14/02/2003 - Gilles Béreszynski
L’immortalité

Depuis que je suis ici-bas, j’ai vu et vécu plus de choses qu’aucun autre n’aurait pu voir et vivre. J’ai vu la création, la procréation, la progression et la destruction. J’ai vu la vie faire des ravages, et la mort apaiser bien des souffrances. J’ai vu les temps de guerre et les temps de paix ; j’ai vu le perpétuel affrontement des Lumières sur les Ténèbres. J’ai vu des inventions qui n’auraient jamais dû exister, et d’autres qui n’ont pas survécu. Et surtout, j’ai senti la Vie me poignarder dans le dos, enfonçant sa longue lame chaude et terriblement aiguisée entre mes omoplates. J’ai senti la Vie me déchirer au plus profond de mon âme. Et j’ai vu la Mort me tourner le dos, guérissant mes blessures et infectant mon esprit.

Je suis né il y a si longtemps que je ne m’en rappelle plus. Ma naissance est obscure. C’est incroyable ! Ma mort est un souvenir mais ma naissance, mon enfance et tout ce qui s’est déroulé avant ce jour, reste un mystère. Mes souvenirs remontent à ma mort ; du moins, à ma première mort. Cet événement est très clair dans ma tête. C’est limpide et d’une précision extraordinaire. Je suis mort d’un coup de dague en plein cœur. Je ressens encore la douleur de ce corps étranger déchirant mes tissus et fracassant mes côtes. Des bandits de grands chemins avaient attaqué la diligence dans laquelle ma famille et moi-même nous nous trouvions. Je ne me rappelle pas la date exacte. Mais peu importe, car le temps c’est autre chose que les dates. Le temps est rythmé par les événements.

Nous étions en pleine forêt dans une diligence qui nous ramenait chez nous. Nous faisions parti de la haute bourgeoisie, car seuls les riches pouvaient se permettre de voyager en diligence. Les bandits tirèrent de l’arbalète sur le cocher ainsi que sur le garde assis à ses côtés. Très vite, ils encerclèrent la carriole et nous forcèrent à sortir. J’étais jeune à cette époque. Je devais avoir une dizaine d’années tout au plus. Ils prirent les valises et les bijoux. Ils violèrent ma mère et décapitèrent mon père.
Quant à moi, ils jouèrent d’abord en me bousculant puis en me frappant. Lorsqu’ils furent lassés, ils me pendirent haut et court avec les jupons de ma mère, maculés de son sang. Ils m’enfoncèrent une dague en plein cœur pour s’assurer que jamais je ne puisse me relever. Ils me laissèrent pour mort. Peut-être l’étais-je vraiment.

Je ne sais combien de temps il s’écoula jusqu'à ce qu’un vieil ermite, passant par là, vienne me détacher. Sa main légèrement humidifiée sentit ma faible respiration. Il enterra à bout de force ma famille, le garde et le cocher. Les bandits avaient volé les chevaux et toutes les richesses.

Le vieil ermite me soigna mais mourut peu de temps après mon miraculeux rétablissement. Je n’avais guère plus de dix ans et pourtant, la mort semblait déjà être mon quotidien. Je fus recueilli par des moines qui m’élevèrent sans grandes ambitions, me faisant subir régulièrement les outrages sexuels qu’infligent les moines pédophiles. Je suis resté dans cette mission environ cinq ans.

N’y tenant plus, un soir, je m’enfuis loin du pensionnat, loin de tout ce que je connaissais. Ma vie était plus que détestable. N’ayant plus de famille, pas d’amis, une éducation bâclée et aucun gîte, je me réfugiais dans un petit village de province. À cette époque, à quinze ans, j’étais déjà un homme et tout ce que j’avais vécu m’avait endurci le corps et l’esprit. Le maréchal-ferrant du village me prit sous son aile et me logea. C’était un brave homme. En échange, je travaillais pour lui. J’aidais aussi à la culture des champs ainsi qu’à la construction de quelques bâtisses.

Je me rappelle qu’un jour, je me promenais dans la forêt et j’entendis de petits cris derrière un bosquet. Je me suis approché. Un homme tenait une femme par les poignets contre un arbre. La femme était bâillonnée et l’homme se frottait à elle. Le souvenir de ma mère, à terre, une main contre sa bouche, la robe relevée et un homme s’agitant au-dessus d’elle, me revint à l’esprit.
Les larmes que versait ma mère, me regardant pendant que les bandits me forçaient à être spectateur de l’ignoble scène, coulèrent dans les méandres de mon esprit. Une rage qui m’était devenue familière m’envahit. Je bondis sur l’homme. L’effet de surprise me permit de prendre le dessus. Je me ruais sur lui, l’assenant de coups. Je ne sais combien de coups je lui avais porté mais mes phalanges me faisaient mal et son visage était affreusement ensanglanté.

La fille s’était appuyée contre un arbre. Je m’approchais doucement. Je voulus lui enlever le bâillon mais mes mains tremblantes ne trouvaient le noeud. Ce fut certainement la meilleure action de ma vie et cette femme était la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Ce fut aussi l’une de mes dernières étincelles d’humanité.

À partir de cet instant, Élisabeth fut tout pour moi ; ma complice, mon amie, ma confidente, mon amante et ma femme. La vie me l’avait donnée et la vie me la reprit. La peste ravagea le village tout entier et tout dut être brûlé pour éradiquer le fléau. Mon Élisabeth était partie.

Je pris alors conscience devant les hautes flammes purificatrices que la mort était là, autour de moi. Elle ne m’attaquait jamais, pas une maladie, pas une blessure n’était assez coriace pour me tuer. Je guérissais de tout. La mort m’épargnait, certes, mais exterminait mon entourage. Elle m’accompagnait partout où j’allais et jamais je n’arrivais à la semer. Elle me cherchait et me testait à plusieurs reprises.

La seconde fois où j’ai failli mourir, j’avais, je pense, aux alentours de vingt-cinq ans. La vie ne m’apportant rien de bon, je m’étais lancé dans le banditisme. J’étais, plus exactement, voleur de chevaux. La dernière prise était une prise de trop et on me pendit devant une populace déchaînée et ragoûtante. Là encore, on me laissa pour mort au bout de cette corde. Le gibier de potence était ma destinée. Cela me faisait bizarre d’être pendu pour la seconde fois. Les dieux ne devaient vraiment pas m’aimer pour me laisser en vie. Dès lors, je pris goût au danger. Je me sentais fort et j’étais invincible. Combien de fois fus-je pendu, égorgé, fusillé... ?

Je voyageais beaucoup à cette époque. Il m’était même arrivé une fois de me faire brûler comme sorcier. Les flammes ne me consumaient pas. Elles me semblaient fraîches au toucher. Lorsque tout le bûcher fut en cendre et qu’il ne restait que moi, debout, intact et libre, tout le monde se réfugia dans leurs misérables paillotes tout en brandissant leurs fourches et implorant le Seigneur de sauver leurs âmes. Je dus alors partir loin de cette contrée afin d’échapper aux foules dévastatrices en colère.

Plus le temps passait, moins la vieillesse m’atteignait. Je connus le temps de la Révolution française ainsi que la Conquête de l’Ouest américain. Nombreux furent les affrontements aux revolvers et les duels d’épées. Je n’avais crainte de perdre. Je mourais et la minute suivante, je vivais. Je mourais puis la vie venait me repêcher tel un saumon remontant le cours d’eau. Pourtant, j’eus de plus en plus de mal à trouver le sommeil. Je me réveillais chaque nuit, en âge, tremblant de peur à l’idée de ne pas mourir.
Depuis plusieurs siècles d’immortalité, je me demandais seulement maintenant pourquoi je ne décédais pas. Était-ce une bénédiction ou une malédiction ? Quand allais-je mourir ? Pourquoi moi ? Tant de questions auxquelles je n’avais pas la moindre réponse. Je savais que les réponses demandaient du temps. Mais depuis ma première mort, certaines d’entre elles auraient dû venir.
Je me promenais dans le temps avec cette infatigable incertitude en tête et toutes mes questions. Voir quelqu’un naître et voir ce quelqu’un mourir des années après, n’a rien de si étrange quand on sait ce qu’est mourir.

J’arrivais à l’époque de la première guerre mondiale. Et là tout changea. Voir des peuples entiers s’exterminer sans pouvoir intervenir alors que je possédais un tel don, me donnait envie de vomir, telle une maladie qui me rongeait de l’intérieur. J’avais passé ma vie à voler, à tricher, mentir, braquer, à faire le mal.
Et puis le souvenir de cette bonne action dans la forêt, le souvenir de cette énergie que je déployais en sauvant Élisabeth, cette force et ce contentement d’avoir bien agit, me revinrent à l’esprit. Si je ne trouvais pas les réponses c’était parce que je ne posais pas les bonnes questions. Je ne cherchais pas où il fallait. Mais à cet instant, j’avais enfin trouvé une réponse. Il m’avait fallu trois cents ans pour trouver une réponse. Quel était mon but ?

Rien de plus simple ! : Aider les autres et faire en sorte que le monde se porte bien. Ma première mort, aussi anonyme avait-elle été, était en réalité un cadeau au monde. En y repensant, peut-être était-ce trop ambitieux... Je ne sais pas. Mais puisque la mort ne voulait pas de moi, je n’avais cas la provoquer en la contrant et en combattant par la même occasion les vices du monde. Je devins en quelque sorte, ce que l’on appelle, un champion.

Entre les deux guerres mondiales, j’appris le maniement des armes blanches avec les plus grands experts de l’époque, les arts martiaux défensifs et offensifs au Japon, en Chine et au Brésil. Un sniper russe m’apprit le maniement du fusil à lunette durant la seconde guerre mondiale. Je suivais l’actualité scientifique de l’époque, j’appris à parler six langues vivantes et deux langues mortes. Je parfaisais jour après jour mon corps et mon esprit grâce à une motivation et une volonté sans faille. Je m’initiais à différentes philosophies. Je cherchais toujours des réponses.

À la fin de la seconde guerre mondiale, je rencontrais, par le plus grand des hasards, une belle secrétaire allemande qui était au service d’un général. Un type qui, pendant sa courte et misérable vie, avait commis plus de crimes que moi qui avais vécu plusieurs siècles. Sous ses ordres, des centaines de milliers de personnes furent tués, brûlés ou gazés.

Sa secrétaire s’appelait Eva, comme la femme d’Hitler. Peut-être était-ce un signe annonciateur. Elle avait de grands yeux bleus et une épaisse chevelure blonde ondulée. Ses jambes étaient longues et fines. Son teint blanc et ses lèvres légèrement rosées, cachaient en réalité une vraie furie.

Je dois reconnaître que c’est une période de ma vie que j’ai apprécié d’un point de vue sexuel. Eva en connaissait plus sur le sexe que toutes les autres femmes qui l’avaient précédée dans mon lit. Chaque soir, ma couche était un vrai spectacle avec des numéros allant du masochisme le plus primitif aux prouesses sexuels les plus folles. Le Kama-Sutra n’avait pas de secrets pour elle. Malheureusement, elle était une secrétaire allemande réfugiée en Angleterre sous un faux nom.

Elle n’en partageait pas moins les idées néo-nazies de son ex patron. Et lorsque les services secrets britanniques découvrirent sa véritable identité, ils l’emmenèrent en pleine nuit en m’assommant. J’étais immortel et pourtant on pouvait m’assommer. Quelle ironie !

L’immortalité n’est pas le plus grand bien fut ma seconde réponse. Je fis les recherches nécessaires pour la retrouver mais je ne le revis plus jamais. Je l’aimais malgré ses idéologies extrémistes. Je ne me faisais pas d’illusions sur son sort. Elle avait dû souffrir avant de mourir étouffée ou droguée, nue sur une chaise, dans une salle obscure et vide, une lumière dans les yeux. Peut-être était-ce le revers de la médaille. Ma vie n’était faite que de suppositions. Je ne savais rien de ce qui se déroulait dans ce monde. Mais la mort m’avait repris Eva.

Je me réfugiais dans l’étude de l’histoire, des sciences et de tout ce qui me permettait de mieux comprendre le monde. Mais comment le comprendre lorsque celui-ci est en perpétuel mouvement ?!. Je luttais simultanément contre le banditisme et contre l’ignorance.

Chaque nuit, les petits criminels de New York commettaient leurs méfaits. Au commencement, je les neutralisais, puis ma rage reprit le dessus et elle me poussa à aller plus loin dans les actes. La sagesse que j’avais acquise ne me sauvait pas de cette haine grandissante qui m’habitait. Et ce fut la seconde fois que je replongeais dans les ténèbres.

Pour vaincre, mon corps devenait l’arme, et ma devise : tuer pour ne pas être tué. Mon immortalité me rendait physiquement puissant mais m’affaiblissait mentalement. Les autres réponses ne venaient pas. J’en avais besoin, il me les fallait. Je me mis à étudier les mythes et les mythologies, les sciences occultes, les légendes et les religions. Les réponses y étaient peut-être.

J’approfondissais mes recherches et intensifiais mes patrouilles ; qui, au début étaient nocturnes puis à la fin diurnes. Je mutilais atrocement mes victimes sans jamais les tuer pour qu’elles se souviennent de moi. « Ce qui ne tue pas rend plus fort ». Je n’étais plus qu’une puissance, une énergie destructrice pour les Hommes tout en voulant les protéger. Je devenais sans cesse plus fort que la veille et plus acharné. Jamais de ma vie je n’avais tué mais les Ténèbres m’envahissaient.

Je devins l’instrument du mal. Cette immortalité me rendait fou. La vie est un perpétuel combat entre le Bien et le Mal ; et j’en étais l’exemple. J’avais sauvé pas mal de gens, et dans ma tête il devenait légitime que le droit de tuer m'appartenait. Je pouvais décider « qui doit vivre et qui doit mourir ». Jusqu’au jour où je franchis cette limite, ce point de non-retour : tuer. J’ai tué un innocent cette nuit-là. En quatre cents ans d’existence je n’avais jamais tué. J’avais tué un innocent, un type qui n’avait rien fait de mal.

Dans une ruelle, un homme volait un gamin après l’avoir chahuté. Je me suis jeté dessus et je l’ai assommé. Un autre homme venait de derrière moi. Je me suis retournais, croyant qu’il était complice du malfrat. Il tenait un tesson de bouteille tranchant. Je l’ai rué de coups jusqu'à ce qu’il tombe sur la chaussée. Le petit garçon se jeta sur l’homme étendu. C’était son père qui venait défendre son fils. Il avait succombé à la violence des coups et il était mort devant son garçon.

J’étais tellement aveuglé par la haine et par la vengeance que je ne lui avais même pas laissé le temps de se justifier. J’étais pétrifié. Je revoyais mon père, dans la forêt, qui suppliait les malfaiteurs de nous laisser en vie. En réponse il fut décapité. On ne lui avait laissé aucune chance. La violence m’avait rendu aveugle et insouciant. Rousseau avait raison en pensant que Dieu lui disait : « Je t’ai fait trop faible pour sortir du gouffre, car je t’ai fait assez fort pour ne pas y tomber ». Pourtant, j’y étais quand même tombé et j’étais dans l’incapacité de m’en sortir. Le sang d’un innocent avait coulé ce soir-là. Et comme les larmes de ma mère, ce même sang coula dans les méandres de mon esprit torturé. Il m’avait fallu en arriver là pour prendre conscience que l’immortalité, je n’en voulais plus.

J’ai vu trop de gens mourir, trop de choses honteuses et trop de peine. A cette question pourquoi moi ? La célèbre phrase d’Epictète y répond : « Dans la vie, il y a des choses qui dépendent de nous, et d‘autres qui n’en dépendent pas ». Ce fut là ma dernière réponse. Ce soir-là, prés de ce corps ensanglanté, les yeux pleins de larmes, j’eus une once de lucidité, une lueur d’espoir, la seule certitude de ma vie : j’étais déjà mort. En haut de cet arbre, il y a plus de quatre cents ans, mon âme s’était envolée, laissant derrière elle le corps vide d’un gamin de dix ans.

En rentrant chez moi, je traversais l’avenue principale. Une voiture brûla un feu rouge. La voiture patina, il pleuvait. Elle me renversa. Je tombais lourdement sur le macadam froid et humide. J’avais mal partout. L’ambulance arriva très vite. La foule s’agitait autour de moi. Des lumières aveuglantes m’éblouissaient. Le temps passait. Je sentais passer le temps. Je n’avais plus mal nulle part. Un petit son, d’abord régulier puis de plus en plus saccadé, me faisait l’effet d’une valse. Ce son d’une telle beauté résonnait dans ma tête. Ma vue devint trouble et les choses devinrent des formes, puis les formes devinrent des ombres. Je me sentais bien. Je ne m’étais jamais senti aussi bien de toute mon existence.
Quant soudain, ce grand œil, cet œil omniprésent, cette pupille géante me dévisage. Quelle beauté, cet iris scintillant ! Il m’est familier. Où l’avais-je vu ? Oui, je m’en rappelle maintenant. Je l’ai vu il y a bien longtemps... J’avais dix ans. La première fois que je suis mort, je l’ai vu. Mais lui ne me voyait pas. Il ne me regardait pas. Je m’en rappelle maintenant. À chaque fois que je suis mort, il y avait cet œil. Jamais il ne m’a regardé. Mais à cet instant, il me fixait et me contemplait. Cet œil énorme scrutait mon esprit. Mes souvenirs me quittent, je n’arrive plus à bouger ni à respirer. Quelle étrange sensation ! Quel bonheur... !
... Je meurs !


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