03/10/2002 - Simon Boutreux
L'Epouvantail

Chaque jour, il approche un peu plus. J'en suis certain. Personne ne me croit, mais je sais que j'ai raison.
Au tout début, il se trouvait dans le champ à un kilomètre d'ici. Je l'avais jute croisé une ou deux fois, par hasard. Il se tenait toujours dans la même posture. Ses yeux brillants n'étaient que deux boutons de bottines, et sa tête un oreiller pouilleux.

Oui, exactement la même position qu'avant. Mais ça ne voulait rien dire, Il avait très bien pu avancer de quelques pas, et reprendre sa pause initiale.
Plusieurs fois, j'avais tenté de l'observer suffisamment longtemps pour le voir faire, mais rien ne s'était passé. Je le soupçonne de ne pas vouloir bouger tant que je le regarde.
Tous veulent me faire passer pour un fou, un doux dingue. C'est de sa faute à Lui. Je le hais, et je crois qu'il en fait autant. Il n'arrêtera qu'une fois qu'Il m'aura eu.

Petit à petit, il gagne du terrain. Il a mis deux mois pour parcourir neuf cents mètres. Combien de temps lui faudra t’il pour arriver jusqu'à moi, sachant qu'Il n'est plus qu'à environ cinquante mètres d'ici ?
J'ai bien essayé de m'en débarrasser. La première et unique fois où j'ai tenté cette chose insensée, c'était il y a une semaine.

L'air était froid, et la bise me cinglait le visage. Je remontais la fermeture éclair de mon coupe-vent, et jurais contre ce temps un peu trop frais à mon goût. J'avais glissé une hachette dans ma manche droite, et je tenais fermement un briquet dans ma main gauche. Il était plus que temps d'en finir.
J'approchais de sa silhouette trop innocente et haïssable, par un chemin détourné. Je ne voulais pas le pousser dans ses derniers retranchements, Dieu seul savait ce qu'il était capable de faire.

Maintenant qu'il était en vue, je marchais doucement, veillant bien à ne pas faire craquer une seule brindille. Je savais bien que même si j'avais été un homme-fanfare, mon tintamarre ne l'aurait pas fait se retourner. Non, cette créature ne daignait pas bouger en ma présence. Mais je l'avais déjà vu sourire. Pas devant moi, bien entendu, mais un jour, j'avais constaté qu'un grand rire qui ne demandait qu'à sortir s'affichait sur son visage crasseux et troué, d'où s'écoulaient quelques plumes d'oie.
Je ne voulais pour rien au monde le voir parodier à nouveau un quelconque sentiment. Pensait-il ?

A vrai dire, je ne savais pas, et préférais ne pas le savoir. Il était mauvais et cruel. Froid et rusé comme la mort. Il vivait je ne sais comment, et il devait retourner hanter le neuvième cercle de l'enfer.
Je me glissais derrière lui tel un fantôme. Je n'étais plus qu'à deux mètres de sa carcasse hâtivement habillé de frusques trouées et malodorantes.

Un mètre. Il était à portée de mon bras. Sans bruit, je fis sortir mon arme, et posai mon pouce sur la molette du briquet. J'allais lui porter le premier coup, que je souhaitais fatal, lorsque je sus qu'il m'avait vu : une horde de corbeaux silencieux s'abattit sur moi.

En un instant j'embrassai le sol, les mains sur la tête. Une vingtaine d'oiseaux gras et chauds couraient sur mon corps, picorant ça et là. Sentant leur poids augmenter, je devinais qu'ils étaient de plus en plus nombreux à se poser sur moi, et à me dévorer vivant. La panique succédant à la peur, je fournis un effort tel que seul les gens désespérés peuvent en produire : Je me levai, plié en deux, une horde d'oiseaux croassant me poursuivant, une armée grouillant sur moi, m'agrippant comme ils le pouvaient de leur bec et de leurs serres, je courus aussi vite que je pus.

Heureusement que j'avais abandonné ma hachette auparavant, car je n'aurais pas hésité à m'en servir pour faire partir les horribles volatiles. J'arrachai mon manteau, abandonnant quelques-uns de ses occupants indésirables. Mon crâne était labouré de griffures et autres coups de bec haineux. Mon sang me coulait sur le front, et je sentais qu'on m'arrachait parfois des lambeaux de peau et des touffes de cheveux. Ils étaient en surnombre, ils allaient gagner. Et, lorsque j'allais abandonner la bataille et me coucher sur le sol, dans la meilleure position qui soit pour quitter cette terre, s'il est possible de mourir sereinement, ils m'abandonnèrent.
Pas un à un, mais tous d'un seul coup. Ils me laissèrent là saignant, chancelant, et je tombai à genoux.

- Pourquoi ? Pourquoi ? Murmurai-je d'une voix rauque, à bout de souffle.
Je ne sais pas à qui je posais cette question, mais je savais pourquoi.
J'aurais voulu que les corbeaux me dévorent vivant. Car j'étais sûr que cela aurait été une douceur comparé à ce que me réservait mon véritable bourreau. L'Epouvantail.
Assis sur une vieille chaise devant la fenêtre du salon, j'attends. Depuis que j'ai tenté de m'en débarrasser, il se rapproche aussi vite qu'il le peut. Cela va bientôt faire quatre heures que je suis là. Je suis certain qu'il ne bougera pas le petit doigt tant que je le regarde. Je veux profiter de ce répit.

Il y a deux mois, j'aurais pu fuir. J'aurais dû fuir.
Maintenant, je sais que si je tente quoi que ce soit, une horde d'oiseaux enragés fondra sur moi. Je suis sûr qu'il peut même faire venir un ouragan ou une pluie de grêlons gros comme des oeufs de poule.

Je ne peux faire qu'une chose, attendre. Et puis, à défaut de survivre, je peux aussi choisir la meilleure façon d'être tué. Je ne suis pas un homme courageux, et je ne crois pas que je serais capable de dire que c'est un beau jour pour mourir. Cependant, et comme je sais ma fin proche, je peux dire que la vie vaut sans doute la peine d'être vécue. En y regardant bien, et avec la sagesse de quelqu'un qui ne sera bientôt plus, même mes mésaventures les plus horribles me semblent être de doux souvenirs.

Ce n'est peut-être que ça la vie. Une succession malheureuse d'événements affreux, qui mène à l'ataraxie totale. Un assemblage repoussant de faits indiciblement décourageants qui conduisent au retour à la terre odorante.
Je ne sais pourquoi la plupart des gens ont du mal à s'imaginer que le soleil ne brillera plus quand ils disparaîtront. Rien ne changera. Toujours cette même bonne vieille planète et ses bons vieux habitants qui se querellent pour un bout de terre, un billet vert, une femme plantureuse. Rien ne changera jamais.

L'antique horloge sonna vingt heures. Le soleil entamait sa phase descendante. Une moitié ombre, une autre lumière. Bien et mal réunis en une entité minérale. La terre tournera à jamais. Avec ou sans les hommes pour l'y aider.

Dés que la nuit sera, je suis persuadé qu'Il ne se gênera plus pour venir. Je m'installe plus confortablement. A mes pieds, se trouvent six bouteilles de bière, remplies à ras bord d'essence. Je ne vais pas tarder à y enfoncer des bandes de tissu.
De malheureux cocktails Molotov contre les puissances innommables que porte la terre. Une mitraillette contre les forces invisibles et obscures qui règnent ici.

L'homme a d’ores et déjà perdu.


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