10/12/2002 - Alexandre Millon
Le château de Poupignies
Pierre-Martial Doutrelemont, un châtelain désargenté vivait seul, depuis trop longtemps. Cest dit.
Nous étions un vendredi soir, et comme ça lui arrivait de plus en plus souvent, Pierre-Martial marchait dans les couloirs de sa demeure, tout en parlant à voix haute, comme le ferait un guide accompagné dun groupe de visiteurs fantômes.
Pierre-Martial avait décidé douvrir au public, dès dimanche prochain, les portes de son petit château.
Cétait la première fois quil acceptait des touristes.
La toiture était à refaire, largent manquait, aussi Pierre-Martial avait prit cette sage décision. Il envisageait de faire le guide lui-même. Étant seul, il navait pas le choix. Payer du personnel, il nen avait plus les moyens. Résigné à ne pas vendre le reste du patrimoine. Pierre-Martial répétait son texte à haute voix :
" Dans le siège dune seigneurie, la terre de Poupignies fut acquise en 1736 par Gobert de Sambreville, gouverneur provincial. Á lorigine, le château était flanqué dun donjon et entouré de fossés. Il fut aménagé, ensuite modernisé en 1777. Le donjon a disparu et sa base talutée visible dans les caves, ainsi quune chambre du rez-de-chaussée témoignent encore aujourdhui de ces états anciens. Passée aux mains de la famille de Vanaudenarde, par succession féminine en 1799, la propriété fit lobjet de plusieurs aménagements. Le magnifique parc à la portugaise, fut commandité par Melchior de Vanaudenarde décédé à Lisbonne, en octobre 1835.
Un document de 1834, soit un an avant la mort du Comte Melchior de Vanaudenarde, et signé par larchitecte Achille Detambel fait état dhonoraires, à raison de deux mille francs, facture qui na pas été exécutée, relative à linstallation dune fontaine au château, commandée par feu monsieur le Comte Melchior de Vanaudenarde.
Lépouse de ce dernier, la très jeune comtesse Léontine Decroly-de Vanaudenarde fut dans limpossibilité de payer larchitecte Detambel. Car la somme était énorme et à la mesure du gigantisme de la fontaine. Son défunt mari, Melchior de Vanaudenarde, menant grand train de vie et vivant au-dessus de ses moyens.
Monsieur larchitecte Detambel fut dédommagé, par un système de troc, notamment sur la concession de terres cultivables, jusque là gérées en métairie.
Le superbe parc que lon peut admirer aujourdhui résulte dune vaste et longue campagne de transformation et de reconstruction qui débuta peu après le mariage, en 1838, de madame Léontine de Croly (veuve Melchior de Vanaudenarde) avec monsieur le comte Norbet Doutrelemont.
Le détail des travaux conduits, conjointement semble-t-il, par larchitecte paysagiste Bruno Pineda et larchitecte Achille Detambel nous est connu avec précision grâce aux plans, relevés et états des architectes étayés par factures dartisans, dentreprises et de fournisseurs, ainsi que par les agendas tenus quotidiennement par Norbert Doutrelemont.
En avril 1840, la façade Nord de lancien château est restaurée, ainsi que les grandes écuries. Lassèchement et remblayage partiel des fossés entourant le château, la plantation de 660 arbres de futaie.
Sous lère Doutrelemont le château de Poupignies vit alors son heure de prospérité. Principalement grâce à lélevage des chevaux de race. Le comte Norbert Doutrelemont étant reconnu pour être lun des meilleurs éleveurs de purs sangs dEurope occidentale.
Linventaire des arbres remarquables plantés par ordre de Norbert Doutrelemont comptabilise encore 68 splendides sujets, tous classés (chênes, hêtres et tilleuls que vous pouvez admirer autour du château).
Létang actuel fut aménagé à loccasion de la naissance de leur premier enfant, en octobre 1842, le comte Gustave Doutrelemont, qui plus tard fera construire et dirigera la plus importante verrerie de la région. Au second étage, sont exposées, les plus belles pièces des maîtres verriers collectionnées part mon arrière-grand-père, Gustave Doutrelemont ".
Pierre-Martial Doutrelemont était psychologiquement prêt à recevoir les visiteurs, il était allé dans le parc pour fermer la grille principale. Lété prochain, lannexe sud, transformée en deux chambres dhôtes allaient le tirer daffaire financièrement. La toiture tiendrait bien jusque-là, si une nouvelle tempête ne sévissait pas encore.
Il se préparait une soirée au coin du feu. Avec une bouteille de Sauternes et quelques extraits de champignons hallucinogènes. Á 48 ans, il était peut-être seul, mais comblé par des plaisirs simples et le charme dun cadre de vie aussi admirable, bien quexigeant de lourds sacrifices existentiels. Lentretien du château de Poupignies étant un vrai sacerdoce, une réelle profession de foi.
Cest en rentrant chez lui quil avait croisé un chat noir. Un gros matou sauvage qui lui avait fait peur en surgissant dun fourré. Quelques instants plus tard, le feu crépitait dans lâtre de la cheminée et Pierre-Martial relisait Rimbaud, son auteur fétiche. Halluciné par le vin, le feu, et par les mots dun poème daté du 15 août 1870, intitulé Les réparties de Nina :
Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions.
Ayant de lair plein la narine,
Aux frais rayons.
Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet damour
Et cest à ce moment-là, quune femme est apparue au bas de lescalier. Près du tableau qui représentait la Chapelle expiatoire (un monument de Paris construit sur lemplacement primitif des sépultures de Louis XVI et de Marie-Antoinette). Linconnue était trempée. Une pluie brève et brutale venait de tomber.
Elle sétait promenée dans les alentours du château. Cétait une femme blonde, la bonne trentaine, les joues rougies par le froid. Ce nétait pas une beauté à couper le souffle, mais elle avait quelque chose qui retenait lattention, son sourire, peut-être. Elle avait été piégée dans le parc après la fermeture de la grille. Elle avait glissé sur des feuilles mortes et ses vêtements étaient torchés deau et dargile. Elle riait.
Pierre-Martial lui avait proposé un verre de Sauternes. Et après une bonne douche chaude. Pendant que ses vêtements séchaient, elle était apparue en peignoir blanc, dans le salon où lisait, au coin du feu, Pierre-Martial, qui restait songeur face aux similitudes entre la scène quil vivait et le poème :
De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir les chairs :
Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à lair ce bleu qui cerne
Ton grand il noir,
Leur conversation avait filé dans leur ciel, comme une bonne étoile. Linconnue lui avait demandé de lui réciter le poème. Et Pierre-Martial sétait fait un plaisir de le lire dune voix douce :
Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :
Riant à moi, brutal divresse,
Qui te prendrais
Comme cela, - la belle tresse,
Oh ! qui boirais
Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur,
Ils échangèrent un regard (de concupiscence, dirons-nous) quArthur Rimbaud aurait probablement approuvé dun bref claquement de main, comme un jeu fou.
Nous savons que dans un vieux couple, la pérennisation dune liaison ne tarde pas à imposer quelques figures imposées. Les premières curiosités satisfaites, on se limite à un petit nombre de positions où chacun trouve son avantage. Les choix sorientent selon les goûts des uns et des autres, certaines dames préférant ce que dautres détestent, mais, si on en croit les statistiques, il existe les incontournables.
Mais Pierre-Martial navait pas envie de batifoler dans le lit froid de la chambre. Et cest sur la grande table (celle où sa mère avait accouché, comme lavait fait sa grand-mère) que linconnue fut invitée à lâcher prise.
Cétait donc une table solide. Linconnue aux joues rougies y était étendue sur le dos, les fesses au ras bord, les cuisses ouvertes et les pieds au ciel. Pierre-Martial, debout et bien calé sur ses jambes légèrement fléchies. Il entrait en elle avec le sincère respect qui le caractérise, et quil avait en toutes choses. Mais il y allait sans trop dhésitations. Le ventre, et le cul ayant été si aimablement, et si commodément présentés.
Entre deux souffles, Pierre-Martial récitait de mémoire la suite du poème :
Au rose, églantier qui tembête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
A ton amant
On raconte que certains Taoistes savent se maintenir en érection des heures durant, et néjaculer quà lexact moment quils ont choisi, mais Pierre-Martial était déjà content davoir tenu, honorablement, jusquà la fin du long poème de Rimbaud, quil soufflait lentement, par bribes savoureuses :
.Puis, comme une petite morte,
Le cur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
Lil mi-fermé
Je te porterais dans ta bouche ;
Jirais pressant
Ton corps, comme un enfant quon couche
Ivre de sang
Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlant la langue franche
Tiens !- que tu sais
Linconnue ne semblait avoir eu aucune difficulté à avoir son lâcher prise. Pierre-Martial se voyait même clairement encouragé à tambouriner avec davantage dopiniâtreté. Ce quil avait fait, avec enthousiasme. Mais Pierre-Martial nen perdait pas pour autant le nord du poème, et cest le souffle coupé quil étrangla les derniers vers quil avait pu prononcer distinctement :
Et ça sentira le laitage
Dans lair du soir ;
Ça sentira létable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine dun lent rythme dhaleine
Et de grands os
Tu viendras, tu viendras, je taime !
Ce sera beau.
Tu viendras, nest-ce pas, et même
Pierre-Martial venait de consommer les derniers extraits de champignons hallucinogènes et la bouteille de Sauternes était vide. Le feu, presque éteint, réclamait de nouvelles bûches à brûler. Et Pierre-Martial ne savait plus où il en était. Sur la table il ny avait quun livre de cuisine. Une page retenue par un signet. Des recettes à propos de la courge. Une cucurbitacée comestible, dont les espèces les plus connues sont le pastèque, le potiron, le giraumon, le patisson, et bien sûr, la citrouille, et son monde de fées.
© Alexandre Millon
Publications :
La ligne blanche, roman, à lEmbarcadère, Luc Pire (Bruxelles), en 2001. Mer calme à peu agitée, roman, à paraître chez le dilettante, Paris, en janvier 2003.
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