27/08/2002 - Eric Van Cutsem
Un futur sans lendemain

Le problème du lendemain, c'est que c'est le jour d'après… m'a un jour sorti ma concierge du haut de son escalier. Elle ne croyait pas si bien dire !

Mais le vrai problème pour moi, c'est que le jour d'après avait un goût étrange de présent tandis que le jour d'aujourd'hui semblait déjà bien lointain. En un mot comme en cent, je venais de découvrir, il n'y a pas si longtemps - d'aucuns diraient que c'était hier, mais je ne voudrais pas les décevoir - que je voyais dans le futur.
Pas n'importe quel futur, et pas n'importe quelle façon de voir non plus, d'ailleurs. Je ne pouvais voir le futur que lorsque j'ôtais mes lunettes et, dans ces conditions bien précises, je ne scrutais, de mes yeux de myope, que l'horizon du lendemain, jamais plus loin. Alors, c'était parfait pour le tiercé, pour la roulette, mais, malheureusement, tout à fait inutilisable pour la loterie et autres tombolas dont les dates limites d'achat de billets étaient situées une semaine ou plus avant le tirage… Or, j'étais passionné par la loterie.

Heureusement, il y avait des compensations. Les jeux télévisés par exemple. Il est difficile de s'imaginer à quel point il est gratifiant, devant son poste de télévision, entre amis, de pouvoir répondre sans coup férir à toutes les questions de « La Roue de la Fortune » ou « Des Chiffres et des Lettres ». À condition, bien entendu, d'avoir noté les réponses le jour avant. Mon avant-hier, en quelque sorte.
Mais ce qui dépassait le simple bonheur d'épater une galerie d'attardés - et c'est bien le mot juste, puisqu'ils étaient tous hier, alors que moi, j'étais déjà demain -, ce qui dépassait de loin ce bonheur-là, c'était de pouvoir dire qui avait tué J.R. avant tout le monde. Sans problème. Je me rappelle même l'avoir su avant les scénaristes de la série. Ce jour-là, enfin, ce lendemain-là, je jubilais, j'étais au zénith, sans jamais y avoir mis les pieds…

Par contre, du jour au lendemain, ma vie amoureuse était devenue monotone. A quoi sert de séduire une femme, si en enlevant vos lunettes, la conquête est déjà consommée. Un nouvel adage était né : je ne suis pas venu, j'ai vu et j'ai vaincu. Ce « fast-food » de l'amour me fatigua rapidement et me contraignit à vivre d'expédients dans les bras de femmes sans lendemains. Des professionnelles en somme…

Petit à petit, je m'habituais à vivre au jour le jour, préférant souvent le futur au présent, puisque dans le futur, je ne voyais plus le jour même, ni même le jour d'après. Le futur était donc devenu mon présent. En termes plus clairs, mes lunettes restaient souvent dans ma poche.

Et c'est comme cela que survint ma fin. Un beau jour, un lendemain, alors que je traversais une chaussée vide de tout véhicule, un camion d'hier me renversa brutalement. Je sentis mes lunettes s'écraser dans ma poche et mes os craquer sous l'effet d'un casse-noisettes géant. Oh, bien sûr, on tenta bien de me secourir dans le passé, mais moi, je savais, je savais, dans le futur, que j'étais déjà mort…


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