16/02/2003 - Georges Viguier
Enfin la liberté ! - Part 1

Nina s’était réveillée de nombreuses fois, hantée par la crainte de ne pas entendre la sonnerie se son réveil matin. Cette nuit cyclothymique ne fut qu’enchaînement de rêves absurdes et d'insomnies obsessionnelles ; lacis indescriptible de félicités et d'angoisses passant, sans transition ni discernement, de l'optimisme béat à la déréliction la plus grande. Elle se voyait tour à tour victime de maladies incurables ou bien la cible d'une machination judiciaire ou encore déchiquetée dans un crash aérien. Au gré de ses pulsions intimes, Nina était Aphrodite au jardin des plaisirs en quête d'Adonis, prête à tous les débordements sexuels pour assouvir ses irrépressibles désirs. Le rêve suivant la transportait nue au milieu d'une foule immense et immobile, empêchée de fuir ou se cacher, tous les regards convergeant vers le bas de son ventre, cauchemar récurrent qui hantait souvent ses nuits d'angoisses.
Une série de bips la fit sortir de son apathie.

— Déjà cinq heures ! Il faut que je me lève.

C’est précisément à cette heure si matinale qu’elle aurait aimé dormir tout son content. Une fin de nuit pénible et personne pour l’encourager, l'aider, la soutenir. Nina voulait profiter de la douceur de son lit quelques instants de plus.

— Encore un instant sinon je vais être en retard…

Le temps s'écoula sans épaisseur, sans vraiment de réalité, là où la conscience encore endormie hésite entre le songe et la réalité, quand soudainement Nina se redressa brutalement sur son lit, brusquerie qui ne dérangea pas son mari bien trop appliqué à dormir du sommeil du juste. Compter sur lui était impensable, lui qui était devenu indifférent à tout, à elle, aux enfants, à la vie de famille, à sa profession même qu'il n'exerçait plus depuis de nombreux mois. Un insatisfait chronique, un paresseux lymphatique et alcoolique qui lui pourrissait la vie. Ce matin-là ne laissait pas le temps à Nina de se plaindre. Il fallait qu'elle regagne l'aéroport au plus vite.

— Je suis en retard. Vite !

Elle se doucha, trop froid, trop chaud, à l’image de sa nuit, ne déjeuna pas tant elle était fatiguée de cette mauvaise nuit. Elle s’habilla à la hâte, filant son collant en tirant dessus trop rageusement, comme on casse un lacet de chaussure dans la précipitation, pour peu que les chaussures fussent la cause principale de nos impérities et de nos exaspérations. Sa veste d’uniforme était froissée, le chat l'avait trouvée vraiment confortable avec ses odeurs délicieuses, celles de Nina. En grattant ses puces il y avait laissé quelques touffes de poils bien ancrées dans le textile. Elle chercha ses clés de voiture, finit par les trouver dans le réfrigérateur par hasard en voulant boire un verre de lait.

— Quel est l'idiot qui a rangé mes clés dans le frigo ? Ça fait plus d’une heure que je les cherche !

Nina referma violemment la porte dans un bruit de verre cassé et de liquides renversés. Elle prit le parti d'ignorer les dégâts, les laissa à Roger, espérant qu’il s’en aperçoive d'ailleurs. Le chat se frottait aux douces jambes de Nina, miaulant avec vigueur pour réclamer sa gamelle.

— Je n'ai pas le temps de m'occuper de toi. Tu demanderas aux enfants.

C'était le chat de la famille. Un chat bien planqué dans une maison agréable et pleine de coussins moelleux, une maîtresse qui sentait bon et des gamins qui ne le martyrisaient pas de trop, sauf la petite dernière qui lui tirait parfois la queue, une gamine qui faisait des caprices pour un rien passant le plus clair de son temps à geindre.

Contrariée par ces petits contretemps, Nina partit avec la nausée et un petit mal de ventre, un peu inquiète mais aussi très exaltée par cette nouvelle vie qui commençait ce matin, Tout ce qui l'attendait, ce qu'elle allait découvrir. Etre en retard le premier jour n’était pas admissible. Il y aurait les remarques de ses chefs sur sa ponctualité. Voyant tout en noir, elle s’imaginait déjà être au chômage, renvoyée pour faute professionnelle. Il fallait qu’elle trouve une excuse valable à son retard, un bouchon ou un accident, une panne de voiture ?

— Quelle idiote je suis, ça commence mal !

Il faisait encore nuit et personne sur l’autoroute. Nina roulait vite, très vite, cent cinquante kilomètres heure peut-être quand un sanglier ou un gros chien traversa devant elle. Elle n’eut pas le temps de freiner, entendit un bruit mat, puis plus rien. La voiture n’avait pas dévié sa trajectoire d’un centimètre. Elle eut très peur, se sentit mal à l’aise. Il fallait qu'elle s’arrête, le temps de retrouver ses esprits, se calmer. Imaginer l’animal écrasé, le ventre éclaté, les intestins à l’air la dégoûtait.

— Je n'ai pas le temps de m’apitoyer sur le sort de cette bestiole.

Elle prit sur elle, se calma, retrouva un peu de sérénité, puis accéléra de nouveau, fit quelques appels de phares en direction d’un poids lourd qui roulait à cheval sur deux voies.

— Mais qu'est-ce qu'il fiche celui-là au milieu de la route ? Allez, pousse-toi !

Nina écrasa l’accélérateur, dépassa le camion en faisant hurler le « six cylindres » du coupé BM. Roger avait des goûts de luxe. Cette voiture était bien trop chère pour eux. D'ailleurs elle n'aimait pas le genre frime si peu pratique, acheté à crédit, des traites bien trop élevées pour un ménage qui vivait en partie grâce aux indemnités du chômage. Roger qui ne retrouvait pas de travail ou qui ne voulait pas en trouver. Elle aurait préféré un monospace, plus adapté à la famille, et surtout plus économique. Les kilomètres défilaient rapidement, le carburant aussi.

Mieux réveillée, Nina avait maintenant envie d’un bon café. La faim lui déclenchait des gargouillements incongrus. Les nouvelles sur « France Inter », toujours les mêmes, depuis la veille. Les guerres au moyen orient, la corruption des hommes politiques en France, la mafia italienne aux prises avec la justice, la Chine et les affaires avec les Américains, les grèves de la SNCF, la polémique journalistico-littéraire autour du livre de Houelbec, « Les particules élémentaires ». Elle avait aimé ce roman, pas vraiment une lecture facile en période de déprime. Elle se rappelait certains passages épouvantables à donner d'abominables cauchemars.
Ce livre l’avait marquée plus qu’elle ne l’aurait voulu, peut-être à cause de son sens aigu de la réalité qui s'en dégageait, sans complaisance ni fard, la société tout entière en prenait pour son grade.
Un peu de pub, suivi d'une chanteuse genre fille à papa, magnat du show business, une voix sans voix, sans charme, sans intérêt. C’était la pique du jour, la radio débitait son flot de paroles et musiques sans vraiment qu'elle y prête attention. La météo.

— Beau temps sur toute la France.

Puis une émission genre « People » sur la libido des femmes après dix années de mariage, des témoignages téléphoniques de mères de famille, d'employées de bureau, de passantes, tout cela à une heure si matinale. C'était du très mauvais, trop complaisant. Nina changea de canal. Elle aussi était mère de famille et trouvait sa vie ordinaire, sans fantaisie. Elle aussi avait une libido qui s'étiolait avec toutes ces années de vie conjugale, elle qui n’avait jamais connu qu’un seul homme, mari qui ne s'intéressait plus à elle. Elle aurait bien aimé vivre autre chose, avoir d'autres aventures, envisager l’amour différemment qu’en terme de conjugalités convenues où les rapports sexuels trop sporadiques n'étaient plus qu'un problème d'hygiène à résoudre, dénués de fantaisie, de passion et d'amour. Roger l’avait trompée à plusieurs reprises, elle en était convaincue mais n’en avait aucune preuve. Elle se sentait piégée, leurrée, bernée, si crédule qu'elle était. Il avait abusé de son innocence, de ses sentiments, elle qui avait eu en lui une confiance aveugle, du moins au début de leur mariage.

— Enfin la sortie !

Nina s'engouffra dans le parking réservé au personnel. Elle avait le ventre complètement noué par un trac grandissant, depuis des semaines qu'elle attendait cet instant, qu'elle n'avait cessé de penser à ce nouveau job, à ces voyages si lointains. Tout se précipitait, semblait irréel, si improbable. Sa vie allait être différente, très bouleversée par tant de contraintes, d'emploi du temps. Faire de nouvelles connaissances, de nouveaux collègues, des habitudes à changer aussi. Seul point noir à cette nouvelle vie, l'éloignement de ses enfants qu'elle adorait par-dessus tout et qu'elle voulait rendre heureux quel qu'en soit le prix à payer.

Il y avait eu le stage, pas un vrai travail, une formation bâclée parce que trop coûteuse, un ou deux vols de courte durée, pour la journée et sur les lignes intérieures. C’était maintenant le baptême du feu, imminent, impossible de reculer. Elle avait une belle trouille. Plus le temps de se poser des questions, se demander si la décision qu'elle avait prise était la bonne en acceptant ce boulot. Elle n'avait plus le choix. Une opportunité inespérée aussi pour une femme de trente cinq ans, une chance qui ne se représenterait plus de si tôt, job mal payé mais en travaillant dur Nina pourra gravir des échelons, améliorer son salaire. Il y avait tant de filles qui auraient pris ce boulot pour moins que ça. Et puis revenir dans la vie active, la vraie vie, c'était sa bouffée d'air frais, c'était oublier tous ses tracas, les soucis du quotidien, les charges familiales si pesantes qu’elle devait assumer seule depuis trop longtemps. Nina n'avait plus ressenti depuis longtemps tant d'exaltation en si peu de temps, si jubilatoire, presque un bonheur d'enfant à l'approche des fêtes de Noël.

Arrivée sur place, elle en profiterait pour tout visiter, les musées, les monuments, déambuler dans les rues sans but, au gré de sa fantaisie, curieuse de tout. Faire du shopping à son rythme. Elle profiterait de cette liberté enfin retrouvée pour se laisser guider uniquement par ses envies. Dès son arrivée, elle prendrait le temps de revivre, de respirer, Elle contacterait Wu et ses collègues de vol, elles iraient ensemble voir la ville extérieure, déguster cette cuisine si réputée. Elle se souvient d'y avoir goûté dans les petits restos de la rue aux Chalons, derrière la gare de Lyon hélas maintenant disparus. On y servait des menus très honorables pour des prix dérisoires. Il fallait éviter les endroits à touristes, les restaurants pour occidentaux désabusés et trop gras, là où l'on vous sert de la nourriture insipide, conventionnelle, sans surprise. Elle irait dans les maisons de thé si pittoresques dont elle avait tant entendu parler. Le guide touristique recommandait les marchés nocturnes. C'était un spectacle à ne pas manquer, une foire permanente jusqu’à des heures tardives. On y trouvait de tout, tout pouvait y être acheté, consommé, vu, dégusté, goûté. Elle rapporterait quelques souvenirs pour ses enfants et peut-être un instrument pour Roger.

— Et puis, non. Il n'aura rien.
— Que dis-tu ? .

Nina sursauta. Elle avait parlé seule et se sentait prise en faute.

— Rien, Non, excusez-moi. Je parlais toute seule. C'est stupide, non ?
— Ce n’est que de rien. Moi aussi je parle seule quand pas d’ami. Jamais vu sur la compagnie. Tu es nouvelle ?
— Oui ! Mais je…
— Comment est ton nom ?

Impossible de donner un âge à cette fille. Elle avait une physionomie étonnante qui lui rappelait un peu celle de ces femmes asiatiques peintes sur des meubles laqués, figures emblématiques de l'extrême orient. L'ovale de son visage touchait la perfection. Elle avait des yeux effilés en amande légèrement bridés noir intense, une peau très fine presque diaphane d'un blanc ivoire magnifique, des lèvres rouge vermillon aux lignes parfaitement bien dessinées et des chevaux noirs de jais plongeant au creux de ses reins. Elle était petite mais admirablement bien proportionnée, incontestablement belle et séduisante. Ses fautes de langage plaisaient à Nina. Elle garda le silence, l'hôtesse insista.

— Je m'appelle Wu Dan Hun Lian. Et toi ?
— Nina. Nina Charles.
— Charles c'est joli prénom.
— Charles est mon nom de famille. C'est Nina mon prénom.
— Excuse-moi Nina. Es-tu nouvelle ?
— Oui, je commence ce matin
— Soit courage ! Nous faire travail ensemble, j'aiderai toi. Tu comptes sur moi. Je suis heureuse de faire ta connaissance. Tu m'appelles Wu, tu prononces « Who » comme en anglais. Mon nom signifie Coquette servante au visage peint de couleurs vives.

Wu émit un petit rire retenu, presque une caricature de cinéma japonais des années cinquante. L'attitude, la spontanéité de la jeune femme déroutaient Nina.

— Tu ne connais pas le commandant. Je conseille porter Breakfast à lui. Toi faire bien voir de lui. Mieux pour carrière.

Nina trouva la suggestion acceptable. Toutes deux préparèrent un plateau avec du café, des croissants et un jus d'orange pressé. Nina traversa une grande partie de l'appareil, entra dans la cabine de pilotage sans frapper.
Sans se retourner, le commandant dit sur un ton de fausse amabilité.

— Je vous en pris, entrez donc !
— Bonjour Commandant, où poser plateau de vous ? Euh, pardon, où dois-je poser votre plateau Co-Commandant ?

Comme une imbécile, Nina s'était mise à parler comme Wu. Elle se trouva parfaitement idiote, rougit. Le commandant eut une légère contraction de visage, fit des yeux ronds d’étonnement, interrogateurs et réprobateurs, la dévisagea sans la moindre amabilité.

— Où avez-vous appris à parler français ? Posez-le ici !

D'un signe de tête, il désigna la tablette du navigant puis retourna à ses instruments de bord sans un remerciement, sans un regard pour elle. Le trouble de Nina augmentait. Pour une première approche c'était complètement raté. Elle passait pour une demeurée. Elle avait de plus en plus mal au ventre, certainement des petits tracas féminins sans importance. Nina avait oublié ce petit inconvénient. Il fallait qu’elle retourne au galet des hôtesses, faire un brin de toilette, se changer au plus vite avant l’arrivée des passagers. Il était hors de question de montrer le moindre désordre. En se retournant, elle fit un geste maladroit et renversa la tasse de café sur la veste du commandant. D'un bon, il se leva, fit front, se planta à trente centimètres du visage de Nina, puis hurla d'une manière très saccadée.

— Nettoyez cette merde et retournez à votre travail. Que je ne vous revoie plus de tout le vol ! Bordel de dieu de pompe à merde, dit-il en martelant chaque syllabe.
— Oui. Euh, je ne voulais pas commandant, je suis...

L’homme écumait de rage.

— Vous êtes une vraie conne, Épargnez-moi s'il vous plait vos excuses spécieuses .

Estomaquée par tant de grossièreté, Nina ne put articuler un mot, resta plantée devant lui, la bouche pendante. Elle tremblait de tous ses membres. Elle en aurait pleuré de dépit. Ça commençait mal, pour un premier contact ! Ce type était odieux, certainement un démon, un tyran dans le travail. Elle voulut nettoyer la veste du commandant, l'autre se rebiffa.

— Foutez-moi la paix une fois pour toutes, je ne veux plus vous voir dans MON poste de pilotage. Vous n'êtes qu'une empotée, une poufiasse de prisunic. Sortez et faites votre travail correctement sinon je vous flanque un rapport de merde dont vous vous souviendrez ! .

Jamais Nina n’eut à affronter une telle colère. Quelle douche froide ! Extrêmement contrariée, elle quitta la cabine. Elle avait les larmes aux yeux. Elle se demandait aussi ce que pouvaient signifier des excuses spécieuses. Elle croisa un stew qu'elle avait aperçu lors de sa formation. Tout le monde l'appelait Bill à cause de ses cheveux blancs et hirsutes.

— Nina ! Je ne savais pas que vous étiez sur ce vol. Quelque chose ne va pas. Vous ne vous sentez pas bien. Vous avez froid ?
— Non ! Je sors du poste de pilotage.

Nina lui expliqua sa maladresse puis la terrible colère du commandant qui en suivit.

— Lui ! Bof, ce n'est rien. Ne t'en fais pas. C'est un mec bien. C'est vrai qu'il est un peu rustre et pas toujours facile mais je préfère voyager avec lui plutôt qu'avec un autre. Je t'assure, je me sens en sécurité. C'est peut-être le meilleur pilote de la compagnie. Evidemment, c'est un type assez rustique, tu viens de l’apprendre à tes dépens. Tu auras tout oublié dans quelques heures.
Nina répliqua.

— M’insulter de la sorte. Me traiter d’empotée, de, de…. Quel mufle !
— Oui c'est à peu près ça. C’est un vrai mufle. Ses colères sont légendaires. Tu es remontée contre lui. Va prendre un peu l'air, calme-toi, et reviens dans une demi-heure avec un beau sourire, tu en auras besoin quand le service commencera. Nous partirons vers neuf heures, il y a un peu de retard ce matin. Je te remplace un moment en cabine. Au fait ! Je voulais te demander pour la grève de ce week-end, tu es des nôtres ? Et puis ce serait bien si tu venais nous rejoindre pendant l’escale. On se connaît presque tous dans l'équipage. On sort ensemble pendant les rotations. Seule dans ce pays de tordus, tu vas te perdre. Tous les Chinois sont des commerçants doublés de fieffés voleurs, avec ton profil de petite occidentale bon chic bon genre, tu te feras avoir à tous les coins de rue. L'uniforme te va bien. Tu es très jolie..!
—  Non ! Vous n'allez pas commencer sur ce chapitre ! Vous voulez me draguer ou quoi ?

Bill n’échappait pas à la médiocrité trop facile des hommes en quête d’aventures rapides. Ce jeu grossier de la séduction n’avait aucune prise sur Nina. La grève, elle ne savait pas. Les problèmes de syndicat ne l'intéressaient pas vraiment et puis la scène avec le commandant l’avait épuisée. Il ne fallait plus qu’elle se fasse remarquer, sous aucun prétexte. En se dirigeant vers le sas avant, Nina tomba nez à nez avec le Commandant. Son visage était redevenu normal, imperturbable, pas un mot sur sa maladresse comme si rien n’avait eu lieu. Il lui sourit même.

— Alors, ça va mieux ?
— Oui, oui, je vous remercie Commandant.
— Dites-moi. A quelle heure vous servirez les repas ? J'ai une de ces faims de loup mon p'tit canard. Dit-il au grand étonnement de Nina.

Nina retourna au galet, se changea rapidement, quitta l’appareil, prit le temps de passer au Duty-free, histoire de marcher un peu, se détendre retrouver son calme, enfin boire un café crème, manger un croissant et foin de son régime, elle avait faim, très faim. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pris un café au comptoir.
Elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce voyage, certes un travail fatigant et qui ne lui laisserait pas une minute de repos mais quel changement dans sa vie ! Il fallait que tout soit prêt avant le décollage, le service commencerait par l'accueil des passagers puis leur placement, les aider à ranger leurs bagages dans les racks, enfin appliquer les consignes de sécurité. Elle aurait à faire les gestes de sécurité qu'elle avait répétés des dizaines de fois, pantomime devenue presque un rite et que personne ne regardait plus. Attendre le décollage. Elle avait passé son enfance à se dire qu'un jour elle serait hôtesse et c’est aujourd’hui. Nina ressentait une grande satisfaction, elle réalisait son rêve de jeune fille.

Quelques heures passées en la compagnie de Wu les avaient rapprochées. Elles sympathisaient l'une pour l'autre, s'aidant mutuellement. Wu était de mère sino-indienne et de père japonais. Toutes les deux étaient affectées à la zone centrale. Il n'était plus question de voyages tant les conditions avaient changé en un demi-siècle d'aviation civile. Il s'agissait aujourd’hui de faire du transport de masse avec toutes les servitudes et les corvées que cela comportait. Les passagers trop nombreux étaient en majorité issus des couches populaires de la société, répercussion directe d'une démocratisation des voyages, ce qui avait pour conséquence la disparition des premières classes et la baisse de qualité des prestations et du service à bord.

Les repas servis étaient devenus presque immangeables, une nourriture bas de gamme pour voyages bradés par les agences de voyage des Hypermarchés. En quelques années, le tourisme de masse était devenu la première ressource économique pour les pays pauvres qui ne comptaient plus que sur cette manne inespérée pour les sortir de leur misère endémique, pourvu que les maffieux de la pègre ne viennent pas tout pourrir. Il fallait réceptionner et ranger des centaines de plateaux repas recouverts de plastiques. Tout était en plastique, même l'insipide fromage de hollande qui plaisait tant aux anglo-saxons dépourvus de bon goût et qui constituaient la plus grande partie de la clientèle, numéro un du tourisme international.

Les passagers faisaient une consommation ahurissante de boissons alcoolisées. Certains allaient jusqu’à boire vingt doses de whisky par voyage, sans compter le mauvais vin de Bordeaux qui accompagnait la boustifaille, terme peu élégant et dénué de saveur mais qui était en parfaite adéquation avec la qualité de la nourriture servie. Juste après le décollage, en pleine phase ascensionnelle, quand l'appareil accusait parfois un angle de plus de trente degrés, les hôtesses avaient pour consigne de passer avec les chariots. Ils pesaient très lourd, chargés de paquets de cigarettes, de bouteilles, de bonbons et chocolats, distribuer les journaux, vendre, vendre le plus possible.

En cours de vol, il fallait donner des couvertures à ceux qui voulaient dormir, avec le sourire et gentillesse. Chaque hôtesse avait un poste bien déterminé et quiconque du personnel navigant n'avait de temps à perdre. L'avion ferait escale au Qatar, à Bombay, Hong Kong et enfin Pékin sa destination finale, pas vraiment un vol direct.

Quatre heures de vol s'écoulèrent. Nina se sentait déjà au bout de ses forces. Ses pieds la faisaient souffrir, ses chaussures à talon n’étaient pas vraiment adaptées à la fonction de femme de ménage de l’air, véritable marathon de couloir avec uniforme et sourire commercial. Elle entra dans le galet pour se reposer un instant. Wu était assise sur un coin de table, le visage impassible.

— Je suis vidée, je n'imaginais pas que ce travail était si épuisant.
— Ce n'est que de rien. Tu vas t'habituer. Nina, tu fais quoi à Pékin ?
— Je ne sais pas au juste, dormir certainement. Ensuite j’irai visiter la ville et un peu le pays. Je suis impatiente d’être arrivée.
— Tu pas connaître mon pays ?
— Non, mais j’avais un grand-oncle qui avait vécu une partie de sa vie à Shanghai. Il travaillait pour un comptoir français à la fin du dix-neuvième siècle. Je me souviens de ses récits si enthousiasmants quand il voulait bien nous en parler.

Nina se tait, épuisée par trop d'épreuves en si peu de temps. Elle pensait à son arrivée, un monde composé uniquement de gens à la couleur de peau jaune comme des citrons, dangereux et prêts à tout pour survivre.

— Wu, est-ce que les gens sont violents en Chine ?
— C'est plus moyen age Nina. C'est un pays très moderne. Les villes c’est comme l’Amérique, avec des tours immenses et des avenues aussi larges que les Champs Elysées. Si tu veux, j'accompagne toi dans les bons endroits. Tu parles notre langue. Pour les occidentaux, c'est impossible lire les indications dans la rue. Je pourrais t'aider si tu le veux ? J'aimerais qu'on devienne des amies.

Nina était touchée, surprise aussi par la proposition spontanée de Wu. Elle ne sut quoi répondre, chercha un prétexte acceptable pour différer sa réponse.

— Peut-être, oui, pourquoi pas, cela me ferait très plaisir, donne-moi ton numéro de téléphone, je t'appellerai quand je me serai reposée. Par exemple demain ou après demain. D’accord ?
— Ok ! Nous aller voir beaucoup magnifique shopping ensemble, aller aux musées ou manger cuisine royale. Je passe à l'hôtel de toi. Mon oncle prête la Toyota. Il a beaucoup d'argent. Il importe du Cognac et des vins australiens.


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