28/08/2002 - Babel Master
Lou, où es-tu ?

Ces derniers jours, mon univers entier bascule dans l’horreur la plus complète. Je suis flic, inspecteur à la police criminelle. Un des meilleurs, mon tableau de chasse en témoigne. La réflexion constitue ma principale qualité de fin limier. Réfléchir, analyser, se baser sur les faits, pas les faux-semblants. Je suis rationnel et terre-à-terre.

Ça agace certains de mes collègues qui me parlent de feeling. L’instinct ! La bonne blague ! C’est juste bon à vous envoyer sur de fausses pistes. OK, je manque peut-être d’imagination, je l’admets. Mais pour repérer des indices, l’observation et l’expérience sont plus utiles qu’une imagination fertile.

Bref, quand cette enquête m’est tombée sur le râble, j’ai de suite compris qu’elle serait douloureuse. J’étais catapulté en terrain inconnu et, si je ne vous l’ai pas encore dit, je déteste ça.
Tout a commencé par cette épidémie d’agressions mortelles et sanglantes. Un déjanté prenait un malin plaisir à déchiqueter ses victimes au point d’en rendre l’identification très difficile. J’ai assisté à une seule autopsie et c’est la seule fois de ma carrière où j’ai vu gerber un médecin légiste en pleine action.

Au départ, nous évitions de relier arbitrairement tous ces meurtres, même s’ils révélaient les mêmes indices. Mais quand la presse s’est emparée de l’affaire, nous étions dans la merde. Plus moyen de reculer ! Dans ces cas-là, le ministre de l’Intérieur remonte les bretelles au chef de la police qui passe un savon au commissaire de district. Ce dernier tire les oreilles du commissaire divisionnaire qui, à son tour, engueule mon boss direct. Et ce vieux con en profite pour m’empoisonner encore plus l’existence, comme si c’était possible.

Cette affaire a fait plus de tapage qu’aucune autre, car la rumeur populaire se répandait comme une traînée de poudre. Les journaux ne se firent pas prier pour la colporter et en firent leurs gros titres : « Le Loup-Garou a encore frappé »; « Un Loup-Garou sème la terreur »; « Gare au Garou ». J’en passe et des meilleures.

Cette situation devait enchanter le coupable qui alimentait la terreur en suivant à la lettre les « habitudes » de ce genre de monstre. Enfin, par « habitudes », je veux dire les rituels auxquels croient les amateurs de ce genre d’histoires. Inutile de vous préciser que je ne gobais absolument pas ces fadaises ridicules pour enfants attardés : fantômes, vampires, loups-garou, zombies… Des blagues ! Des conneries ! Qu’une population alimente une rumeur aussi débile me laissait sans voix.

Revenons à notre meurtrier. Les rapports des différents arrondissements de police indiquaient que les crimes se produisaient toujours les nuits de pleine lune. Ajoutez à cela l’état des cadavres et le fait qu’aucune arme n’ait été identifiée (aucune trace de métal dans les plaies), et tous les ingrédients étaient en place. Il oeuvrait depuis plusieurs mois et avait déjà tué 35 innocents lorsque j’héritai de l’enquête. Ma réponse fut directe :

— Je n’en veux pas ! Filez ça à Leblanc, il adore les BD !
— Leblanc est en planque dans l’affaire « traite des humains », répondit le commissaire. Je te veux sur cette affaire.
— Me faites pas ça, chef, je ne supporte pas les histoires à dormir debout.
— Pas le choix, t’es le seul inspecteur libre en ce moment. Désolé, répliqua-t-il en jetant le dossier sur mon bureau.
— Fais chier !
— Pardon ?
— Rien. J’éternuais.

Contrarié comme il n’est pas permis, je consultai les rapports en maugréant.

— Après tout, plus vite je m’y mettrai, plus vite je m’en débarrassai.
Mes collègues ne me ratèrent pas. En partie jaloux de me voir traiter l’affaire la plus convoitée, ils me charriaient en permanence. Ma réputation de Saint-Thomas confrontée à une hypothèse aussi fantasque les pliait de rire.

— Eh, Lou ! Avec le nom que tu portes, y pouvait pas te louper, le boss.
— Ouai, gare au Lou, gare au Lou-Garou, hahaha !

Tous des cons ! Mais je les aime bien. Je les laissais se moquer de moi, si ça leur faisait plaisir. Je regardai la plaque nominative sur mon bureau : Lou Anderson. Ils se seraient peut-être étranglés en apprenant le nom de jeune-fille de ma mère : « Wolf ». Prédestiné, moi ? Je me suis toujours comporté en un loup solitaire. Je déteste travailler avec d’autres flics. Ça me gêne. Et j’ai du flair, c’est vrai. Mais de là à cautionner ces histoires, je ne m’en serais jamais cru capable.

— Eh, Lou ! La dernière nuit de pleine lune, où étais-tu ? As-tu un alibi ? me questionna Kamel, gloussant avec les autres.
— Non, je ne me souviens pas. Je ne sais plus.

Toujours hilares, ils croyaient que je jouais leur jeu. En réalité, je ne me rappelais rien, ni cette nuit de pleine lune, ni les précédentes. Je vous rassure, je ne me souviens pas plus de mes autres nuits, avec ou sans croissant de lune. Je vis seul et n’ai aucun hobby. Ce métier est toute ma vie et je vois des choses particulièrement pénibles à longueur d’année. Le soir, je me noie dans l’alcool pour oublier la cruauté de ce monde. Et l’abominable mal au crâne matinal reste la seule trace de ces nuits d’ivresse.

J’ai commencé mon enquête comme de coutume. Inspection sur les lieux des crimes, examen des photos des cadavres, visite à la morgue pour les plus récents et interrogatoire des rares témoins. Ces derniers avaient dû se liguer pour me mener en bateau. Les descriptions se recoupaient : une espèce de loup, immense, debout sur deux pattes comme un homme ; des crocs et des griffes démesurés ; des yeux jaunes, un pelage noir et argenté ; et surtout, d’une violence extrême.
À croire qu’on leur avait demandé de réciter la même fiction. Je ne pouvais rien en tirer. Le drame, dans ce genre d’affaires, c’est le battage médiatique et toutes les « révélations » invraisemblables de la presse. Au bout d’un moment, les témoins ne font plus la part des choses entre leurs souvenirs et les images issues de leurs lectures. Il me fallait autre chose.

— Mardi, 06 août 2002 —

Les jours passaient et je restais sur ma faim. Pas le moindre indice à me mettre sous la dent. Je cogitai seul derrière mon bureau et dépliai un vieux journal à la page des faits divers pour tuer le temps. Un minuscule article attira mon attention : « Acte de vandalisme odieux ! Pour la troisième fois en quatre mois, des vandales ont mis à sac la banque du sang de la croix rouge, district nord. Toutes les pochettes de sang ont été sauvagement éventrées ce qui compromet fortement les secours en cas d’accident. Il est difficile de comprendre les motivations de ces individus, d’autant que rien n’a été dérobé. Peut-être la vengeance d’une victime dans le scandale du sang contaminé. L’enquête piétine, et la police se refuse à tout commentaire. »

Je reposai le journal et fronçai les sourcils. Puis, je lus la date d’édition du tabloïd défraîchi : « Jeudi 25 juillet 2002 ». Je préférai vérifier dans le dossier par souci de précision. C’était bien cela. Cette édition datait du lendemain de la nuit du dernier crime. Ce dernier n’y était pas encore relaté puisque nous en cachions le plus longtemps possible les détails à la presse. Cela nous évitait de laisser les preuves éventuelles se faire piétiner par des journaleux en mal de sensations fortes. En quête d’informations complémentaires, je donnai deux coups de fil car, à l’évidence, je tenais enfin une piste sérieuse.

Victorieux, je me dirigeai vers le bureau paysager du boss et jetai sans égard le vieux journal sur son buvard. Un renvoi d’ascenseur, en mémoire de l’atterrissage sur mon bureau de ce dossier que je ne voulais pas. Le commissaire, comme tous les collègues, me fixa sans mot dire. Ils me connaissaient. Dans ces moments-là, mieux valait me laisser l’initiative.

— Voilà un fait divers lié à notre histoire et que personne n’a relevé jusqu’à présent !
Mon supérieur prit le journal et lut à voix haute le pavé cerclé de rouge, puis le reposa sans trop comprendre.
— J’ai téléphoné à ces bons samaritains. Ce centre n’est pas un cas isolé. Deux autres districts ont également été saccagés, chacun une fois. Celui du nord l’a été trois fois, toujours selon le même scénario. J’ai également appelé les flics du quartier nord et ils m’ont confirmé les dates : les 5 dernières nuits de pleine lune, celles des meurtres que je tente d’élucider, sont également le théâtre de ces actes de vandalisme. Ils n’ont eu lieu qu’à ces moments-là. Pensez-vous qu’il puisse s’agir d’une coïncidence ?

Un silence embarrassé suivit. Leblanc, rentré de sa planque et le plus féru d’histoires « qui font peur » se hasarda.

— Peut-être que notre loup-garou tueur ne trouve pas assez de victimes et cherche à étancher sa soif de sang ?
— D’après la rumeur, ce n’est pas un vampire mais un loup-garou ! répondis-je du tac au tac.
Leblanc rougit de honte pour s’être fait piégé par un béotien de mon espèce, lui, l’expert.
— Mais tu n’as pas tort, continuais-je. Ce n’est pas le fruit du hasard. Quelle qu’en soit la raison, notre tueur folklorique multiplie les festivités ces nuits-là. Il déchire les pochettes de sang avec la même ardeur destructrice que pour ses victimes. Je vais demander à notre profiler une analyse psychologique de ce dingue, puisque nous possédons un nouvel indice. Quant à moi, je pars en chasse.
— Que comptes-tu faire ? tenta le chef, sans trop de conviction.

Il savait à quoi s’attendre, connaissant mes manières très peu civiles. Je tournai les talons sans répondre et quittai le commissariat. J’ai mes méthodes, et je ne laisse à personne le soin d’en juger. Autant qu’ils ne sachent rien, ça leur évite des remords.

— Jeudi 22 août 2002, 17H30 —

Cette nuit-là, le ciel serait une nouvelle fois troué d’un cercle parfait dont la lueur diaphane présageait une nouvelle hécatombe. Avant la fermeture des bureaux, je me rendis au centre de stockage district nord, le plus fréquemment attaqué. Et je réquisitionnai les locaux pour la nuit. Ce fut pénible, le responsable des lieux ne se laissait pas intimider et faisait valoir le règlement.

— C’est la règle. Personne d’étranger au service ne peut rester après les heures de fermeture.
— Ecoutez, vous avez ma carte sous les yeux, je suis l’inspecteur en charge de cette enquête et le meilleur moyen de coincer ce débile, c’est de me planquer et de l’attendre gentiment. Vous ne tenez vraiment pas à le coincer ?
— Si, mais… qui me certifie que vous n’êtes pas ce débile ? C’est peut-être votre tactique pour accéder aux stocks sans difficultés et avoir toute la nuit pour commettre votre méfait.
J’encaissai le coup. Après tout, sa remarque était judicieuse. Je lâchai donc un peu de lest.
— O.K. ! Un point pour vous ! Photocopiez ma plaque, mon permis de conduire et tout ce que vous voudrez. Téléphonez à mon boss pour lui signaler ma présence, si cela vous rassure.
Il regarda l’horloge murale et poussa un soupir.
— Bon, je n’ai plus le temps d’appeler votre commissariat, sinon je vais rater mon bus. Je photocopie vos papiers et je vous laisse ici. Mais foutez-moi le boxon et je vous poursuis pour abus de pouvoir, c’est bien compris ?
— Nickel ! Nous sommes d’accord.

Une fois seul en ce lieu, je préparai ma planque en bon professionnel. J’avais emmené un caméscope afin d’enregistrer les preuves lorsque je prendrais le vandale sur le fait. La cachette que je choisis, derrière un bureau, me rendait invisible sous bien des angles.
J’attendis patiemment. J’étais prêt.

Prêt à tout, sauf à cela ! Ce fut le moment précis où ma vie bascula vers l’innommable. Personne ne força la porte pour tenter de me rejoindre. J’étais seul en ce lieu, du moins, jusqu’au moment où je décidai de fuir. Ce que je vécus ce jour-là pulvérisa toutes les convictions sur lesquelles je bâtissais ma vie. Mon tempérament rationnel s’y refusait et mon jugement logique s’effondrait. Comment garder l’équilibre lorsque toutes nos croyances se réduisent en poussière ?

Depuis ce jour, je suis hors-la-loi et je traîne de planques en squats en attendant d’agir. Le commissariat ? Je n’y ai plus mis les pieds. Allons ! Mon boss cherche depuis des lustres une bonne raison de me muter en province, sinon en enfer. Imaginez sa joie lorsqu’il aura eu vent de ma dernière aventure. Un quatrième saccage de la banque du sang avec moi pour seul suspect, clairement identifié par les photocopies de mes papiers et le témoignage du préposé. Ce dernier aura certainement épanché son fiel et confirmé ses soupçons sur mon honnêteté. Sans compter mes empreintes digitales ensanglantées et les 8 cadavres retrouvés le lendemain, comme je pus le lire dans le journal.

Je suis grillé, mais j’ai un plan. Tout cela doit cesser et je suis probablement la seule personne capable d’arrêter le massacre. Mais il me faut attendre la prochaine pleine lune.

— Samedi 21 septembre 2002, 20H00 —

Nous y sommes ! Tout se jouera cette nuit. La lune sera au rendez-vous et le ciel dégagé, d’après le dernier flash météo. J’ai repéré ma victime. Ca fait dix minutes que je le suis. Lui ne se doute de rien, alors qu’il vit ses dernières heures. Curieux destin ! Je ne dois pas trop tarder car la nuit va bientôt tomber. La rue est assez dégagée. Allons-y ! Je hâte le pas, rattrape le type et me plante devant lui, ma plaque sous son nez et mon flingue pointé sur ses côtes.

— Police criminelle ! Veuillez me suivre sans faire d’histoires !
— Mon dieu ! Excusez-moi ! Je n’ai pas encore payé ma contravention, mais ce sera fait dans la semaine, je vous le certifie…
— Ta contravention, tu peux te la mettre… Allez ! Par ici ! Fais ce que je te dis et ça se passera bien.
J’avais de la peine. Je tentais de rassurer ce pauvre diable encore plus fluet que je ne le pensais, sachant pertinemment que demain, il ne serait plus de ce monde. J’ai beau avoir vu toutes les horreurs imaginables sans en avoir de cauchemars, j’étais malade de peur. C’est autre chose de se dire que l’on s’apprête à tuer quelqu’un de sang froid.

Je le conduisis dans un quartier en ruines, dans un vieux bar désaffecté que je fréquentais jadis. L’homme tremblait de plus en plus. Il devinait certainement l’inéluctable fin que je lui réservais et cela le terrorisait.

— Je vous en prie, laissez-moi en vie ! J’ai une femme et des enfants. Je ne veux pas mourir. Demandez-moi tout ce que vous voudrez ! Je vous donnerai tout. Je vous en supplie.
— Quel est ton nom ?
— John Delbaer. Je suis fonctionnaire… aux impôts.
Je ne pus réprimer un sourire et me dis qu’on en avait déjà tué pour moins que ça. Je m’abstins de tout commentaire.
— Allez, John ! Avance jusqu’au comptoir et place tes mains sur la barre chromée.
— Pourquoi, vous allez m’attacher ?

Pour toute réponse, je lui refermai sur chaque poignet une paire de menottes dont je fixai l’autre bracelet à l’imposante barre. J’agrippai celle-ci et la tirai dans tous les sens, mais elle était solide. Aucun souci de ce côté-là ! Lui disséquait chacun de mes mouvements.

— Je m’arrange pour te localiser sans peine lorsque je perdrai le contrôle de la situation.
— Que comptez-vous me faire ?
— Il faut toujours un appât pour attirer le prédateur !

Il se mit de nouveau à crier de terreur.

— Silence ! Tu ne fais qu’empirer les choses. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, mais je peux te faciliter la tâche. J’ai du somnifère. En veux-tu ?
— Allez en enfer ! Laissez-moi partir !
— En enfer ? Je m’y promène déjà depuis quelques jours. Mais j’ai tout prévu pour régler le problème une fois pour toutes.

Je posai ma mallette avec le matériel improvisé qui me servirait lors de l’acte final, du moins l’espérais-je. Les préparatifs terminés, je m’installai en face de John Delbaer et m’apprêtai pour une veillée nocturne, intense et épuisante.

Le soleil se coucha et la lune, pleine et lumineuse, se leva à l’horizon. Ni nuage, ni vent ! Dans ce silence de plomb, une torpeur m’envahit. Ce n’était pourtant pas le moment de dormir.
Somnolent, je sentis d’instinct qu’il se passait quelque chose. J’eus un irrésistible frisson et tous mes poils se dressèrent. En face, attaché au bar, John se tenait debout et regardait dans ma direction. Je ne sais pas ce qu’il voyait à cet instant, mais il était au paroxysme de la frayeur. Il hurla comme un dément, s’agita comme un diable et tenta de se dégager de ses liens. Il s’arrêta d’un coup, au son d’un grognement sourd et profond, qui vibra jusque dans mes entrailles.

La métamorphose !

Je clignai des paupières afin de retrouver une vision plus nette, englué de fatigue. Je me frottai les yeux, incrédule devant le spectacle qui s’offrait à moi. Les pires images de ma carrière au sein de la fange humaine ! Encore aujourd’hui, j’ai peine à croire au souvenir de cet instant terrible.

Agité de spasmes, John se gonflait comme une baudruche et le petit homme chétif se transforma en athlète velu et sauvage. Son regard, toujours rivé sur moi, se teinta d’ambre aux reflets rubis et je remarquai la présence nouvelle de crocs démesurés. L’extrémité de ses membres se para de longues griffes à l’aspect tranchant. Très vite, la puissante musculature se devina sous le pelage épais suscitant en moi une peur atavique. Réminiscence de mon enfance, je réalisai soudain n’avoir pas toujours été ce penseur rationnel dénué de rêves. Mon univers d’enfant était, lui aussi, peuplé de monstres effrayants et les années de peurs refoulées se ruèrent hors de la brèche ouverte dans mon subconscient. J’étais au bord de la panique.

Heureusement, je n’avais pas encore épuisé toutes mes ressources. J’appliquai immédiatement une technique mentale de relaxation et je pus reprendre le contrôle de mes pensées. Je ne prétends pas avoir atteint la sérénité totale, mais les craintes résiduelles m’incitaient juste à la prudence. Je ne ferai pas d’erreur, cette fois.

La bête me défia la nuit durant. Je ne compte plus ses tentatives de s’arracher à ses liens. Je lui avais enfilé un harnais inamovible ceinturant le corps, le cou et l’entrejambe, fixé au bar par une chaîne épaisse. Anticipant son changement de morphologie, je n’avais pas beaucoup compté sur l’efficacité des menottes desquelles il aurait pu se dégager trop facilement. Mais en pratique, ses pattes avaient pris un tel volume que les bracelets ne le quittèrent pas.

D’une énergie surnaturelle, notre loup-garou s’ébroua sans répit, arrachant ses vêtements, hurlant, grognant, se jetant vers moi sans autre succès que de déplacer le bar de deux bons mètres.
Rassuré par les entraves solides et protégé à quelques mètres de son rayon d’action, je passai la nuit prostré sur une chaise vermoulue. La tête basse, je mesurais ma douleur. Mon univers de certitudes explosait à la vue de cet être des ténèbres. À partir de ce constat, quelles étaient les nouvelles limites de la réalité ? Que croire, de quoi douter ? Comment évaluer le réalisme de toute nouvelle hypothèse, alors que la plus improbable d’entre elles se matérialise devant votre nez ?

Ce calvaire prit fin aux premières lueurs de l’aube. Vidé, mais satisfait de cette première nuit de pleine lune sans victimes, j’observai la retrométamorphose de cet homme-loup. Dix minutes suffirent pour retrouver un John entièrement nu, mais humain, grelottant sur le plancher sale.
Il lui fallut un peu plus de temps pour reprendre ses esprits. Lorsqu’il se releva, il se mit à m’invectiver.

— Que m’avez-vous fait ? Pourquoi suis-je nu et attaché à ces chaînes ? Vous m’avez drogué, ou violé ? Vous êtes un malade mental. Laissez-moi partir !
— Je ne vous ai rien fait jusqu’à présent, dis-je en me levant. Vous êtes seul responsable de l’état dans lequel vous vous trouvez. Enfin, coupable, mais pas responsable ! C’est le destin !
— Vous êtes adepte d’une secte ? C’est un cérémonial ?
Je me contentai d’approcher puisqu’il n’y avait plus aucun danger. Je pris soin de cacher ce que je tenais dans le creux de la main. Arrivé à sa hauteur, face à face, les yeux dans les yeux, je déclarai :
— Je suis désolé, John. Cela n’a rien de personnel, mais je ne peux pas faire autrement. Je me répugne et ne pourrai certainement plus me regarder dans une glace avant longtemps, mais… Il le faut.

Sur ces mots, de mon bras droit, je fis un ample mouvement et enfonçai le poignard dans son coeur, jusqu’à la garde. Le sang gicla sur ma main toujours crispée sur le manche de l’arme et, les yeux écarquillés, John s’effondra dans mes bras en émettant un petit couinement de souris. Je l’accompagnai jusqu’au sol, prenant garde de ne pas le laisser chuter. Le tuer était un devoir, mais je ne tenais pas à lui rendre l’épreuve plus douloureuse.

Je n’avais pas tout à fait terminé. Il restait une formalité à accomplir. Je ne suis pas réceptif aux histoires surnaturelles mais, au besoin, je m’adapte. Scientifiquement, poser une hypothèse, même farfelue, pour la démontrer ou la contredire est une démarche correcte. J’acceptai donc, pour un moment, l’existence de cette espèce rare et évaluai toute information colportée à son sujet.
Le seul moyen reconnu, pour tuer un lycanthrope, consiste à lui tirer une balle en argent en plein coeur. Mais où voudriez-vous trouver cette précieuse munition ? Impossible ! Il fallait une alternative et j’ai donc raisonné. Pourquoi en argent ? Le virus responsable de cette tare meurt-il au contact de ce métal !? Plausible ! Pourquoi en plein coeur ? À l’évidence, pour que l’argent soit en contact avec la plus grande quantité possible de sang. Là, je révélai une donnée essentielle que pas une légende n’avait évoquée jusqu’à ce jour. Pour fonctionner, il faut que la balle reste logée dans le coeur. Ce fut probablement le cas dans le passé, car les pétoires d’antant manquaient de puissance. Avec les armes performantes d’aujourd’hui, les balles traversent souvent le corps de la victime de part en part. Et un coup dans l’eau !

Ma méthode est donc supérieure à l’ancienne sur deux aspects. L’approvisionnement de l’arme et la garantie de sa présence définitive dans le coeur.
Je sortis de ma poche mon porte bonheur, une pièce en argent héritée de mon grand-père. La fondre pour fabriquer une balle aurait été compliqué et ne m’aurait pas garanti la bonne exécution du second point. J’ouvris la plaie du thorax en penchant avec force le poignard et insérai la pièce dans le muscle cardiaque. Une bien curieuse tirelire ! J’imaginai la tête du médecin légiste qui pratiquerait l’autopsie et découvrirait ce curieux corps étranger. Enfin, le temps qu’ils trouvent le cadavre, la contamination par l’argent aurait achevé son oeuvre.

En fin de compte, qui est le monstre dans tout ce cirque ? John Delbaer, victime d’une maladie le poussant à commettre des crimes odieux par devers lui ? Ou moi, flic posé et sans état d’âmes, qui vient de tuer un homme de ses propres mains et de sang froid ?

Mon enfer ne résulte pas de la découverte d’un monde renié, mais bien de ma métamorphose, moins spectaculaire, mais ô combien plus profonde, en tueur calculateur. Depuis ce jour, entré dans la clandestinité, je suis devenu le prédateur de ces chimères dont je refusais l’existence. Optimiste, je prétends défendre le monde normal de ces créatures paranormales. Mais au fond de moi, je sais que ma chasse ne fait qu’assouvir mon désir de vengeance, pour m’avoir fait basculer dans un univers sans repères.
Mais c’est ainsi, tel est mon destin !

Oh, oui, je sais ! Vous vous demandez encore par quel miracle j’ai pu localiser et alpaguer aussi vite le criminel ? Je ne suis pas sûr de vouloir vous l’expliquer, car je ne tiens pas à passer pour un fou. Certes, votre opinion est déjà établie sur ce point. Alors…

Lors de ma planque à la banque du sang, j’étais convaincu de prendre le coupable en flagrant délit. Après deux heures d’attente, courbaturé par ma position sous le bureau, j’entendis un bruit, de plus en plus persistant. Ça chahutait ferme dans le frigo réservé aux pochettes de sang. Silencieusement, je sortis de ma cachette et me rendis compte de la situation. J’ouvris la porte de l’immense réfrigérateur et la lumière éclaira une scène invraisemblable.

Sur les étagères, gisaient des dizaines de pochettes crevées, mêlant leur contenu sans distinction de groupes ou de rhésus. Dans le seul coin où subsistaient encore de rares rescapées, j’eus la plus incroyable vision de mon existence. Une perfusion à l’aspect douteux se déplaçait toute seule, gonflée à la limite de l’explosion. Je crus voir au travers du plastique la présence de poils noirs et drus. Elle était également percée de deux excroissances très effilées. De l’hémoglobine coagulée avait percé la membrane et formait une paire de canines acérées. Dotée d’une agressivité sans bornes, elle se jetait sur ses congénères, inertes et sans défense(s), et les perçait « à sang ».
Comme si elle m’avait aperçu, cette diabolique fit volte-face, hésita un instant puis, tendue comme un ressort, me bondit dessus. Je l’esquivai juste à temps et elle tomba au sol à quelques centimètres de mes semelles. Mon avantage de poids me permit de la neutraliser du pied avant de l’éventrer d’un coup de lame.

Par chance, je suis entraîné pour les situations d’urgence, même si rien ne m’avait préparé à une telle rencontre. Dès le début de mes investigations, j’avais posé la main sur mon poignard, prêt à m’en servir.
La pièce en argent, utilisée pour la première fois à cette occasion, démontra l’exactitude de ma thèse. À son contact, la minuscule créature s’agita avant de s’immobiliser définitivement. Elle se dégonfla et se transforma en quelques secondes en flaque de sang échappée du plastique troué.
Ainsi donc, John Delbaer faisait preuve de civisme et donnait son sang en ignorant tout de sa condition particulière. Et le virus responsable de sa métamorphose mensuelle provoquait une transformation similaire sur son prélèvement sanguin.

Je plongeai dans les dossiers du centre pour y chercher l’identité associée au numéro lu sur la pochette tueuse. Dieu merci, jamais son sang n’avait été transfusé, car les crises de folie meurtrières survinrent avant toute utilisation. Et l’agresseur, redevenu liquide au terme d’une nuit de folie, fuyait par les trous dus aux canines éphémères.
J’avais donc le nom et les coordonnées de ce criminel, et m’enfuis de ce lieu où je faillis perdre la raison.

Il faut admettre que la chance était avec moi. Si ce monstre n’avait pas eu la charité de donner son sang, je n’aurais jamais pu l’identifier et il courrait encore, tuant tant et plus.
Une bien surprenante illustration du slogan de la croix-rouge :

« Donnez votre sang. Ça peut sauver des vies ».


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