04/10/2002 - Babel Master
Le dernier voisin

— Il est encore là, en train de m’observer. C’est une manie ! Ce vieil idiot n’a donc rien d’autre à faire de ses journées ?

À ces mots, Albert se détourna de la fenêtre qui le narguait jour et nuit. Octogénaire, en bonne santé, il paraissait cependant fatigué par les longues insomnies dues à son perpétuel tracas. Il n’en pouvait plus, se sentait harcelé, épié… presque vampirisé par ce voisin, dont l’attention restait focalisée sur lui.

— Que peut-il bien y avoir de si intéressant chez moi pour obnubiler cet individu à ce point ? Je n’ai rien de particulier, je n’ai aucune fortune cachée, ni de secret bien gardé, ni de vices honteux à révéler. Alors quoi ? Quel casse-pieds !

La sonnette de l’appartement fit entendre un abominable bruit de crécelle, faisant sursauter Albert qui en oublia un instant ses tourments. La première surprise passée, il alla ouvrir la porte et laissa entrer deux individus, après une brève hésitation.
Le plus jeune des deux, d’une trentaine d’années, dynamique et charismatique se présenta.

— Bonjour, je suis l’assistant social envoyé par la commune. Jean Dombert. Je vous avais prévenu par téléphone de ma visite.
— Oui, oui, je me souviens. Je suis content de vous voir pour régler mon problème de voisinage. Vous savez, je me suis plaint plusieurs fois à la police, mais ils ne donnent pas suite à mes appels et la seule fois où ils se sont déplacés jusqu’ici, ils se sont contentés de me conseiller la patience. J'ai bien vu à leurs sourires et aux clins d’oeil échangés qu’ils ne me prenaient pas au sérieux.
— Monsieur Albert, je ne pense pas que le plus urgent soit un problème de voisinage.
— Comment ça, “pas le plus urgent” ? Vous voulez rire ? Ce type est une véritable teigne. Il est continuellement à sa fenêtre à épier mes moindres faits et gestes.
— Voyons, de quel voisin parlez-vous ?
— L’autre, là, dans la maison d’à côté. Il n’y a plus moyen d’aller pisser sans qu’il soit au courant. Vous trouvez çà drôle, vous ? On voit sa maison de la fenêtre du salon, là.

Albert entraîna les deux visiteurs vers la baie dont il parlait et les laissa juger par eux-mêmes. L’assistant social se tourna vers son compère et ils se regardèrent sans dire un mot. Albert n’attendit pas le déluge pour reprendre l’énumération de ses griefs.

— Au début, je n’y ai pas fait trop attention, c’était même assez amusant. Je pensais à une coïncidence puisque, chaque fois que je regardais vers sa maison, il était à sa fenêtre. Je lui souriais et il me le rendait. Parfois, nous nous faisions un signe de la main. Mais petit à petit, je me suis rendu compte que le hasard n’y était pour rien. Je pouvais jeter un coup d’oeil n’importe quand, il était toujours à son poste. J’ai fini par me rendre à l’évidence : il passe sa journée à ça, et même la nuit. Il a même commencé à m'espionner sans vergogne à l'aide de jumelles.

Jean aperçut une paire de jumelles sur la petite table de la pièce dans laquelle il se trouvait. Albert se rendit compte de son air interrogateur et bougonna.

— Oui, je sais, vous allez me dire que moi aussi j’en utilise, mais très peu, et uniquement pour vérifier l’incroyable comportement de ce type. Et j’ai pu comprendre en partie ce qui le motive. Il analyse tout ce que je fais pour me copier. Il a arrangé son espace à ma façon, il s’est procuré les mêmes tissus, la même petite commode, y compris le lampadaire, assez classique, j’en conviens. Enfin il n’arrête jamais, ni le jour, ni la nuit, ni même les jours fériés.
Je me demande quand il dort ! Souffre-t-il d’insomnies, tout comme moi, à la différence près que les miennes s’alimentent de mon angoisse face à cette situation bizarre ? Très bizarre d’ailleurs !

Après un long soupir de résignation, Jean l’invita à continuer.
— Bizarre, à quel point de vue ?
— Et bien pour tout vous dire, … mais dites-moi, voulez-vous que je vous serve quelque chose à boire ? Un petit apéritif ?
— Non merci, pas pendant le service.
— Non, moi non plus, merci. (C’étaient les premières paroles du second visiteur qui ne s’était pas encore présenté.)
— Je disais donc que la présence de ce voisin mal élevé est assez bizarre. En réalité, je ne me souviens pas très bien depuis combien de temps il est là, mais ce que je sais… c’est qu’il ne devrait pas s’y trouver.
— Pourquoi ?
— C’est quelque chose que je n’ai pas encore compris. Avant, j’avais d’autres voisins, là-bas, bien plus normaux et sympathiques. Il y avait ce couple de jeunes, d’une vingtaine d’années, très amoureux. Oui, très amoureux ! Parfois, ils oubliaient de fermer les rideaux pendant leurs ébats. En général, ils attiraient l’attention en faisant beaucoup de bruit. C’était tout de même un peu gênant mais, comme on dit, il faut bien que jeunesse se passe, pas vrai ?

Albert riait de bon coeur en disant cela et il était clair que l’évocation de cet épisode l’émoustillait.

— Et puis j’aimais beaucoup la famille Durand avec ses deux enfants. Le mari était très autoritaire, mais toujours juste. La femme leur donnait peut-être trop de friandises, mais bon. Étant très affectueuse avec ses enfants, c’était l’équilibre parfait. La famille idéale, d’après moi. Dommage qu’ils ne soient plus là.

Et Madame Gertrude ! Ahh, ce que je m’entendais bien avec elle ! Toujours de bonne humeur. Et travailleuse, malgré ses trois fois vingt ans bien entamés. Oui, les femmes ont toujours vingt ans, n’est-ce pas ? Bon après, on compte deux fois, trois fois ou quatre fois vingt ans. Mais d’entendre “vingt ans” ça leur fait toujours plaisir et elles en oublient le multiple.
Il y avait aussi un musicien, un compositeur, en fait. Mais lui, on ne le voyait jamais. Il paraît qu’il était dérangé par le bruit de la ville, alors il se calfeutrait pour s’isoler quand il créait ses oeuvres. Je regrette un peu de n’avoir jamais entendu sa musique. Maintenant qu’il est parti, c’est trop tard.

Comme s’il se rappelait soudain de la présence des deux personnes, ils cessa ses évocations et s’adressa à eux.

— Vous devez vous demander pourquoi toutes ces personnes sont parties ?
— À vrai dire, non. Nous savons qu’ils ont été expropriés et leur maison détruite.
— Exact ! C’est vrai qu’on en a beaucoup parlé dans les journaux du quartier. Tous expropriés, puis la maison rasée avant le nouveau chantier, si ce n’est pas malheureux ? Et les travaux, quel boucan ça a fait pendant des mois ! Et je ne vous raconte pas la poussière que j’ai dû subir durant tout ce temps. Enfin, revenons à nos moutons. C’est après que ça devient étrange. Ils ont fait des travaux et ont commencé à construire des fondations, des murs… je ne savais pas du tout ce qu’ils comptaient faire jusqu’au jour où c’est arrivé. Un matin, je me suis levé et je n’en ai pas cru mes yeux. Ils avaient construit une maison. Cette maison-là !

Il pointait du doigt vers l’endroit où se tenait son ennemi voyeur.

— Je voudrais qu’on m’explique comment ils ont fait cela en si peu de temps, et pourquoi ils ont abattu l'ancienne maison pour mettre à la place… une autre vieille maison ! Vous trouvez que ça a un sens de construire des vieux bâtiments ? S’il faut construire, au moins que ce soit du neuf, pas vrai ?

Les deux spectateurs muets se contentèrent d’acquiescer.

— Et plus incroyable encore, dans cette vieille maison, ils ont placé ce vieil emmerdeur qui m’empoisonne la vie à longueur de journée. C’est à n’y rien comprendre.
— Pourquoi ne partez-vous pas ?
— Quoi ? Abandonner, moi aussi ? Vous êtes malade ? Jamais je ne quitterai ce lieu vivant, je vous en fais le serment ! J’habite ici depuis cinquante ans, Monsieur, alors, vous ne croyez quand même pas que je vais laisser un vieux gâteux et ses occupations perverses me faire fuir ? C’est hors de question. C’est lui qui doit partir. Je suis et resterai le dernier habitant de ce quartier, qu’on se le dise !
— Mais vous avez reçu un avis officiel d’expulsion.
— Comment diable êtes-vous au courant de çà ?

L’autre visiteur intervint à ce moment.

— Je suis André Maçon, du service de l’urbanisme, et je viens vous demander de quitter les lieux en exécution de cet arrêté d’expulsion. Monsieur Dombert m’accompagne afin de vous expliquer et s’assurer que tout se passe bien, mais nous devons faire notre travail. Il faut vous décider à partir, car ce bâtiment aussi doit être détruit. Vous êtes le dernier habitant du lieu et à vous seul, vous bloquez tout un chantier de construction.

Albert s’empourpra en haussant le ton.

— Traîtres ! Vous vous êtes introduits chez moi en me faisant croire que vous veniez pour m’aider à régler mon problème !
— Mais pas du tout, c’est vous qui…
— Ça suffit ! Et en plus, vous mentez ! Je ne suis pas le dernier habitant puisqu’il y a cet imbécile en face qui me nargue et se sent à l’abri. Je ne partirai pas tant qu’il sera là. Il habite le quartier depuis bien moins longtemps que moi, et il n’a pas le droit de rester. Je serai le dernier voisin, même si en l’absence d'autres voisins, je ne serai plus le voisin de personne, vous m’entendez ?
— Calmez-vous, allons ! Ça ne sert à rien de vous énerver. De toute façon, tôt ou tard, vous devrez partir, alors autant que ce soit de votre plein gré. Et je vous certifie que si vous partez, il s’en ira aussi. Vous serez donc les derniers habitants de cet îlot.
— Qu’il parte d’abord, on verra ensuite !
— Partez maintenant, et vous verrez que je tiendrai ma promesse.
— Non ! C’est hors de question !

André poussa un gros soupir et baissa les bras. Il regarda Jean d’un air interrogateur et celui-ci hocha la tête en signe d’approbation. Le responsable de l’urbanisme tourna les talons et sortit de l’appartement. Jean s’adressa à Albert.

— Ecoutez, ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Il n’y a pas moyen de faire autrement, nous devons faire appel à la police, mais si vous ne résistez pas, il n’y aura aucun problème…
— Qu’est-ce que vous me chantez ? La police ? Et pourquoi faire ?

Son vis-à-vis ne répondit pas. Ils sursautèrent tous les deux lorsque la porte s’ouvrit et que deux policiers firent irruption dans la pièce d’un pas décidé.

— Monsieur Albert, nous avons l’ordre de vous expulser de cette maison, de gré ou de force. Veuillez nous suivre sans faire d’histoire.

Albert n’en croyait pas ses yeux ! La police allait l’embarquer ! De force ! Manu militari sur un homme de plus de quatre-vingts ans qui avait toujours payé ses impôts rubis sur l’ongle ! Lui qui n’avait jamais de sa vie fait de mal à une mouche. Il imagina son voisin d’à côté en train de ricaner en le voyant traîné par les forces de l’ordre “hors de chez lui”, et cela le mit “hors de lui”. Il cria, en courant vers la fenêtre ouverte.

— Noooooon ! Je ne partirai pas d’ici vivant !

Il sauta par la vitre ouverte, devant le regard médusé de ses visiteurs indésirables. Et en prenant son envol vers la liberté, il chercha du regard le responsable de son cauchemar, par l’ouverture béante de la maison voisine. Il fut frappé de stupeur en constatant que le vieux fou d’en face s’était aussi défenestré, et que des gens dans son appartement couraient vers le rebord pour essayer, en vain, de le rattraper. Dans un tardif éclair de lucidité, il comprit… une fraction de seconde avant de s’écraser au pied de cette tour de verre, dont les vitres, immenses miroirs, réfléchissaient l’image… de sa propre maison.


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