05/06/2002 - Gilles Capdivila
Deuxième chance - Retour à la case départ ?
Il sest offert cette voiture la semaine dernière et depuis il teste ses performances. La veille, il a réglé son réveil pour sept heures ce matin afin davoir la route pour lui, ça fait déjà une demi-heure quil tourne ici, poussant les rapports de plus en plus loin, prenant de plus en plus de risques. Et cette petite route de campagne proche de chez lui est formidable pour ça. Il y a très peu de monde et les rares voitures quil rencontre ne le voient jamais très longtemps. Ce nest pas étonnant vu la vitesse quaffiche le compteur : un bon 190, à cette vitesse lasphalte est comme avalé par le capot, les pointillés blancs, au milieu de la route, deviennent une ligne pleine et les arbres qui la bordent ne sont plus quun souvenir appartenant au passé au moment où on les voit. Et encore il nest pas vraiment pied au plancher, il sent que son bolide peut encore avoir de la pêche.
Un virage à gauche à 100 mètres et la vue dégagée lui permet de se rendre compte du fait que personne napproche. Alors, il peut se faire plaisir dautant plus que celui-ci il sait comment le prendre. On écrase gentiment la pédale de frein de manière à ne pas bloquer les roues, on tombe deux rapports en même temps sur la boîte séquentielle, on tourne doucement le volant pour garder ladhérence. Puis on enfonce laccélérateur pendant le virage, faisant rugir le moteur dans un son aigu, et bondir les aiguilles du compte-tours et de la jauge dessence (il faut toujours payer un prix pour se faire plaisir, lui son plaisir lui coûte largent de lessence).
Larrière de la voiture se déporte légèrement le mettant face au virage. On tourne le volant dans lautre sens et ça repart pour une ligne droite de 300 mètres suivie dun autre virage à gauche beaucoup moins serré et que lon peut facilement prendre à 150.
Seulement voilà, on a beau être un très bon pilote et avoir une voiture aux performances bien supérieures à la moyenne, on nest jamais à l'abri de limprévu, et limprévu cette fois-ci se présente sous la forme dun piéton qui franchit dun bond le fossé qui sépare le champ de vignes et la route.
Lhomme fait face à la voiture et reste immobilisé par la peur. De toute façon à la vitesse à laquelle il se rapproche il na pas le temps de plonger dun côté ou de lautre. Et le conducteur de la voiture non plus dailleurs.
Tout se passe comme au ralenti, comme si la sécrétion dadrénaline et laccélération du rythme cardiaque permettait à son cerveau de réfléchir bien plus vite que dhabitude. Il écrase la pédale de frein et tourne le volant à fond mais bien trop lentement à son avis, et ce nest sûrement pas la meilleure solution car il perd tout contrôle. Les jambes de lhomme sont fauchées par le capot de la Ferrari puis il bascule et est violemment projeté dans les airs pour retomber derrière dans le champ doù il venait, faisant voler en éclat le pare-brise du véhicule qui va gentiment terminer sa course en sencastrant contre un de ces arbres qui défilaient si vite tout à lheure.
Il est maintenant parfaitement serein et se sent libéré de tout, même du temps et de son corps. Il est libéré des lois de la physique élémentaire. Il est assis sur le siège passager, que fait-il à cette place ? Le pare-brise est totalement détruit et les minuscules morceaux traînent certainement sur la route. Le tableau de bord est complètement déformé coinçant ses jambes sans quil ne sente la moindre douleur, il espère ne pas être paralysé et se dit que si cétait le cas il vaudrait mieux quil soit mort.
Dailleurs, lhomme quil a renversé ne sen est certainement pas sorti vivant, comment pourra-t-il vivre désormais avec cette idée ? Il a tué un homme. Comment pourra-t-il affronter les regards des proches de cet inconnu ? Comment pourra-t-il affronter les regards de son propre entourage ? Comment pourra-t-il se regarder dans un miroir ?
Il lève les yeux au ciel et lance un cri de douleur qui se noie dans un bruit strident, celui du klaxon de la voiture. Tout à coup, il regarde sur le côté et lhorrible vérité se fait, surgissant dans son esprit : son propre corps gît sur le siège conducteur, le visage ensanglanté penché sur le côté selon un angle improbable, le bras droit amputé de sa main coincée dans le volant ouvert en son milieu par lexplosion dun airbag qui na rien pu protéger à cause de la vitesse trop élevée et de la décélération trop subite, passer de 150 à 0 en une fraction de seconde ne fait sûrement pas partie des consignes de sécurité. Son épaule gauche est entièrement disloquée, probablement à cause de la ceinture de sécurité, la peau déchiquetée laisse apparaître le blanc pur de los.
Il lance un nouveau cri mais ce nest plus de la douleur, cest de la terreur.
Puis il se sent soulevé, il sélève même, traverse la carrosserie comme si elle nexistait pas, comme si elle faisait partie dune autre réalité. Il voit sa voiture, amas de taule rouge froissé et encastré dans un végétal qui na souffert que de la perte dune partie de son écorce et dont les feuilles frémissant au vent semblent affirmer sa force et saluer lâme en perdition qui continue à sélever dans les airs.
Puis quelque chose détrange se passe, comme si le fil de son proche passé se déroulait à lenvers mais au ralenti. La carrosserie de la voiture se reforme petit à petit, séloigne de larbre, le piéton décolle et senvole vers la route, à la rencontre du véhicule rouge, et lorsquil le percute à nouveau les minuscules morceaux de verre viennent reformer le pare-brise. Et lhomme refait face à la voiture. Et lhomme repart en arrière, bondissant par-dessus le fossé. Les choses saccélèrent, la Ferrari roule à reculons, enfilant les lignes et courbes à une vitesse vertigineuse. Le temps remonte ainsi jusquà ce que la voiture retourne sagement dans son garage.
Néant.
Un bruit strident et intermittent lui fait ouvrir les yeux. Une lumière rouge et floue contracte sa pupille et simprime sur sa rétine. Le bruit continue à pénétrer son cerveau tandis que la source lumineuse se précise. Cest une suite de caractères.
En relevant la tête il comprend. Il est sept heures
Une nouvelle journée soffre à lui ou peut-être la même journée et un nouveau choix, une autre direction dans la vie. Il se lève et court jusquau garage sans prendre la peine de shabiller ni darrêter le réveil. La voiture est toujours là, intacte, brillante.
Cétait bien trop réel pour nêtre quun rêve.
Il retourne dans sa chambre, arrête le réveil, shabille en vitesse et part en courant à travers champs.
Les herbes hautes lui fouettent le visage et mouillent ses vêtements, mais il ny prête pas attention, il continue sa course effrénée vers le lieu de laccident. Peut-être pourra-t-il rencontrer lhomme quil a renversé dans lautre réalité ?
Que lui dirait-il ? Probablement rien. Mais pendant les huit kilomètres qui séparent sa maison du lieu de laccident il a tout le temps de réfléchir à ce quil va faire. Il se contentera de vivre à fond cette seconde chance, vendra sa Ferrari, car il comprend la leçon qui lui a été infligée.
Il sarrête un instant ici ou là afin de reprendre son souffle et repart aussitôt, bien décidé à rencontrer lhomme encore en vie.
Enfin, il arrive à lendroit dit. Il voit la route, mais il ny a personne. Peut-être arrive-t-il trop tôt, peut-être trop tard.
Dun bond, il franchit le fossé simmobilise sur la route prenant conscience dun son aigu se rapprochant à toute allure. Il se retourne et voit le soleil se refléter sur le pare-brise dune voiture de sport rouge, une Ferrari
Sa Ferrari !
Les deux réalités se croisaient, ne formant quune seule, comme si lon navait pas vraiment voulu lui laisser une deuxième chance. Une leçon que lon apprend à la dure, car depuis le début il était en même temps le conducteur et la victime.
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