20/11/2002 - Emmanuel Haentjens
Apesanteur

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue, moderne.
A.Rimbaud, Illuminations

Cette histoire, librement inspirée d'un fait-divers, n'est rien d'autre qu'une fiction. Rien d'autre c'est-à-dire rien de plus, rien de moins.

Appuyé à la balustrade, dans l’appartement de Khader, au 7° étage, il regarde la ville.
Il laisse son regard se perdre, jusqu’à se dissoudre dans ce qu’il voit. D'ici, c'est à dire dans la perspective de l'homme qui regarde, ça ressemble à une combustion, la combustion de toute l'énergie accumulée. Des réserves inépuisables d'énergie qui se consument depuis des siècles. Tout à l’heure, sur le trajet de l’aéroport, ce n’était encore qu’une forme indistincte, un amas de lumières. Maintenant c’est autre chose, c’est plus réel.
Une voix derrière lui. L’écho de sa propre voix intérieure, lancinante.
Ils ont fait le voyage ensemble, Khader est venu le chercher, mais c’est la première fois qu’ils s’adressent la parole.
Maintenant, il pense à l’enterrement de sa grand-mère.
Il est debout sur la terrasse de la grande maison familiale, là-bas près de Constantine, encore plus grande dans son souvenir. Il regarde la ville, au loin, pâle et ondulante comme une écume de sable soulevée vers le ciel. Il a dix ans.
Quelqu’un l’appelle : " Djamel "
Il court, heureux enfin qu’une voix familière le tire de son isolement. Redescendu dans la grande salle, où toute la famille est réunie, personne ne fait attention à lui.
Sa mère pleure, soutenue par les femmes qui ne cessent de s'activer autour d'elle. Son père discute avec les hommes. Personne n'a besoin de lui. Ce n’est pas lui qu’on appelle. C’est son oncle Djamel, le frère de son père qui travaille à Barcelone et que tout le monde surnomme l’Espagnol.
Retenant ses larmes, de toutes ses forces, il retourne se poster sur la terrasse écrasée de soleil.

" Djamel "
Il se retourne.
Cette fois c’est bien lui qu’on appelle.

- Tu m’entends ?

Khader le dévisage, indécis.

- Ne sois pas en retard demain. Si tu as besoin de quelque chose, tu sais où me trouver.
Je me tire.



Ils sont assis dans l’appartement de Rachid, à Bobigny.
Ils boivent du thé à la menthe. Ils parlent.
Tout à l’heure Rachid parlait de la joie de vivre, de la jeunesse.
Djamel écoute sans parler.
Il le regarde. Il regarde ses longues mains décharnées accomplir les gestes les plus simples avec une grande délicatesse, servir le thé par exemple.

- Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
- Je ne sais pas.
- Tu dois te trouver quelque chose de bien. Pourquoi tu as arrêté tes études ?
Ton père voulait que tu sois avocat ou médecin…

Il se met à rire, son regard de vieil homme replongeant dans le passé.


- Il disait : Djamel, il connaîtra jamais l’usine. Il est intelligent le petit. Il deviendra médecin, il aura un bon métier.
Il disait ça, ton père.

Il rit encore.
Djamel écoute, sans broncher.

- Je sais qu’il avait raison. Ecoute-moi…
- Je n’ai pas envie.
Sa voix est rauque, cassante.
- Vous avez de l’instruction, professeur, mais ça vous sert à rien . Tout ce que vous dites c’est de la frime.

Le vieil homme le regarde avec tendresse. Il remplit une nouvelle fois les tasses.

- Fais attention à toi. C'est tout ce que je voulais te dire.


Vincent et Laura marchent dans la rue, main dans la main.
Je ne pense pas connaître ce couple qui marche, rien dans leur attitude, dans leur manière de marcher ainsi, cote à cote, ne m'est familier. Pourtant l'intuition de leur présence, dans la rue, à cette heure de l'après-midi, est une chose de plus en plus certaine pour moi. Je les connais, d'une manière de connaître différente, encore mystérieuse. D'ailleurs cette intuition se précise, se développe en moi et me pousse à m'intéresser à eux.
Sans raison apparente, la femme retire sa main.
Elle a envie de marcher seule, d’un seul coup.
Lui, imperturbable, plonge sa main libérée dans la poche de son pardessus.

- Mon père m’a appelé au bureau.
Elle sentait qu’il allait dire quelque chose.
- Ah
- Mes parents vont peut-être passer quelques jours à Paris.

Elle ne dit rien.

- Tu as entendu ?
- Oui.

Ils marchent.
En passant devant le BON MARCHE Vincent a envie d’entrer acheter une cravate.
- Je t’attends.
- Quoi ?
- Vas-y je t’attends
- Ca ne presse pas, quand même. Tant pis.
- Mais si, enfin. Vas-y.
- Non, non. Si tu n’as pas envie…
- Je n’ai pas dit que j’avais pas envie. Je ne vois pas où est le problème si je ne rentre pas avec toi .
- Non, ce n’est pas grave . J’y passerai cette semaine.
Ils se dirigent vers le métro Vincent marche comme un adolescent, les épaules en avant. Il a l’air un peu maladroit, avec son pardessus trop large et sa démarche déglinguée.. Lundi dernier ils étaient invités chez des amis.
Xavier, le mari de la meilleure amie de Vincent, est un type qui en impose comme on dit. Il est ingénieur chez Sagem. Au cours de la conversation, elle s’est rendue compte que Vincent lui donnait systématiquement raison, même quand il n’était pas d’accord. Vincent dit qu’il n’aime pas les conflits, il est comme ça. Il n’aime pas polémiquer, surtout pour des sujets sans importance .
En réalité, il avait peur de contredire Xavier.
Il est veule, il est lâche.
Elle marche seule.
Elle a pris le métro jusqu’à Bastille et elle va en direction de la rue Vieille du Temple, au cabinet du docteur Ophra. Elle porte une robe bleue, moulante, qu'elle a acheté il y a trois jours chez Kabuki.
Arrête de te regarder le nombril. Ouvre-toi un peu aux autres. Mais comment ? Comme s’il suffisait de tourner une clef dans une serrure.
Comment ne pas se perdre de vue, de toute façon, perdre tout de vue, le monde et le reste, alors qu'elle se sent de plus en plus divisée. Ses désirs, sa perception des choses lui paraissent de plus en plus flous, de plus en plus difficiles à identifier. Elle a envie de tout et de rien, d'une chose et de son contraire… Comme si tout ce qui la compose se trouvait peu à peu désuni, morcelé en une myriade de sensations, d'émotions qui n'ont rien à voir les unes avec les autres.
Souvent elle a l'impression d'être plusieurs personnes. Si, au moins, elle pouvait laisser à quelqu'un d'autre la peine de ressentir, une bonne fois pour toutes, déléguer. Ce serait formidable. Etre délestée d'un coup de tout ce poids, toutes ces choses qui l'empêchent d'être vraiment ce qu'elle veut être. Surtout par rapport aux autres, bien sûr.
En traversant la place des Vosges elle remarque un grand type, habillé à la mode, qui la regarde avec insistance. Elle le regarde discrètement
Ils se reconnaissent en même temps.
En réalité, Laura l’a reconnu une seconde plus tôt et lui a senti qu’on le reconnaissait.
Adrien… Elle a oublié le nom de famille. A la fac tout le monde l’appelait Serge parce qu’il avait toujours l’air de sortir du lit et qu’il fumait beaucoup.
" Adrien?"
Il semble hésiter. Finalement il hoche la tête.
- Tu vis à Paris ?
- A Paris ? Non, je viens d’arriver. Ca fait deux ans que je suis pas venu. Je travaille à Buenos Aires.
- En Argentine ? C'est super…
- Oui. Je fais ce que j'aime, je voyage. Et toi ?
- Oh, rien de particulier… Je travaille. Là je fais des courses. Oui, oui… Bien sûr je me rappelle… Gilles ? Non je ne le vois plus. Sophie non plus, non…

Ils rient.

- Tu es là pour longtemps ?
- Une semaine, peut-être plus. C'est le mariage de ma sœur.
Non, Ines, la plus jeune. Tu la connais ? Non ?
Ils finissent par se serrer la main.
Le docteur Ophrah a un regard doux, plein de bonté.
- Vous savez, je vois tous les jours des filles de 14 ans enceintes, des fois plus jeunes. Moi, il faut que je trouve les mots pour les empêcher de se suicider. J'exagère un peu…
Mais tout ça pour vous dire que la vie est mal faite.

Elle hoche la tête.
Le docteur la fixe.
Comment un regard aussi doux peut-il devenir si insupportable dans certaines circonstances ?

- Je vous conseille d'entamer, dès aujourd'hui, une procédure d'adoption.
- Mais ça va prendre combien de temps ?
- Vous savez, aujourd'hui, c'est quand même plus souple qu'il y a dix ans.
- Je ne sais pas… Je me sens un peu fatiguée…
- Réfléchissez. Ca vous donnera une motivation.
Le pire c'est de tomber dans la dévalorisation de soi, se sentir diminuée.

Elle reste muette.

- En tout cas, il faut envisager un suivi psychologique… Pour vous et pour votre mari.
En attendant, je vais vous prescrire un peu de Prozac.
- Mais est-ce qu'on ne peut pas faire d'autres examens ?
Il sourit.
- Bon, j'ai l'habitude de dire que rien n'est jamais sûr à 100 % … Les marges d'erreur sont faibles mais…

Elle se lève.

- Non, ce ne sera pas la peine.
- Ce qu'il faut c'est réagir vite.
Elle lui tend la main, tout en récupérant son sac sur la chaise.
- Oui, je vais essayer de réagir. Je vous remercie beaucoup, docteur.

Elle n'a pas envie de rentrer, de retrouver Vincent.
Ce qu'elle a envie, c'est passer quelques jours à la campagne, dans la maison de ses grands-parents. C'est un petit paradis terrestre, coupé du reste du monde. Tout un mois, peut-être plus, dans la maison de son enfance, des étés de son enfance…

" Donne-moi du feu "
La pièce, déjà mal éclairée, est noyée dans la fumée des cigarettes. Il y a beaucoup de monde dans un espace minuscule, cela crée une intimité anxieuse. Un type en survêtement passe près de lui. Djamel n'a jamais vu son visage pourtant quelque chose en lui lui est familier.
Amed, le chef, parle peu mais tout le monde essaye de connaître son avis.
C'est un petit trapu avec des lunettes à double foyer.
Djamel l'a déjà vu, deux ou trois fois, une fois c'était là-bas. Il était venu encadrer un "exercice de préparation." C'est le langage militaire, un peu froid, qu'ils utilisent. En fait, il était là pour expliquer la meilleure manière de tuer un homme avec ses mains.
Djamel se rappellera toujours de son calme et de sa manière simple d'expliquer les choses.
Lui et l'homme en survêtement discutent à voix basse dans un coin de la pièce.
Amed parle peu. Il hoche la tête de temps en temps, pour approuver ce que l'autre est entrain de lui dire.
Au bout d'un moment ils se séparent.
L'homme en survêtement sort de la pièce tandis qu'Amed se dirige vers un fauteuil vide, près de celui où est assis Djamel. Amed s'assoit.
Un homme qui se tenait debout, de l'autre coté, s'approche de lui.
Ils se mettent à parler mais Djamel ne parvient pas à comprendre ce qu'ils se disent.
A vrai dire il n'écoute pas. Depuis quelques temps il se sent un peu en dehors de tout. Un drôle de sentiment, comme une gêne, une incapacité à s'intéresser vraiment à ce qui l'entoure. Ca a commencé là-bas, le jour de son départ, à l'aéroport.
Malgré tout il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Il doit faire ce qu'il a à faire, c'est tout.
Il se sent prêt. Ils peuvent lui faire confiance.
C'est pour ça qu'il a passé un an là-bas. Pour apprendre maîtriser ses émotions.

Tout à l'heure, dans un quart d'heure, peut-être plus, ils vont le prendre à part.
Ils vont lui rappeler, pour la dernière fois, ce qu'il devra faire.
Le reste, tout le reste, ça ne le concerne pas…


C'est un après midi maussade, éclairé par un maigre soleil d'hiver.
Alexandre est assis sur un banc du Luxembourg, seul. Il a quitté son travail plus tôt que prévu et il a fait un détour par Gibert, pour acheter un disque.
Il est assis sur un banc, donc, et autour de lui il sent le monde exister.
C'est la première fois depuis longtemps qu'il se sent aussi bien présent.

La clé tourne dans la serrure, clac.
Un bruit sec, la porte s'ouvre et les murs de son appartement l'entourent de leurs bras protecteurs. Rien n'a bougé depuis le matin. La tasse de café vide, l'assiette, sur la table basse du salon.
Il passe dans la chambre, retire son manteau. Trois messages sur le répondeur. Un ami d'enfance, Julien, l'invite à son anniversaire.
Il retourne au salon.
Il remonte le store et va sur la terrasse.
Au loin, le Sacré-Cœur ressemble à quelque génie rassurant, impassible dans le soleil couchant.
Il pose le CD qu'il vient d'acheter sur le plateau. Les premières pulsations de Safe from Harm font vibrer doucement la pièce.
Tout à l'heure, en sortant de Gibert, il a hésité devant une vitrine à cause d'un superbe blouson en cuir. 3000 F quand même. Malgré tout il va toucher une prime à la fin du mois. En plus pourquoi se priver d'un plaisir quand on en a les moyens ? Bien sûr…
Dans la rue, dans le métro, il n'a pas cessé d'y penser jusqu'à maintenant.
Un sentiment de culpabilité énorme l'a retenu d'acheter le blouson.
Mais il faut se défaire du sentiment de culpabilité, à tout prix. Tous ces trucs qui ne servent à rien, qui nous empêchent de vivre et d'être heureux.
Demain, en sortant du boulot, il ira acheter le blouson.

" Passe me voir"
Alexandre se retourne.
C'était la voix de Richard Taillefer, le chef des ressources humaines.
Richard Taillefer a trente-deux ans et tout le monde l'appelle Richard, c'est plus cool. Il n'y a aucune hiérarchie de façade ici, tout le monde travaille.
Richard le fait entrer.
- Assieds-toi.
Son bureau est vaste et clair. Beaucoup plus vaste que celui d'Alexandre.
- Tu veux un café ?
Non ?
Il y a des problèmes en ce moment…
Richard est brusque, nerveux.
- La branche multimédia se casse la gueule…
Comme Alex le sait, tout marche au ralenti depuis le début de l'année.
Richard lui annonce qu'il est viré parce qu'il y a eu trop d'investissements l'année dernière et que son poste n'est plus rentable. Ils ne peuvent pas faire autrement. Il peut comprendre, non ?.
Alexandre comprend très bien. Ce qui compte, à ce moment, c'est de garder une attitude digne, hyper professionnelle.
- Tu n'auras aucun mal à te recaser, assure Richard. Tu as fait un très bon boulot ici.
Ils échangent une poignée de main franche, en se regardant dans les yeux.
- A demain.
Il n'était pas le dernier arrivé pourtant.




Il n'y a que Dieu qui a le droit de me juger.

- Dieu veut que tu sois heureux, Djamel.

Ils sont debout, devant la porte d'entrée de l'appartement de Rachid..

- Non, Dieu veut que je sois fort pour lui.
- Mais Dieu ce n'est pas la haine, Djamel. Dieu c'est l'amour. C'est l'ouverture aux autres. J'ai l'impression qu'il n'y a plus que de la haine en toi.
- Dieu veut que je lui donne des preuves …
Il s'arrête, comme si une idée brusque le traversait.
- Mon père voulait que je sois quelqu'un ?
Alors, il va pas être déçu.
Tu vas y penser à ce que je te dis… Tu vas y penser longtemps.
Il est pressé de partir. Rachid le regarde monter dans l'ascenseur.
En refermant la porte de son appartement, une sensation étrange l'envahit, la sensation d'être devenu léger, léger comme un ballon porté par les airs.
Jamais il n'aurait pensé pouvoir contenir tant de vide.
Il tourne le verrou, par habitude, et retourne se plonger dans la lecture d'Averroës.



Les portes automatiques qui claquent, le pas saccadé de la foule, l'écho des rames engouffrées dans les tunnels. Tout ça fait partie de la réalité. Une réalité brute, métallique. Pourtant rien qui ne soit tout à fait sûr, tout à fait intangible. Toute cette ferraille, aussi armée qu'elle soit, aussi dure, est menacée de s'évaporer à tout instant d'un seul coup, comme un rêve.
Djamel monte à la station Châtelet. Il porte un sac de voyage en cuir qui le gêne pour marcher. Le sac est
lourd mais il essaye d'avoir l'air à l'aise, détendu.
Dans la rame, il regarde les gens.
Fatigués, exploités, rackettés, trompés, drogués, humiliés, pressés, motivés, conditionnés.
Comment peuvent-ils encore avoir la force et surtout l'envie de continuer à marcher ?
La peur, sans doute, d'avoir à avouer la plus petite trace de faiblesse.
Devant lui, il y a un homme d'une soixantaine d'années, l'air grave, qui joue avec les touches de son téléphone portable. Il a un horrible bouton au coin de la lèvre. Une tâche jaunâtre, grosse comme une pièce de dix centimes.
De l'autre côté, sur un strapontin, une jeune femme en robe bleue a le regard perdu dans le vide. Elle a un livre ouvert posé sur les genoux.
Il a l'idée étrange, tout d'un coup, que le métro ressemble à un reflet cocasse du monde d'en haut. D'un côté, il y a ceux qui vont d'un point à un autre, tout naturellement, et puis il y a les autres, ceux qui ne se rendent nulle part. Lui, au moins, il sait où il va.
Il fourre discrètement le sac de voyage sous la banquette et se lève.
Il est 17h30.
Il descend à la station Cité.


"C'est un pétard."
La détonation, sourde, a claqué à ses oreilles mais c’est le souffle qui le saisit en premier.
En un quart de seconde Alexandre se retrouve assis par terre, hébété, la respiration coupée net par le choc. Durant quelques instants un silence bizarre se fait. Puis une voix parvient à ses oreilles .
" C’est un pétard " dit une femme à ses cotés.
Peu à peu une odeur âcre se répand.

A l’autre bout du quai, les portes de la rame qui vient d’entrer s’ouvrent, laissant échapper un nuage de fumée dense, comme de la brume. Quelques silhouettes titubantes émergent lentement. Un homme portant un attaché-case marche vers lui comme un somnambule. Il a le visage et la chemise couverts de sang. Un peu plus loin, une femme au visage ensanglanté, criblé d ‘éclats de verre, hurle agenouillée par terre.
C’est le moment de l’agitation.
Les gens se précipitent vers les issues, certains tentant de remonter les escaliers mécaniques à contre-sens.
Une femme serrant son enfants dans ses bras essaye de se frayer un passage au milieu de la foule. Un grand type hagard, incapable de s’orienter, demande pardon à chaque personne qui le bouscule. De temps en temps il est secoué d’un rire nerveux.
Alexandre se relève et vient se plaquer contre le mur.
Ca a duré cinq ou dix minutes tout au plus. Ensuite les secours sont arrivés.
Un pompier a pris Alexandre sur ses épaules et l'a emmené vers la sortie.
La fureur est retombée peu à peu, laissant place à un certain trouble.
Tout est redevenu progressivement normal.

Un peu plus tard, Alexandre est assis à la terrasse d'un café, avec un ami.
- C'était horrible. Les gens couraient partout, y avait de la fumée…
- Aux infos ils ont dit que la bombe était programmée pour péter à l'intérieur du tunnel. T'imagines le massacre…

Il commande un deuxième demi

- Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?
- Je vais prendre des vacances. Une semaine ou dix jours…
Dès que je rentre je me remue. Ca fait trop longtemps que j'ai envie d'être mon propre patron. Je crois que c'est le moment…
Il avale une gorgée de bière.
- Quand même, la vie tient à peu de chose…
Son ami approuve en hochant la tête.
- Ca, tu peux le dire.
Le garçon s'est approché de leur table. Il a fini sa journée. Il vient encaisser l'addition.


Vincent marche jusque chez lui. Lentement.
Il n'y a absolument rien qui l'oblige à se dépêcher.
Rien qui le pousse non plus à s'attarder dans la rue.
Il y a un bar à poivrots, rue Réaumur, qu'il connaît bien. Il pourrait y passer quelques heures. L'idée l'effleure de passer le reste de la journée à picoler.
Peut-être toute la nuit.
Le souvenir des ivresses passées le transporte, les après-midi blafards, apathiques, pleins de rêves inassouvis, de frissons. Les avachissements brumeux. Champagne, vins secs, liqueurs… L'âcreté des cigarettes.
Toute une époque d'oisiveté bénie, de spleen, pleine de cette torpeur inquiète qui marque la fin de l'adolescence.
Il marche le long des berges de la Seine, il y a bien longtemps, avec une femme qui ressemble au fantôme de Laura. Ils ont passé le week-end à boire et à se déchirer.
Ils marchent en silence et le froid leur contracte le corps.
Il a oublié ce qu'ils ont fait après…


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