle fut tout aussi violente que la première et résonna tout autant, laissant une marque sur la seule joue encore indemne.
- On ne me parle pas sur ce ton !
Cette deuxième bouffée de violence (justifiée, il fallait l’avouer) semblait l’avoir apaisé, du moins pour le moment.
- Tout ce que je vous avais demandé, c’était de le surveiller et de l’empêcher d’entrer en contact avec l’aide qu’Il lui a envoyé ! C’était pas compliqué, bordel de Dieu ! Je vous prenais pour un bon élément, Damien. Vous avez vaillamment servi la Cause pendant toute votre carrière, mais ce faux pas pourrait vous coûter très cher !
Un index malveillant surgit à quelques centimètres de son visage, manquant de lui crever un oeil.
- Encore une erreur et je vous retire l’affaire. Elle est trop capitale à notre réussite pour que je laisse des larbins mal s’acquitter de leur misérable tâche...
Il eut envie de sauter par-dessus le bureau d’acajou massif et d’attraper son patron par la gorge jusqu’à ce que les yeux exorbités soient définitivement expulsés de ce visage difforme, mais il n’en fit rien et n’en laissa rien paraître. Il sortit discrètement, sans un mot, comme l’employé timide du premier jour qui exécute les ordres à la lettre, accepte d’être humilié et rabaissé (parfois même le demande), et en profite au passage pour lécher les bottes crasseuses de son supérieur.
Mais il n’était pas de ceux-là. Il avait commis une faute, il l’admettait, mais il ne supportait pas les insultes, surtout pas celles venant de ce tyran bedonnant et haut comme trois pommes qui se démenait pour terrifier les plus grands.
Cependant l’heure n’était pas encore à la vengeance. Il devait réparer sa connerie et vite. Il réfléchit aux différents moyens de neutraliser ce Fry tout en admirant le buiding d’où il sortait. Le Grand Patron lui-même avait choisi la couverture de l’Organisation. Malgré son grand âge et sa méchanceté innée, il lui restait encore un grand sens de l’ironie. Damien se dirigea vers un taxi, enfin un plan concret en tête. Il se permit même un petit sourire en laissant derrière lui l’Office Nationale des Impôts et du Fisc.

Il n’allait pas bien du tout. Il avait largement dépassé la dose létale, Fry en était certain, mais il ne pouvait pas laisser le pauvre bougre crever d’une stupide overdose dans un endroit pareil. Les spasmes se firent de plus en plus brutaux, et Fry eut droit à quelques coups de pieds et de poings bien placés mais ils ne lui firent pas lâcher prise. Alors que de l’immonde bave blanchâtre commençait à couler des lèvres entrouvertes, le corps retomba lourdement sur le ciment, inerte. Les pupilles de ses yeux se modifièrent et le visage torturé de douleur laissa place à un autre, bienveillant et paisible celui-là.
- Bonjour, Fry.
Ce dernier tourna de l’oeil et s’évanouit sous le choc.

Lui non plus ne vit pas le poing venir.
- Est-ce que tu l’as vu ?, rugit Damien.
L’indic se recroquevilla sur lui-même, sans défense et acculé au mur. Du sang coulait à flots de son nez écrasé et sa rotule gauche était encombrée par la présence d’une balle de 9mm qui lui garantissait l’infirmité à vie. Il regretta d’avoir essayé de marchander ses informations.
- D’accord, je te les donne gratis, répondit-il en pleurnichant. Ton mec a été vu dans le quartier Sud, avec un de mes habitués. Je connais bien sa planque.
Le rictus de fureur de Damien se métamorphosa en un sourire chaleureux.
- Tu vas m’y conduire immédiatement.

“- Bon écoutez, qui que vous soyez, un prophète, un ange ou un ange gardien, je m’en fous ! Tout ce que je veux savoir c’est en quoi consiste ma mission, que je l’accomplisse vite fait pour être devant la télé samedi soir et regarder le match des Red Socks contre les Giants.
- Ah bon ? Les Red Socks jouent contre les Giants ?
- On s’en fout !
- D’accord, d’accord, je t’explique...”
Il prit un air grave et solennel. Presque comique, en pareille situation.
“- Fry, tu as le devoir d’intercepter un espion du Démon.
- Rien que ça ? répondit Fry, les yeux si écarquillés qu’il n’allait pas tarder à tétaniser.
- Tu devras être très prudent, l’Envoyé de Belzébuth est un de ses sbires les plus puissants et les plus cruels.
- Et qu’est-ce que cet empafé va chercher à faire exactement ?
- Il va tenter de tuer le Président de La République Populaire de Chine, actuellement en visite ici, afin de déclencher une guerre thermonucléaire totale. Cet agent de Lucifer va faire porter le chapeau à la CIA ou au FBI et ainsi déclencher une guerre dévastatrice entre les deux puissances nucléaires.”
Maintenant, Fry tétanisait.
“- Mais c’est impossible !
- Crois-moi, la conjoncture internationale est parfaite. Idéale. Une petite étincelle et tout flambe.
- Je m’attendais quand même à mieux de la part du Diable. Son plan n’est pas très original.
- Les démons ne savent pas se recycler, affirma le toxico/prophète/ange/ange gardien. Il y a même des rumeurs qui courent là-haut, comme quoi leur Grand Patron commencerait à devenir sénile.”

Les deux hommes aux manteaux jaunes surveillaient le squat délabré depuis leur voiture. Damien avait été rejoint par son coéquipier, un planqué qui ne devait son poste qu’à plusieurs coups de piston et à des centaines de séances de lèche.
- On y va, ordonna Damien.
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, le contredit son partenaire.
Le regard de Damien devint cruel et sanguinaire, un regard dont peu de personnes pouvaient se vanter d’avoir admirer (et pour cause, la plupart reposaient en paix, six pieds sous terre).
L’effet produit fut l’effet attendu, comme toujours. Son interlocuteur commença à bafouiller, hésitant, et finit par céder.
- Je transmettrai quand même ma désapprobation, répliqua-t-il au regard, dans un entêtement aussi fein que vain .
Petit con

La porte s’ouvrit d’un coup (s’effondra plutôt) sous la poussée puissante du pied de Damien. Fry sursauta tandis que le prophète/camé/ange etc... reprenait ses spasmes violents afin de laisser revenir le toxicomane à la surface.
- Lâchez vos armes, beugla le coéquipier.
Petit con...
- Ils ne sont pas armés, imbécile.
Puis, s’adressant aux deux autres : - On ne bouge pas et on aura la vie sauve...
...Pour quelques heures seulement.
Mais ils n’avaient pas besoin de le savoir. Ils le sauraient bien assez tôt.
Le toxicomane reprit lentement ses esprits, émergeant avec lenteur de son coma postschizophrénique. Fry se rendit immédiatement, les mains en l’air.
- On les interroge ici ?, hasarda l’imbécile.
-Non, il y a trop de gens dans le voisinage, même si ce ne sont que des camés. On doit passer inaperçu, il nous faut un endroit désert...
...Pour que personne n’entende leurs cris.
Mais ça non plus, ils n’avaient pas besoin de le savoir.

Une ruelle étroite, sordide. Petit Con attacha les deux compagnons d’infortune à une rampe d’échelle de secours rongée par la rouille, mais solidement fixée au mur. Fry était terrifié et transpirait de tous ses pores, cherchant en vain une solution.
Et manqua de s’évanouir à la vue de la seringue hypodermique jaillissant du manteau jaune de Petit Con.
- Ceci contient un sérum de vérité mis au point par nos plus brillants chercheurs, les concepteurs mêmes d’Ebola, du VIH et de la Peste Bubonique, expliqua Damien sous les yeux attentifs de Petit Con. Vous allez nous révéler tout ce que vous savez, continua-t-il tout en approchant son visage des deux acolytes, un rictus sadique et repoussant collé sur la face .
Le junkie avait totalement repris conscience, pour leur plus grand malheur.
- Tout ce que je sais pour le moment, c’est que vous puez de la gueule !
Le sang de Fry se glaça dans ses veines. Le regard maléfique de Damien, et d’un geste de la main il ordonna à Petit Con de faire son office.
- Commence par celui-là, lui ordonna Damien en désignant le camé.
Petit Con s’approcha, pointant bien haut la seringue et en expulsant même du liquide dans une expression sadique de totale jouissance. Fry, au paroxysme de la panique, se démenait comme un diable pour libérer ses poignets. La sueur lui facilitait la tâche mais la seringue se rapprochait de plus en plus de son ami et après celui-ci, ce serait son tour. D’un coup sec, il arracha la bande de chatterton à l’insu de Petit Con, trop affairé par sa seringue.
Au moment où la pointe touchait la chair du cou, Fry se dégagea d’un geste et se précipita sur Petit Con, qui eut juste le temps de sentir sa précieuse seringue lui percer la peau. Il libéra ensuite son ami et ils s’enfuirent à toutes jambes. Damien quand à lui, ne sut pas comment réagir : aider un collègue ou poursuivre des ennemis du Grand Patron ? En voyant Petit Con tentant d’arracher vainement la seringue hypodermique alors que le sérum débutait sa progression vers le cerveau, son choix fut vite accompli.
Les deux fugitifs ne devaient pas être bien loin.

Il plaça délicatement un billet dans le porte-jarretelles qui s’exhibait devant lui.
“- T’as eu une idée de génie, dit Fry tout en gardant son regard avide fixé sur le corps sculptural de la strip-teaseuse.
- J’ai choisi cet endroit uniquement parce que c’est le seul lieu où ils ne penseront pas à venir nous chercher, lui répondit le Prophète (ayant de nouveau fait son apparition, due sans doute à la masse phénoménale de testérone circulant dans ses veines). Et le fluide eut sans doute raison de ses veux chastes car son attention fut soudain attirée par une jeune fille à la poitrine surdimensionnée se déhanchant à l’autre bout de la piste.
- C’est lieu de débauche, souffla Fry dans un murmure, obsédé par la sulfureuse déesse aux jambes miraculeuses.
- ..... un lieu démoniaque, poursuivit son compagnon, ne pouvant maintenant plus détourner ses yeux ou ses pensées de cette Aphrodite aux cheveux couleur de feu...”
Ils commençaient tous les deux à se sentir serrés dans leurs caleçons.
- L’ENFER, reprirent-ils en choeur.

- Eh ma cocotte, tu veux pas monter faire un tour ?
Encore une phrase comme celle-là et je le descends... pensa Damien. Le sérum semblait avoir endommagé le cerveau de son coéquipier et apparemment lui provoquait des hallucinations, si l’on tenait compte du fait qu’il venait de s’adresser à un chien urinant au pied d’un réverbère.
Damien était sur les nerfs et ça se comprenait. Non seulement, il allait se prendre sa deuxième engueulade de la journée - ce qui lui vaudrait à coup sûr un blâme, et, qui sait, peut-être une rétrogradation - mais en plus il devait prendre soin d’un fou furieux jusqu’au Quartier Général.
- Oh, p’tite dame regardez mon engin ! Ça vous dit, hein, salope ?
Damien vit les parties génitales de son collègue se balancer au gré du vent derrière la vitre de la voiture, telle une massue inutile et provocante.
Putain de merde ... Tant pis pour lui, il l’aura mérité ...
Il appuya sur le bouton approprié et la vitre électrique se releva en un éclair.
Voilà qui va refroidir ses ardeurs, pensa-t-il avec jouissance alors que son passager gémissait de douleur, coincé dans une position très inconfortable.

Tout plaisir doit indubitablement prendre fin. Mais même en sachant cela, Fry ne put s’empêcher de pousser un soupir de déception à l’annonce de la fermeture de leur cachette.
“- Et maintenant, où est-ce qu’on va ? demanda-t-il d’un ton faiblard, l’esprit toujours obnubilé par ces créatures de rêves qu’il venait de quitter.
- Dans un endroit sacré qui est le futur lieu de ta mission, Fry. Il va falloir te mettre au boulot.”

Damien ne put réprimer un sourire alors que le nain qui lui servait de patron commençait à le sermonner du haut de ses 1 mètre 20. Il venait de quitter son collègue qui devait être à ce moment aux urgences de l’hôpital le plus proche. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le sang ruisselant de son entrejambe et la douleur lui déformant le visage. Mais bon, il survivrait. On ne peut pas tout avoir, non plus.
- Je veux bien croire que ce faux pas n’est pas entièrement de votre faute, et si vous aviez renoncé à les poursuivre pour vous occuper de votre partenaire je vous assure que vous seriez déjà à la rue avec un hématome gigantesque sur le derrière, déclara le patron.
Si tu osais seulement faire ça je t’assure que ton hématome tu l’aurais pas au derrière mais autre part, d’autant que je commence à avoir de l’expérience...
- Je suis entièrement d’accord avec vous, boss, et j’accepterais la punition quelle qu’elle soit mais permettez-moi de souligner que j’arriverais à les intercepter avant qu’ils ne déjouent notre plan, seulement permettez-moi de travailler seul.
Si seulement j’étais pas obligé de lui cirer les pompes... mais l’hypocrisie n’a jamais tué personne...
- Bon, je vous donne mon accord mais je mettrais en place une unité d’élite pour surveiller le terrain, lui répondit son interlocuteur, amadoué par cette démonstration de soumission et flatté dans son ego que des gens, plus grands que lui, lui obéissent au doigt et à l’oeil.
C’était pas très compliqué, pensa Damien avec soulagement

- C’est ça votre “endroit sacré” ?
Se dressait en face de Fry l’Autel du Sport, le Monkey Retard Stadium, théâtre privilégié des exploits de l’équipe de football locale.
- Tu rigoles ? C’est ici que les Red Sox ont mis la pâtée aux D.Cs en 1974.
Il ne chercha pas à aller plus loin : à l’évidence, il était entouré de cinglés (dont deux dans un même corps) et il commença soudain à douter de sa propre santé mentale.
Faudra que je consulte un psy après tout ça...
Arrivés près de l’entrée, tous deux (ou tous les trois ?) avisèrent des hommes aux costumes noirs aux visages impassibles qui inspectaient minutieusement chaque recoin des gradins et de la pelouse. La protubérance qui gonflait leur veste laissait deviner sans peine un automatique ou un Uzi. Un frisson parcouru Fry, un automatisme acquit par la majorité des gens à la vue de forces de l’ordre, un sentiment causé par la propagande hollywoodienne et ses délires sur des services aussi inoffensifs que la NSA, le FBI, la CIA ou le KGB...
- Allons nous poster dans un bon angle d’observation. Suis-moi, intima l’Ange.
La réaction de l’ex-livreur de pizzas ne se fit pas attendre et il s’empressa de retenir son compagnon d’infortune par la manche de son haillon.
- Mais vous êtes fou ! On va être intercepté par ces mecs des Services Secrets, et comment vous allez expliquer qui vous êtes ? Ils vous mettront dans une cage et l’expédieront à la zone 51, dans le Nevada et ils feront des expériences et ...
- Arrête de délirer, le coupa-t-il, les gens que tu vois c’est simplement le service d’entretien.
C’est vrai que, de loin, on pouvait confondre les protubérances avec des revolvers mais de près, la comparaison n’était plus de mise entre un Magnum 44. et un plumeau : la plume et l’épée, comme diraient certains.

VII Poursuite

Il se réveilla avec la nausée, un affreux goût dans la bouche et tous les membres ankylosés à tel point qu’il se demanda si une des marches de l’escalier ne lui avait pas sectionné la moelle épinière. Malgré tout, Fry était vivant. Et prêt à accomplir sa mission. Enfin presque...
Il passa toute sa matinée à explorer l’édifice où allait se jouer le destin du monde, à en connaître les moindres recoins et cachettes afin d’avoir au moins l’avantage du terrain sur son futur adversaire : un démon cruel, expérimenté et armé.
Au fur et à mesure de la désespérante descente du soleil dans l’horizon, son angoisse et son appréhension croissaient inexorablement.

La foule grouillante encourageait l’équipe de ses piaillements pitoyables. La nuit était à présent totale et uniquement trouée par la demi-douzaine d’immenses projecteurs qui illuminaient de leur clarté artificielle ce morceau de pelouse parsemé de trous de la taille d’obus, tel le no man’s land ou la ligne de front d’une guerre localisée.
La trentaine de milliers de spectateurs était juchée sur des fauteuils de plastique orange, le souffle coupé et à la limite de l’arrêt cardiaque, alors qu’un gamin prépubaire était sur le point de lancer un ballon entre deux poteaux… l’exploit accompli, tous se mirent à sauter de joie et se répandit dans chacun ce sentiment de victoire et de solidarité qui envahit si facilement les êtres naïfs et simplets.
Leurs sauts désarticulés et anarchiques donnaient à l’édifice l’aspect d’un gigantesque enclos où les moutons viennent juste d’apprendre leur imminente visite à l’abattoir.
Un énorme Texan aigri armé de hot-dogs et de frites grasses surgit de la foule et bouscula Fry, ce qui eut pour effet de maculer de ketchup sa tenue de supporter.

L’Ange fut ameuté par les cris émanant de la tribune nord.
- Du calme, Fry.
- Ce gros porc vient de bousiller mon sweat, protesta ce dernier. Je vais tellement lui recadrer le portrait que sa propre mère ne pourra plus le reconnaître, ajouta t-il en s’élançant dans la direction où le “gros porc” était partit.
- Fry, je doute que sa propre mère ait seulement envie de le reconnaître. Ne fais pas l’imbécile.
- M’en fous ! Je vais lui donner suffisamment de coups pour arriver à percer la graisse et atteindre le muscle !
L’Ange tira le jeune homme par la manche souillée et le traîna derrière lui comme un chien jusqu’au balcon principal, d’où l’on pouvait embrasser tout le stade. Fry fut propulsé contre le mur alors qu’il refermait la porte.
- Tu vois tous ces gens ? , commença l’Ange, une ferveur soudaine habitant ses yeux bleus. Ce n’est qu’un fragment négligeable de toutes les vies qui sont en jeu en ce moment même. Tu portes sur tes épaules une charge insurmontable et tu oses perdre ton temps à chercher querelle à un pauvre campagnard inoffensif !
Fry fut quelque peu ébranlé par l’accusation et en vint à prendre compte de l’énormité de sa tâche. Il ne parvint qu’à grommeler quelques mots entre ses dents : - Je suis désolé...
Ses yeux ne cessaient de fixer ses pieds tandis que ses mains penaudes chiffonnaient son pull taché. Il se dirigea d’un pas traînant vers la porte.
Le dos tourné, il ne put remarquer la lueur étrange qui animait les yeux bleus.

L’ex-livreur de pizzas était à présent bien décidé à faire de son mieux. Il décida de grimper jusqu’à la dernière tribune, pour avoir un aperçu global de la situation.
L’air était frais et la nuit était déjà à son apogée. Fry inspira un grand coup, comme pour tenter d’évacuer tout le stress qu’il avait accumulé depuis deux jours. Autour de lui, seuls quelques sièges étaient occupés et la moitié l’étaient par des SDF plongés dans les bras de Morphée. Il s’accouda à la balustrade afin d’admirer le match. La clameur de la foule était assourdissante. L’équipe locale était menée de deux points et la fin du jeu approchait à grands pas. Fry aperçut l’Ange au bord du terrain, la rétine fixée sur lui. Sa bouche ne remua pas mais Fry entendit très distinctement sa voix murmurant à son oreille.
“Fais-le…”
Et, comme s’il n’était plus qu’un pantin commandé par quelque obscure puissance, sa tête pivota vers la ligne des 20 yards. Il n’y avait là rien de particulier : un bloqueur oublié attendait près de la ligne blanche, une petite ombre en masquant une partie.
Une ombre ???…
Nouvelle rotation. Durant un temps qui lui sembla infini, son regard aboutit finalement au colossal projecteur de la partie nord.
Une silhouette furtive s’agitait à son sommet.

VIII Final

Fry, malgré son vertige, parvint en haut du projecteur à temps. C’était comme si une divinité bienfaisante lui avait insufflé la force et le courage dont il avait besoin durant toute l’ascension.
La plate-forme où il avait atterri se situait à une centaine de mètres au-dessus du gazon. Mais sa peur renaissante s’évanouit de nouveau quand il entendit les bruits indiquant que le serviteur du Démon était en train de s’affairer à quelques dizaines de mètres. Fry avança prudemment, conscient du fait qu’il n’avait aucun moyen de défense contre ce suppôt de Satan. Il le voyait, à présent. La forme noire travaillait à l’assemblage de ce qui ressemblait à un fusil à lunette. Fry réalisa que la tribune du président chinois était juste en face. Une odeur familière semblait flotter dans l’air, mais il n’y prêta pas attention. Il devait accomplir son devoir. Il devait le faire.
Alors que le démon s’apprêtait à viser, Fry fit un grand bond et échoua sur le dos de la forme noire. S’en suivit une lutte âpre, opposant le bien au mal. A un moment donné le visage de l’adversaire de Fry apparut dans la lumière du projecteur.
Fry en eut le souffle coupé.
- Barney !
Son ex-patron, empestant comme toujours les anchois et la viande périmée, se tenait devant lui, haletant.
- Je dois faire ce que j’ai à faire, Fry !, cria-t-il.
Il empoigna alors l’arme à feu qui, dans le chaos de la bagarre, avait atterri dans un coin sombre. Avec une vitesse stupéfiante il chargea le fusil et mit en joue sa cible.
Dans un ultime effort, Fry se jeta sur le démon. Après un choc brutal contre la masse de son adversaire, il retomba à terre. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’un coup de feu était bel et bien parti durant l’impact. Il se rassura par le fait qu’il avait à coup sûr dévié le tir.
Il se releva avec précaution. Des ecchymoses apparaissaient déjà sur son corps supplicié. Il rehaussa la tête et vit Barney. Il était debout, l’arme vide à ses pieds. Son visage se décomposait.
- Tu as tout détruit, Fry. Tout est de ta faute. Prends bien conscience de ta responsabilité avant qu’il ne soit trop tard.
Sur ce, il disparut. Sans doute ramené vers l’Enfer qu’il n’aurait jamais dû quitter.

IX Sauvé !

Damien parcourait le stade en tous sens à la recherche des perturbateurs. Le temps commençait à lui manquer, et il en était conscient. Un coup de feu jaillit dans la nuit. Tous les services de sécurité se ruèrent vers la tribune sud.
Damien sut alors qu’il avait définitivement échoué.
C’était dommage, il aimait bien ces humains finalement.

Fry s’évanouit, l’épuisement ayant eu raison de son courage.
Il fut réveillé par des lampes torches et des aboiements de chiens. Une dizaine de policiers le tabassèrent à tour de rôle afin de le réveiller. Ils étaient tous incroyablement en rogne, et Fry ne comprenait pas encore pourquoi. Les coups de matraque suffirent à tirer ses pensées du sommeil. Il put ainsi contempler la scène qui se déroulait autour de lui.
Certains des policiers avaient des insignes au nom de la CIA. L’un d’entre eux, les mains revêtues de gants, plaça ce qui ressemblait à un badge d’identification dans un petit sac en plastique. Fry crut voir sa photo sur le badge. Sûrement une hallucination. Un autre époussetait le fusil à lunette avec de la poudre blanche.
Un des officiers, constatant son réveil, le remit debout et lui passa les menottes.
- Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Jin-Haôh-Pin, Président de la République Populaire de Chine.
Sans autre déclaration, il lui plaça avec force le genou dans l’entrejambe.

X Et ben non !

Tout se passa dans le flou. Fry fut descendu du projecteur, et les flashs d’une vingtaine de journalistes lui égratignèrent la cornée. Tandis qu’on lui faisait traverser la pelouse vers le fourgon de haute sécurité, il aperçut l’Ange qui marchait à ses côtés.
- Ah, vous êtes là vous ! J’exige des explications !
Les inspecteurs le considérèrent bizarrement, mais sans grand étonnement. Ce meurtrier était à l’évidence complètement fou, et parler tout seul en était un symptôme fréquent.
“- Alors, qu’est-ce que vous avez à dire ? J’ai accompli ma mission, comme vous me l’aviez demandé. J’ai dévié la balle, j’en suis sûr et certain !
- C’est exact, Fry.
- Quoi ??”
Fry ne pouvait pas en croire ses yeux. L’Ange ne semblait pas le moins du monde affecté par ce qui lui arrivait.
- Tu as accompli ta mission, Fry, et je t’en félicite. En fait, je t’ai légèrement, euh… menti.
Un petit sourire amusé se dessinait sur son doux visage.
-” Vois-tu, mon cher Fry, j’en parlais moi-même avec Dieu il y a à peine une semaine, et nous sommes tombés d'accord : l’humanité ne vaut plus rien. Et nous avons donc décidé de nous en séparer.
- Mais vous êtes tombés sur la tête ?
- Pas du tout. Nous en avons parlé à Lucifer, mais lui n’était pas du tout de notre avis. On pensait pourtant que ça lui ferait plaisir, mais il a rétorquer que sans âmes à damner, sans gens à pervertir et à pousser vers le mal ; il ne pourrait plus rien faire. Et ce que déteste par dessus tout le Diable, c’est bien d’être inutile.
- Mais alors Barney, qu’est-ce qu’il faisait avec ce fusil ??”
Les inspecteurs commencèrent à regarder Fry en soupirant. Ce jeune homme avait vraiment perdu la raison.
“- Barney a été envoyé pour me tuer, moi. Et à ce propos, je te remercie d’avoir dévié la balle, Fry.
- J’aurais dû m’en douter ! D’ailleurs, quelle personne normale oserait dire d’un Texan que c’est un “pauvre campagnard inoffensif” ? Et qu’est-ce qu’il va m’arriver maintenant ?”
Son état approchait l’hystérie.
“- Et bien on a retrouvé des papiers indiquant que tu fais partie des services secrets et tes empreintes figurent sur l’arme qui a servi à assassiner le Président. Les États-Unis vont donc être accusés d’avoir volontairement comploté le meurtre du Président chinois, et s’ensuivra une guerre nucléaire qui rayera l’humanité de la carte.
- Mais vous ne pouvez pas faire ça !
- Oh que si ! Tu sais, on en a longtemps discuté avec Dieu et nous sommes tous d’accord sur le fait que...
- Je m’en fous que vous ayez discuté de ça avec Dieu ! Vous ne pouvez pas faire ça !”
Les policiers secouèrent de nouveau la tête. Le pauvre garçon était en plein délire, et ça n’arrangerait pas sa crédibilité par la suite.
Ils ouvrirent la porte du fourgon et placèrent Fry à l’intérieur.
“- Et vous pourrez dire à ce serviteur de Satan que ses pizzas étaient infâmes et que s’il avait pris la peine de se présenter et de tout m’expliquer, tout aurait pu être différent entre nous.”
Ça suffisait. Ils en avaient assez entendu. Un ambulancier vint avec une seringue remplie de calmant et une camisole de force. L’enragé ne résista même pas.
Deux détectives chargés de sa surveillance discutèrent dès qu’il tomba dans le sommeil.
“- Ce pauvre vieux a complètement perdu les pédales, entama l’un des deux pendant que l’autre allumait une cigarette. Tout à l’heure il divaguait à propos de Texans, de Dieu et de démons qui ne savaient pas faire les pizzas, tu vois le genre ?
- Et tu sais qu’il paraît que c’était un des nôtres ?
- Non, sérieux ?
- Ouais, il aurait bossé à la CIA ou à la NSA, quelque chose comme ça.
- C’est sans doute ça qui lui a fait péter les plombs. Mais tu sais ce qui me dérange le plus ?
- Quoi ?
- C’est qu’il doit sûrement pas se rendre compte de ce qu’il a provoqué...”
Sur ce, il jeta sa cigarette et écrasa le mégot du talon.


FIN (de tout)


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