02/10/2002 - Michaël Doguet
Prévisions

Pot-Pot. C’était le pitoyable nom dont il était affublé. Du moins, c’était ainsi que les humains qui s’occupaient de lui l’avaient baptisé : les chats ne se donnent pas de noms, ils se contentent de miauler de façon suffisamment claire pour être compris et entendus par ceux qu’ils visent. En fait, ce sobriquet ridicule ne le gênait pas vraiment (sauf, parfois, lorsqu’une jolie femelle se trouvait à proximité, et il faisait alors connaître son mécontentement en griffant ce qui se trouvait de vivant dans son entourage), car il avait compris depuis longtemps que, pour un chat, l’essentiel n’est pas le nom qu’on vous donne, mais la nourriture qu’on vous offre.

Entendre « Pot-Pot ! » ne signifiait aucunement pour lui qu’un de ses maîtres adorés réclamait sa présence, mais tout simplement qu’il était l’heure de se nourrir à l’œil. Et puis de toute façon, presque personne ne l’appelait par son nom. Ceux qui le nourrissaient le surnommaient « chaton », malgré le fait qu'il accusait un âge relativement avancé pour un félin, et les autres la plupart du temps « sale bête ». Seule la petite voisine qui tentait sans arrêt de le caresser continuait à l’appeler Pot-Pot. Raison supplémentaire pour qu’il s’enfuie en courant à chacune de ses tentatives.

Mais ce soir-là Pot-Pot ne jouait pas à faire marcher la voisine dans les fleurs pour essayer de l’atteindre. Un miaulement significatif d’une chatte des environs lui avait fait comprendre le jour précédent qu’il commençait à prendre du poids. Il est vrai qu’il sentait parfois son ventre frôler le sol, mais il avait toujours cru que ses poils drus cacheraient l’embonpoint dont il était victime. Il avait donc décidé, après avoir mangé sa pâtée avec dédain (il ne faut jamais laisser croire les humains qu’on aime ce que l’on mange, sinon ils finiront par croire qu’on leur doit quelque chose), d’aller chasser la musaraigne, histoire de se dégourdir les jambes. Il était parti le long de la petite route qui traversait la forêt derrière sa maison, vers le nid de musaraignes qu’il avait remarqué la dernière fois qu’il s’était promené dans les bois (il était alors accompagné d’une gentille chatte qui ne connaissait pas son nom ridicule, et ne pouvait donc pas s’occuper des deux choses à la fois).

Il faisait chaud et la nuit était claire ; avec un peu de chance, la petite voisine serait encore dehors quand il reviendrait. Il pourrait ainsi se laisser approcher cette fois-ci, pour qu’elle puisse voir avec quoi il serait en train de jouer.
Les chats ne peuvent pas vraiment sourire, aussi Pot-Pot se contenta-t-il d’un miaulement satisfait. Il s’étira les membres et regarda les étoiles.

Bizarrement, le ciel n’était pas tout à fait comme d’habitude : il y avait une grosse étoile en plein milieu de la voie lactée. Chose plus étrange encore, l’étoile en question semblait grossir de plus en plus, comme si elle fonçait droit sur le sol.
Le chat, qui avait perdu depuis longtemps son instinct de survie au profit d’un calendrier interne très précis des différents repas de la journée, resta sans bouger au milieu de la route, et se contenta tout d’abord de cracher en direction du point lumineux dans le ciel qui lui fonçait droit dessus.

Finalement, voyant que la chose continuait son chemin comme s’il n’existait pas, il décida de s’éloigner de la zone d’impact.
La météorite s’écrasa à quelques mètres à peine de lui, et il fut projeté en l’air. En même temps, il se vit en train de griffonner avec difficulté des chiffres sur un morceau de papier.
Il s’en sortit sans grand dommage physique, mais garda bien en mémoire le fait qu’il avait pensé à écrire, ce qui, il le voyait bien, n’était pas plus naturel que pratique pour un quelqu’un comme lui.
Mais tandis que le chat Pot-Pot se demandait comment il pourrait bien tenir un crayon dans ses pattes, l’onde de choc de la météorite commença à s'étendre à travers la nuit.

Un peu en profondeur dans la forêt se trouvait la petite maison en bois de Mademoiselle Pinaud, l’institutrice du village, une jeune femme solitaire que tout le monde connaissait et appréciait. Bien que petite et vieillotte, la maison avait été arrangée avec un goût tout féminin, ce qui lui conférait un aspect que l’on ne pouvait qualifier que de… mignon.

Une petite haie mignonne entourait un jardin mignon, dans lequel poussaient de mignonnes petites fleurs, entourées de sympathiques nains de jardin souriants et… oui, mignons. Lorsqu’on passait la porte ornée de petites fleurs bleues et blanches peintes à la main, après s’être essuyé les pieds sur le paillasson décoré, on restait forcément bouche bée face à la simplicité tout honnête et fleurie de la seule pièce qui composait la maison. Tout ressemblait à s’y méprendre à la chaumière d’une quelconque princesse en devenir.

L’onde de la météorite atteignit Melle Pinaud alors qu’elle était tranquillement installée dans son fauteuil – recouvert de petits napperons – et lisait la rubrique Physique Quantique de Chasse et bière Magazine. Il n’y eut pas un bruit, rien ne remua, mais quelque chose passa dans les yeux de l’institutrice, comme une étincelle.

Elle posa délicatement son magazine sur le cageot en bois qui lui servait de table de salon – elle l’avait tout de même recouvert d’un mignon petit drap qui s’accordait parfaitement avec le tapis – et ses joues rosirent, comme seules les joues d’un jeune femme solitaire et mignonne savent rosir.

Elle resta là sans bouger pendant quelques minutes, laissant s’échapper parfois un petit sourire timide de sa figure palote. Elle pencha ensuite la tête pour mieux réfléchir, et finalement elle se décida, bien que, elle le savait, elle n’avait pas à choisir : elle était obligée de faire ce qu’elle allait faire.
Elle se demanda tout de même si tout cela était bien normal.

L’onde continua encore le long de la route de la forêt. Là, était plus ou moins garée (disons arrêtée) la voiture de Paul Authey. Un peu plus loin vers l’intérieur de la forêt se trouvait son propriétaire, accompagné de ses deux meilleurs amis, Patrick et Peter. Les trois P, comme les gens qui les connaissaient bien aimaient les appeler (parfois avec une orthographe quelque peu différente), pratiquaient ce soir-là leur activité favorite, à savoir jeter un maximum de bouteilles de bière vides dans les buissons. Bien sûr, l’intérêt de la chose n’était pas vraiment de jeter les bouteilles, mais plutôt de se débrouiller pour qu’elles se vident.

Ils étaient donc tous les trois affalés sur le sol, à réfléchir à leur soirée particulièrement bien réussie, lorsque Paul ouvrit soudain les yeux.

— Ouah euh… faut que j’aille pisser, dites donc ! annonça-t-il à ses camarades.
— Putain, fais gaffe aux serpents mec, lança Peter en songeant avec intelligence à une blague sur le Paris-Dakar qu’il avait entendue la veille. Patrick se contenta de faire un grognement éthylique.

Paul se leva avec difficulté et commença à se diriger vers l’arbre qui lui avait semblé le plus apte à recevoir son don à la forêt. Après quelques méandres étranges, il décida que l’arbre le plus proche était très certainement le meilleur. Une fois arrivé à sa destination, il entreprit d’ouvrir sa braguette, chose rendue encore plus difficile par le fait qu’il avait de plus en plus de mal à se retenir.

Enfin il réussit, soupira bruyamment de soulagement, puis commença à se délester de toute la bière qu’il avait ingurgitée depuis le début de la soirée.
C’est alors que l’onde de la météorite les atteint.
Patrick se contenta de faire un grognement éthylique.
Peter se leva d’un bond, regarda le ciel la bouche béante et cria comme ce qu’il aurait lui-même qualifié de « grosse tapette en chaleur ». Remarque qu’il aurait certainement fait suivre d’un juron.
Paul eût un mouvement de recul et se retourna vers ses amis, sur lesquels il finit d’uriner.

— Ouah, euh…, fit-il en observant le pantalon humide de Peter.
— Putain mec ! Je vais devenir riche putain ! dit celui-ci sans même sembler se rendre compte qu’il était recouvert d’urine.
— Sans dec ? lui répondit Paul. Patrick se contenta de faire un grognement éthylique.
— Ouais putain ! Je vais devenir célèbre en buvant de la bière putain !
— Ouah, euh… C’est super cool. Moi je viens de me voir à côté d’une super gonzesse à poil, sur la banquette arrière d’une voiture !

Les deux hommes se dévisagèrent un instant, puis regardèrent leur ami Patrick, qui se contenta de faire un grognement éthylique.

— Putain mec, faut qu’on arrête de picoler,  annonça Peter.

L’onde de choc de la météorite continua sur sa lancée.

Quelques kilomètres plus loin sur la route était garée une autre voiture, celle-là rangée le plus discrètement possible sur le bas coté.
À l’intérieur se trouvait Tristan Perrin, accompagné d’une jeune fille dont il avait oublié le nom. Ils étaient tous deux confortablement installés l’un sur l’autre sur la banquette arrière et pratiquaient un jeu qui impose un mouvement du bassin particulier qu’on ne détaillera pas ici.

Il peut sembler parfaitement incorrect qu’un homme ne connaisse pas le nom de sa partenaire lors de l’acte sexuel, mais dans le cas de Tristan, il y avait des circonstances atténuantes. En effet, il faisait cela pour une raison parfaitement légitime : il avait décidé d’expérimenter au moins deux femmes différentes chaque semaine jusqu’à l’âge de ses vingt-huit ans, et ce, uniquement pour que celle qui lui mettrait définitivement le grappin dessus puisse profiter de tout son talent. Il avait rencontré celle-là quelques heures auparavant dans un fast-food, et il n’avait pas vraiment saisi son nom lorsqu’elle le lui avait dit.
Elle commençait juste à pousser de petits soupirs de contentement lorsque l’onde arriva sur eux. Il y eut un flash, et il vit

— « Papa ! Papa, je peux aller jouer avec Greg, dis ? »
Il sourit : « Demande à ta mère ! ». Il se tourna vers sa femme et vit...
... l’inconnue de la banquette arrière, qui s’arrêta soudainement de s’agiter.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda-t-elle en clignant des yeux.
— Euh… fit-il, comment tu t’appelles déjà ?

Les derniers êtres vivants que l’onde de la météorite atteignit furent une famille de musaraignes, qui décida soudainement de déménager ailleurs.

Juliette – c’est comme ça qu’elle s’appelait en fait – regarda par la fenêtre en soupirant d’ennui. Tristan se mordit la lèvre en la regardant. A chaque fois qu'il jetait un oeil sur elle, il ne pouvait s'empêcher qu'elle était, ou plutôt serait la mère de ses enfants.

— Tu sais, maugréa la jeune femme, si je suis allée avec toi, c’est parce qu’on m’avait dit que tu baisais super bien.

D’habitude, ce genre de remarque aurait rempli de fierté Tristan. Mais cette fois il aurait préféré éviter.

— Euh… je suis désolé, ça fait pas ça d’habitude… Là j’ai été… déconcentré, s’excusa-t-il d’un air penaud.
— Quoi, tu as vu un écureuil qui te faisait des signes à travers la fenêtre ?
— Non j’ai…

Tristan réfléchit un instant. Sa réputation allait déjà certainement en prendre un coup avec la prestation déplorable qu’il venait de faire, il ne valait mieux pas en rajouter en annonçant qu’il avait eu une vision de leur enfant commun.
— J’ai des problèmes en ce moment, ma mère est malade et…
— Quoi ! s’exclama Juliette, tu étais en train de penser à ta mère ?
Tristan blêmit.
— Je crois qu’il vaudrait mieux que je ramène chez toi, non ?
— Ouais, je crois que ça vaudrait mieux en effet.

Juliette croisa les bras et fit un soupir du genre de ceux qui sous-entendent ouvertement que les possibilités de mariage sont très fortement compromises. Cela rassura presque Tristan.
Il mit le contact et attacha sa ceinture de sécurité. Puis il regarda sa passagère d’un air qu’il voulait le moins impatient possible.

— Quoi encore ? fit-elle.
— Euh… mets ta ceinture, s’il te plaît…
— Quoi, tu vas me dire que conduis comme tu baises ?

Il ravala une fois de plus sa fierté et sourit en grimaçant en se disant qu’il valait mieux la fermer pour le reste du trajet. Il songea un instant à déménager et à partir s’installer quelque part en Amérique du Sud.

Paul Authey tentait vaguement de se recoiffer et d’enlever la terre attachée à ses vêtements. Il fallait qu’il soit le plus présentable lorsque son occasion sur une banquette arrière arriverait. Car il ne doutait pas une seconde que cela arriverait.
Derrière lui, Peter, le pantalon humide, agitait ses bras comme un pantin.

— Je vais faire fortune en buvant de la bière à Las Vegas, putain, annonça-t-il.
Peter, tout comme ses deux amis, était pigiste à Chasse et Bière Magazine, un emploi pas excessivement dur qui leur rapportait juste de quoi payer leurs boissons, ce qui leur suffisait largement. La semaine précédente, Peter et Patrick avait rédigé de concert un long article d’une demi-colonne sur Las Vegas, et depuis Peter ne parlait plus que d’y partir. Le fait qu’il ne sache absolument pas où cela se trouvait ne semblait pas le déranger, et toute bonne raison pour s’y rendre semblait bonne à prendre.

Paul trouvait d’ailleurs qu’y faire fortune était la meilleure idée que son ami avait trouvé – juste devant celle de la prise en otage de Céline Dion.

— Putain mec, file-moi les clés de ta caisse, vite !
Peter, les yeux injectés de sang, s’agitait de plus en plus.
— Faut que j’aille à Vegas, tu vois, c’est là-bas que je vais faire fortune putain !
— Oh allez euh… t’es chiant là, répondit Paul. Tu peux pas aller à Vegas avec ma caisse, c’est au moins à euh…
Il chercha dans sa mémoire quelle distance pouvait bien représenter la moitié d’une mappe-monde.
— Enfin, tu peux pas quitter le patelin comme ça hein ? finit-il par conclure.
Peter arrêta soudain de bouger, et regarda son ami avec insistance.
— Tu vas me filer ta caisse, putain.
— Non.

Peter se passa la langue sur les lèvres, puis jeta un œil sur les clés de la voiture de Paul, qu’il avait négligemment posées sur une souche d’arbre, n’ayant pas songé un instant – quel idiot il était ! – qu’un de ses meilleurs amis essayerait de lui voler.

Peter se jeta sur lui en hurlant et en l’assenant de coups de poing plus ou moins précis. Ils s’effondrèrent tous les deux par terre, anéantissant tous les efforts de présentation de Paul. Continuant de crier comme un fou, les yeux pas loin de l’être non plus, son ami finit par placer correctement un de ses poings, qui arriva directement sur la machoire de Paul, terminant ainsi le combat. Paul gémit.
En réponse, Patrick se contenta de faire un grognement éthylique.

Jamais il n’avait vécu un silence aussi pesant. Tristan conduisait à petite vitesse sur la route de campagne qui traversait la forêt en direction de la maison de Juliette. Non qu’il voulait que le voyage dure le plus longtemps possible : il voulait juste éviter qu’un animal mal intentionné ne se jette sous ses roues et provoque un accident qui terminerait la soirée en beauté.

— Tu sais, dit-il, en braquant légèrement pour éviter une voiture arrêtée sur le bas côté, d’habitude je me débrouille beaucoup mieux, on pourrait peut-être réessayer…
— Je pensais que ta mère était malade et que tu pouvais pas, s’entendit-il répondre d’une voix glacée.

Il songea une fois de plus qu’il avait raté une belle occasion de ne pas parler, lorsqu’un pauvre bougre sauta hors de la forêt en hurlant et en agitant les bras vers le ciel, pour atterrir juste sur son capot, la tête percutant le pare-brise. Il pila net ce qui fit heurter sans ménagement la tête de sa passagère contre la boîte à gants, et fit glisser avec violence le type qui s’était jeté sur eux sur le sol.
Il y eut un petit bruit métallique lorsqu’il tomba, un peu comme quand on fait tomber son trousseau de clés sur le sol.

— Aïe ! cria Juliette. Mais bon sang, qu’est-ce que tu fous ?
— Euh… fit-il, je crois qu’on a renversé quelqu’un.
Elle le regarda d’un air absent.
— Je vais descendre voir, annonça-t-il, penaud.

Tristan regarda l’homme allongé juste devant sa voiture d’un air sombre. Il le connaissait bien entendu, comme tout le monde au village. Et il savait que là où était un des trois Pets, les deux autres n’étaient pas très loin. Dommage, pensa-t-il, il aurait pu cacher discrètement le corps dans les fourrés et repartir comme si de rien n'était.
Comme il s’y attendait, il vit Paul Authey sortir à son tour en courant des bois. Il se tenait la mâchoire d’un air déplorable et avait la braguette grande ouverte. Il s’arrêta brutalement juste devant son ami Peter.

— Ouah euh… salut Tristan, fit-il. Il est mort tu crois ?
Ils regardèrent Peter en silence.
— Je sais pas, annonça Tristan, de plus en plus inquiet.
Juliette sortit à son tour de la voiture.
— Oh, merde, qu’est-ce que t’as fait ?!
— Mais je l’ai pas fait exprès, je … je …
— Ouah euh… regardez, il bouge !

En effet, Peter leva avec difficulté un bras et le fit retomber sur sa tête. Le cœur de Tristan se remit à battre à une vitesse normale. Paul se dirigea d’un pas nonchalant vers la voiture sur laquelle son ami s’était jeté et regarda à travers la vitre arrière.

— Ca va toi ? demanda aigrement Juliette à Peter.
— Oh putain… Ouais ouais, je crois.
Il se releva péniblement.
— Eh putain, salut Tristan… Il jeta un œil vers Juliette.
— Eh, elle est plutôt bonne celle-là !

Le regard de Juliette s’assombrit encore plus, chose qui ne semblait pourtant pas être possible.

— Bon. Le plouc a l’air en état. On y va ? hasarda-t-elle.
— Je peux venir avec vous ?
Paul avait le regard brillant et plein d’espoir.
— C’est cette banquette-là, annonça-t-il d’un air cachottier à son ami en la montrant activement du doigt.
— Putain, c’est cool ! Alors tu me prêtes ta caisse ?
— Euh… Ouais pas de problème !

Paul ouvrit ensuite la portière arrière de la voiture de Tristan et s’y installa. Tristan lui, se gratta la tête en regardant successivement Peter qui avait ramassé ses clés et commençait à ramper vers la voiture arrêtée sur le bas coté, et son propre véhicule. Il cligna des yeux et ouvrit la bouche.
— …
— Toi le looser, le coupa Juliette, tu montes dans la caisse, et on se casse d’ici.
Tristan la regarda un instant mais préféra finalement obéir.

L’avantage d’avoir pris Paul avec eux était que l’ambience n’était plus silencieuse. En effet, Paul n’arrêtait pas de se retourner partout sur la banquette arrière, comme pour éprouver son confort. Tristan n’osait pas lui demander pourquoi il faisait ça.

— A ta place je mettrais ta ceinture, lui confia Juliette, qui, cette fois, s’était accrochée.
— Ouah euh… attends ! Il fit un petit rire d’ivrogne.
— Je teste !

Tristan, lui, se contentait de conduire le mieux possible en n’arrêtant pas de se répéter que sa vie sociale, et même pire, sa vie sexuelle était perdue à jamais.
Il distingua alors quelque chose bouger au milieu de la route. Il se prépara psychologiquement à ce que cela lui saute dessus, puis observa plus en détails.

— Eh vous avez vu ? s’exclama-t-il.
Ses deux passagers regardèrent à leur tour la route.
— Dis moi, ce n’est pas une femme nue en train de courir, n’est-ce pas ? demanda innocemment Juliette avec un sourire pincé. Tristan avait prié pour que ce ne fût pas le cas, mais personne ne semblait l’avoir entendu.

Il arrivèrent finalement à la hauteur de la jeune femme sportive, qui était effectivement nue, et s’arrêtèrent.

— Mademoiselle Pinaud ?! s’exclama Tristan. Mais qu’est-ce que vous faites là ?
La jeune femme haussa les épaules.
— Eh bien… je cours.
La toute première remarque qui fusa dans l’esprit de Tristan fut « A cette heure de la nuit ? », mais Paul le coupa heureusement avant qu’il puisse parler.

— Ouah euh… restez donc pas là, montez donc !
La jeune institutrice regarda en grelotant l’homme qui venait de parler, et qui se dépêchait d’ouvrir la portière pour elle. Tristan pensa qu’à sa place, il aurait fui le plus vite possible, mais il pensa aussi qu’à sa place, il n’aurait pas été courir complètement nu dehors. Elle accepta en souriant la proposition et monta dans la voiture.

— Excusez-moi, demanda doucement Juliette tandis que Mademoiselle Pinaud accrochait consciencieusement sa ceinture, mais pourquoi couriez-vous nue dehors ?
— Eh bien, répondit la jeune femme en tenue d’Eve en rougissant, c’est assez compliqué à expliquer… Voyez-vous, j’ai eu la vision que je courais nue sur la route, alors, eh bien, voilà.
— Vous savez quoi ? fit Paul. Moi j’ai eu la vision que vous alliez être là, à poil à côté de moi !
Mademoiselle Pinaud acquiesça.
— Oui, bien sûr je n’ai pas été la seule touchée. Il doit s’agir d’une onde de choc qui s’est propagée depuis un épicentre unique.

Tristan jeta un coup d’œil à Juliette, qui semblait aussi perdue que lui. Peut-être était-ce la vision de la femme la plus timide du village dans une tenue si simple qui le dérangeait, mais il n’arrivait pas à associer les mots ‘vision’, ‘onde de choc’, ‘épicentre’ et, accessoirement, ‘poil’ avec une discussion civilisée.

— Continuez à rouler, jeune homme, l’explication n’est pas très loin d’ici : j’en viens.

Tristan, qui commençait sérieusement à se dire qu’il aurait mieux fait de rester chez lui ce soir-là, redémarra. La seule hypothèse qui lui venait à l’esprit était que l’institutrice appartenait à une secte satanique et qu’elle les amenait au reste de la communauté, qui certainement les viviséqueraient. Il pensa en tremblant qu’il ferait peut-être bientôt partie du groupe restreint d’êtres humains à avoir vu leur cœur avant de mourir.

— Ouah euh… vous savez, ça fait tout bizarre de vous voir comme ça, mademoiselle, annonça Paul en rougissant.
— Eh bien, euh… répondit l’institutrice en rougissant à son tour, c’est partagé : votre… votre braguette est ouverte !
Paul baissa la tête.
— Ah oui ! Ahah, c’est parce que j’étais en train de pisser quand c’est arrivé, alors j’ai pas pensé à la remettre en place.
— Ahah ! firent sans conviction Juliette et Tristan.

L’institutrice se passa les mains dans les cheveux comme si ce qu’on remarquait en premier chez elle était son visage, puis demanda.

— Et vous deux, vous n’avez pas eu de vision étrange ?
Tristan regarda Juliette qui rougit un court instant.
— Non, dit-elle.
— Et toi, Tristan, interrogea Paul, t’as vu quoi ?

Il se mit à réfléchir à toute vitesse. S’il répondait non, il serait exactement dans le même cas que Juliette, ce qui, à son avis, pouvait les faire tuer tous les deux : deux non-voyants feraient certainement deux bons sacrifiés. Si au contraire, il disait que oui, alors forcément un des deux survivrait : celui qui aurait donné la bonne réponse. Mais quelle était la bonne réponse ? Dire oui avait l’avantage qu’on se retrouvait plus ou moins dans le cas de l’institutrice de Sabbat, et donc qu’elle pourrait nous épargner. Et puis, comme il avait réellement eu une vision, autant s’en servir.

— Eh bien… j’ai vu que… commença-t-il. Il regarda une nouvelle fois Juliette et déglutit.
— Je nous ai vus mariés tous les deux, voilà.
Mademoiselle Pinaud acquiesça avec vigueur, ce qui lui permit de croire qu’il avait eu raison, mais Juliette sembla presque sur le point de vomir.
— Et on avait un gamin ! rajouta-t-il à son attention, pour tenter de la rassurer, ce qui ne marcha pas comme il l’avait imaginé.
— Regardez là bas, lança enfin Mademoiselle Pinaud, l’astéroïde est là bas !

Le météorite n’était pas très grand, mais il avait tout de même fait un beau trou au milieu de la route. La voiture passerait difficilement, pensa Tristan en coupant le contact. Il préparait déjà sa possible fuite. Les autres descendirent tous voir ce qui était tombé, et il se décida à les suivre, en laissant tout de même sa portière ouverte.

— C’est à cause de ça qu’on a eu nos… visions ? demanda-t-il d’un air peu convaincu en voyant le petit morceau de pierre grisâtre au fond de son cratère.
— C’est en effet ce que je crois, répondit l’institutrice. Je pense que ce météorite en tombant a créé un champ quantique sphérique temporaire qui a déformé l’espace-temps tout autour de lui.
— Alors ce n’est pas une secte satanique ? Il restait assez incrédule. Comment un caillou pouvait-il déshabiller les gens ?
— Miaou, fit Pot-Pot.
— Oh regardez, s’exclama Juliette, c’est mon chat ! Viens me voir chaton !
Pot-Pot s’avança doucement vers celle qui la nourrissait. Juliette le prit aussitôt dans ses bras et se mît à le cajoler comme si c’était un chaton de quelques mois. Tristan, qui n’appréciait pas vraiment les chats, eut droit à un regard noire de la part de l’animal.

— Mademoiselle Pinaud, d’où tirez-vous votre théorie complètement farfelue ? demanda Juliette sans arrêter de cajoler Pot-Pot.
— De Chasse et bière Magazine. Ils publient une rubrique Physique Quantique toutes les semaines.
— Ouah euh… vous lisez CBM ? s’exclama Paul. Il gonfla la poitrine et dit : c’est moi qui écris la rubrique Physique Quantique !
L’institutrice se tourna vers lui.
— C’est vrai ? Mais c’est formidable ! Que pensez-vous de ce cas ?
— Eh bien… Paul réfléchit un instant. Je crois que vous avez raison. Chacun de nous a dû avoir une vision fugitive du futur.
— Oui, cria-t-elle toute joyeuse. Vous savez, lorsque j’ai eu ma vision, je me suis dit : « courir comme ça nue, ce n’est pas normal. » Et puis ensuite j’ai réfléchi. Si nous étions, comme je l’ai pensé aussitôt, dans une sphère d’avenir quantique, alors ma vision ne pouvait être que réelle ! Donc, il était inutile de résister, et c’est comme ça que je me suis retrouvé ici !
— Attendez, fit Tristan, vous êtes allée courir nue, uniquement parce que vous vous êtes vue courir nue ? Alors si votre phénomène ne s’était pas produit, vous ne l’auriez pas fait ?

Non que Tristan comprenait vraiment ce qui se racontait devant lui, mais il avait lu suffisamment de livres de Science-Fiction pour savoir qu’un bon héros devait toujours avoir la situation en main, et ce, même si la situation en question était complètement hors de sa portée.

— Ce que tu ne comprends pas, expliqua Paul avec un sérieux dont on ne l’aurait pas cru capable, c’est que, ayant vu le futur, elle a tout de suite compris qu’elle ne pouvait pas y échapper. Quelle que soit la raison, il fallait que ça se produise.
— Vous voulez dire, demanda Juliette qui avait reposé Pot-Pot, que l’avenir que nous avons vu va forcément se produire ?

Tristan pâlit une fois de plus. Il repensa à son fils, à sa femme – qui se trouvait par un heureux hasard juste à côté de lui à ce moment – et la soudaine envie de mettre son plan de fuite à exécution et de laisser tous ces trucs tirés par les cheveux derrière lui. Mais un bon héros n’aurait pas fait ça… ce qui le laissait perplexe quant à l’identité du héros dans cette histoire. Il ne voulait pas se marier avec cette fille !

— En effet, répondit toutefois Paul. Nous avons vu l’avenir tel qu’il est, et non pas tel qu’il pourrait être si on faisait ci ou ça. Le temps est une dimension comme une autre. C’est un peu comme si on regardait le ciel : quoi qu’on fasse, on ne peut pas en changer la couleur. Je crois que ce que vous avez vu tous les deux va se produire, quoi que vous fassiez.
— Miaou, fit Pot-Pot.

On l’a déjà dit un peu plus haut dans ce récit, les chats ont le talent parmi d’autres de se faire comprendre avec une efficacité redoutable, sans avoir besoin d’un alphabet de plus de cinq lettres.

— Je veux rentrer chez moi, annonça Juliette, ce qui était la parfaite traduction de ce qu’avait dit son chat.
— Vous avez raison, dit Mademoiselle Pinaud. Il commence à faire froid. Puis se tournant vers Paul avec un sourire de jeune femme plus mignonne que solitaire. Pourriez-vous me raccompagner ? J’habite à une centaine de mètres à peine d’ici à travers bois.

Et tous deux partirent bras dessus bras dessous dans la forêt.

— Tu sais, dit Tristan une fois qu’ils furent hors de vue, ils ont sans doute complètement tort.
— Ramène-moi ! se contenta de dire Juliette, moins en colère qu’avant mais sans doute un peu plus ébranlée.

Quelques dizaines de minutes plus tard, ils étaient arrivés devant la maison où habitait Juliette avec ses parents.

— Bon, fit-elle. Tu sais… moi aussi j’ai eu une vision ce soir.
Tristan la regarda sans rien dire.
— Je nous ai vus… en train de… enfin… viens, quoi, murmura-t-elle en lui prenant la main.
— Miaou  ! appuya Pot-Pot qui commençait à avoir des démangeaisons dans les pattes à force de rester affalé sur les genoux de sa maîtresse.

Ce soir-là, pendant que toute une famille de musaraignes se déplaçait furtivement à la recherche d’un nouveau foyer, pendant qu’un homme avec trois grammes d’alcool dans le sang roulait à une vitesse effroyable vers le rêve américain, pendant qu’une institutrice et un futur alcoolique repenti discutaient avec passion de physique quantique et de napperons brodés, pendant que Tristan Perrin prouvait finalement son talent à celle qui deviendrait sans aucun doute sa femme, un vieux matou grassouillet affublé du nom ridicule de Pot-Pot s’acharnait à écrire sur une feuille de papier les numéros gagnants du Loto de la semaine suivante.


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