12/02/2003 - Salomon Sufu
Juste un Pois

Des ballons à blagues ou des perroquets en boule. Du sirop de lapin en gélule ou un glaçon qui fond dans le coca. Une abeille qui a perdu ses ailes ou une chenille sans corps. Une huître qui vomit son estomac ou un chien qui glisse. Un réverbère dans la nuit ou un chat fatigué. Une poule tombée dans la boue ou un tourniquet qui va trop vite.

Le damier jaune avec ses portées de grains de café peut faire rire. Surtout si l'on se trouve du côté opposé à la cuisinière et qu'on s'ennuie à mourir, qu'on n'a rien d'autre à faire.
Rien ne cuit, rien ne cuissotte, rien ne fristouille. Tout est parfaitement calme dans la cuisine et un grain de café qui aurait voulu s'extraire de la nappe canari pour découvrir le vaste monde aurait été repéré en moins de temps qu'il ne vous a fallu pour lire cette phrase.

Jérémy est accoudé à la table de la cuisine. Il tente désespérément de terminer sa grille de mots croisés. Mais comme vous êtes curieux et moi très malin, voici les mots qu'il lui manque : citron ; mémento ; guigne ; pois. Ne riez pas. Il ne faut pas se moquer de lui. Vous, vous m'aviez alors c'était un peu facile. Tandis que Jérémy, toujours accoudé devant sa grille, il se ronge les ongles tout seul, il tourne les définitions dans tous les sens en passant une langue rose.

Et puis, là où vous êtes en train de le lire de travers en conduisant votre plateau-repas, là où vous tentez de le déchiffrer une centaine de fois lorsque le train écrase un crocodile, Jérémy, lui, il risque plus que de s'ennuyer. Il risque son repas. Et quel repas !

Oui. Quel repas ? Ça, personne ne peut vous le dire parce que sur la cuisinière, rien ne cuit, rien ne cuissotte, rien ne fristouille. Rien du tout : les taques sont froides et les casseroles alignées en rang d'oignon près de l'ail dans l'archelle.
Tout de même, la maman de Jérémy, seule, sait.

Notez, elle ne sait pas grand-chose ou, pour être plus précis et moins péjoratif : elle sait qu'il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, quand bien même cette hypothétique cavité serait divisée par dix : des quenottes. Mais ce n'est pas ça l'important. L'important c'est que Jérémy avale sa géométrie, sa géographie, son histoire. Ça, ça nourrit vraiment son homme. Même si c'est encore un enfant. Ça le gonfle et l'envoie au plafond des érudits comme une montgolfière en chaleur. Et puis, le week-end, on improvise des problèmes avec le robinet de la baignoire qui ne goutte pas comme il faudrait ou bien si maman a dégotté un vieux journal, on en fait les mots croisés au crayon. Puis on gomme et on recommence. Jérémy, le week-end, après les cours, c'est un vrai puit de vocabulaire.

Et puis, plus tard, vomissant tranquillement son savoir, assis confortablement dans sa chaire, il pourrait manger ce qui lui passerait par la tête. Et ses connaissances infinies lui permettraient alors d'avoir plein de choses qui lui passeraient par la tête, plein de choses exotiques que la cuisine de maman n'a jamais vues. Même pas dans les magazines de chez le coiffeur.

Jérémy a trouvé « citron » !

Maman observe son fils noter son mot avec tendresse. Elle essaie de pleurer un peu. En cachette de son mari. Ainsi, elle a de l'eau propre et du sel : il suffit d'un cul de navet ou d'une fane de pissenlit et elle fait de la soupe et tout le monde est heureux.

Mais aujourd'hui, ça ne vient pas. Bien malgré elle : elle s'est planté les ongles dans le fessier, rageusement ; elle a marché sur le gravier brûlant de l'allée du garage. Rien n'y a fait. Elle a songé des heures durant à la mort de sa mère, à la facture d'électricité, à la bouteille de kirsch vide. Pas moyen. Pas de soupe aujourd'hui.

Tout ce qu'il y a à manger dans le réfrigérateur c'est...

Jérémy a trouvé « mémento » ! Il est très fort !...

Vous ne lui avez pas soufflé à l'oreille, n'est-ce pas ?... Sinon vous feriez de la peine à maman. Non, pas cette bonne grosse peine qui fait les chouettes soupes, mais cette peine stérile et sèche qui cerne les yeux, cette peine de sentir que les arithmétiques s'envolent sans qu'on puisse les retenir, que les mots tombent au fond des océans avec un poids bien lourd accroché à la jambe. Jérémy doit y arriver seul sinon, cela ne sert à rien. Cette histoire s'arrête bien avant qu'il ne passe ses examens et vous n'y serez plus pour l'aider en chuchotant les réponses. Vous y serez encore moins lorsque Jérémy, mais c'est évidemment encore hypothétique, entrera en chaire. Il faut encore qu'il grandisse, que le temps fasse son travail.

Maman s'est levée, elle regarde par la fenêtre. Juste au centre de l'éclat de verre manquant, il y a une mobylette qui approche. Elle pétarade et ça remplit les oreilles. Maman se dit qu'il y a plein de choses qui remplissent plein de choses dans le monde entier. Ça la rend triste ça, elle qui a tant de mal à remplir la marmite.

Une larme se prépare, elle vient, elle roule lentement. Vite : tourner le dos à Jérémy, prendre une petite tasse dans l'armoire...lààà... la mobylette s'est garée juste devant la porte : c'est le papa de Jérémy, le mari de sa maman. Celle-ci renifle : il ne faut pas qu'il la voie pleurer ! La poignée de la porte tourne, maman sursaute, la tasse chute...
Bleng !

Jérémy a trouvé « guigne ».

C'est peut-être dû au sursaut de peur provoqué par le bruit. Ou à l'entrée de papa. Ou à son estomac qui tire sur ses méninges pour se remplir par défaut. Ou encore par votre train qui vient de dérailler. Peut-être un peu de tout ça.

- Alors ! Qu'est-ce qu'il y a à manger ? s'écrie une grosse voix. Tiens ! Rien ne cuit, rien ne cuissotte, rien ne fristouille ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Papa sent la sueur des chantiers, le goudron : c'est papa. Maman se frotte les mains en les tordant un peu trop dans l'essuie de vaisselle. Jérémy est plus que jamais emprisonné derrière sa grille. Les grains de café s'aplatissent. La cuisine attend.

- Tout ce qu'il y a à manger dans le réfrigérateur, c'est...

Papa regarde autour de lui. Il n'y a rien d'extraordinaire dans la cuisine : la peinture qui s'écaille sur les murs ; le bac du géranium qu'on engraisse pour Noël ; une salopette à repriser qui traîne sur le dos d'une chaise ; la vitre par laquelle vous le regardez (mais lui, il n'est pas assez attentif pour vous voir car il revient du chantier et il est fatigué). Son regard revient sur maman qui est toute petite et arrive à peine à se hisser sur ladite chaise.

- Je r'viens du chantier, j'ai travaillé dur pour vous deux et y a rien à manger ?

Jérémy cherche toujours. Il regarde sa maman toute petite et son papa si grand et se demande s'il ne pourrait pas l'aider. Juste une fois. Sa petite voix énonce consciencieusement :

- « dans notre cosse, nous sommes à l'étroit »...

Papa a arrêté de parler et regarde fixement Jérémy.

- De quoi qu'tu parles, fiston ?
- C'est une définition.
- Tu n'as pas faim, toi ?
- Si mais je dois d'abord finir ça.
- Et pourquoi donc ?
- Parce qu'un jour, je voudrais être en chaire.
- Comme Pinocchio, hein ?
- Non, comme un gros.
- Ça, sûrement pas.

Les grains de café ont fait une farandole et dansent sur la nappe canari qui sifflote pour les accompagner. Jérémy repose son cahier de mots et monte sur la table. Là-haut, il est aussi-grand-que-papa-aussi-petit-que-maman. La différence, c'est la table : c'est mathématique et ça le fait rire d'y avoir pensé.

Après tout, quand il sera bien en chaire, il ne pourra peut-être plus rire. Pourtant, ça fait passer le temps. Et puis, ça fait d'une salopette sale un océan déchaîné. Des ballons à blagues ou des perroquets en boule. Du sirop de lapin en gélule ou un glaçon qui fond dans le coca. Une abeille qui a perdu ses ailes ou une chenille sans corps. Une huître qui vomit son estomac ou un chien qui glisse. Un réverbère dans la nuit ou un chat fatigué. Une poule tombée dans la boue ou un tourniquet qui va trop vite. Un repas dans le frigo ou un estomac ballonné. Un mot croisé à la poubelle ou une larme de maman qui roule. Ça fait d'un petit pois des planètes entières.

Y'a des pois qui font des trous dans le dos des princesses, vous le saviez ça ?

Oh... Jérémy a trouvé... c'est « pois »... !


Mons, le 21 août 2001


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