16/02/2003 - Philippe Halvick
Grosse déprime

Je venais de tirer la courte paille parmi notre assemblée hebdomadaire des médecins. La guigne ! J’étouffais un soupir. Tous mes collègues m’adressèrent des propos hypocrites de réconfort. Tu parles ! Ils étaient bien contents que cela me tombe dessus. J’aurais fait la même chose si j’avais été à leur place. La quarantaine bien établie, nous étions les rois de la terre et toutes les semaines, nous passions une journée à travailler bénévolement. L’un allait dans les services d’urgence des hôpitaux publiques, un autre dans un des hospices, encore un autre dans un refuge de sans abri. Cela nous donnait à tous bonne conscience et nous permettait de gagner sans remords des salaires mirobolants le reste du temps. Après tout, nous avions accompli nos bonnes œuvres.

On se consolait comme on pouvait. Moi, là, j’avais le cafard, j’avais récupéré la pire des corvées et nous le savions tous. J’allais passer ma journée du lendemain dans un hospice pour vieillards nécessiteux. Cela c’était le terme officiel. Pour moi ce n’était qu’un ramassis de vieilles peaux syphilitiques à deux doigts de crever. La plupart étaient même incapables de se rappeler leur prénom et étaient incontinents. Bonjour l’odeur ! Bah ! Cela me ferait des points de karma et cela me permettrait de me reposer. À force de courir et de passer d’opération en opération, je commençais à montrer des traces de fatigues. Les vieux ne verraient de toute façon pas que je ne me donnais pas à fond. Si un administrateur, lui, s’en apercevait, comme il ne se faisait pas d’illusions sur l’enthousiasme de ses troupes bénévoles, il ne me dirait rien. Il avait trop besoin de notre aide.

De mauvaise humeur je me traînais le matin à mon purgatoire. La journée s’annonçait longue. Je le sentais au propre et au figuré. L’administration m’avait réservé un petit bureau pour effectuer mes consultations. Beurk ! Je le connaissais bien. Le papier peint tombait en lambeau, comme rongé de l’intérieur par une espèce de pourriture invisible. Une odeur de désinfectant n’arrivait pas à cacher l’odeur d’excrément qui flottait dans les couloirs de ce bâtiment. Je ne pouvais même pas prétendre que le personnel faisait preuve de négligence envers moi. Non, tous les bureaux étaient identiques.
Ce n’était pas pour rien que cet « institut » avait soigneusement été installé à l’écart de la ville. Il aurait pu choquer les âmes bien pensantes de notre cité. Il était étrange de constater que jamais il n’était fait mention de ce véritable mouroir dans les œuvres charitables de notre bonne ville. C’était une tare honteuse dont personne ne se vantait. Les infirmiers avaient l’air harassé de fatigue. Ils étaient complètement désabusés de devoir s’occuper des cadavres ambulants qui étaient à leur charge avec presque pas de moyens. Un service comme celui-là n’étant pas médiatique n’attirait pas les subsides des fonds publics.

La mortalité était d’habitude effrayante. Cela n’était pas étonnant vu l’endroit où je me trouvais. Il m’était même arrivé que mes patients locaux meurent en passant la visite médicale. Ils n’avaient aucune retenue ! Ils auraient pu le faire avant, cela m’aurait évité d’avoir à les ausculter… de toute façon, je ne pouvais plus faire grand-chose pour eux. Personne ne m’était tombé raide mort dans les bras pour l’instant. Même dans les autres services, pour une fois, il n’y avait eu aucun décès à déplorer pendant cette journée, du moins jusque-là.

C’était exceptionnel ! Pendant une pause, j’avais appelé un collègue, il m’avait raconté que pour lui aux urgences c’était la même chose. Il y a des périodes comme cela, où on peut penser que la mort fait une pause. J’avais profité de mon coup de fil pour inviter mon confrère à boire un verre ou deux ce soir, histoire de clôturer dans la joie une journée sinistre. Il avait accepté avec joie et il avait promis d’appeler les copains pour battre le rappel.

Je baillais et je souriais à mon bureau. La journée se déroulait mieux qu’elle avait commencé. Dommage que les minutes se traînaient aussi péniblement. J’étais en pleine digestion. J’avais eu droit au repas standard de la cantine. Une choucroute bien lourde et mon estomac luttait pour essayer de l’absorber. J’aurais bien fait une sieste. Courage ! Il ne me restait plus que l’après-midi à faire et je serais libéré… enfin. Cette demi-journée à passer me semblait toujours plus longue que le matin, allez savoir pourquoi. Je baillais de nouveau tant qu’il n’y avait personne dans mon bureau. J’en profitais avant de commencer le patient suivant. Il fallait faire preuve d’un semblant d’intérêt devant eux, même s’ils n’étaient en général plus capables de s’en rendre compte. Je me recomposais mon masque de professionnel bienveillant et j’enfilais une paire de gants antiseptiques propres, avant de faire rentrer le grabataire suivant. Je surveillais du coin de l’œil l’horloge placée stratégiquement. Avec un peu de concentration, j’espérais pouvoir faire accélérer l’écoulement du temps. Je pouvais aussi percevoir les minutes qui défilaient paresseusement en contemplant la lumière du jour qui passait à travers la seule fenêtre de la pièce. Maintenant, elle éclairait le dos de mes patients, comme un cadran solaire, leur ombre s’étalait sur le devant de mon bureau et se déplaçait à mesure que le soleil suivait son périple journalier. Ces pauvres bougres, je leur avais au moins trouvé une utilité ! Je me distrayais comme je pouvais.

Je me raclais la gorge avant de lancer d’une voix assurée un « entrez ». La femme qui pénétra dans le bureau à mon invitation, n’avait de féminin que la robe qu’elle portait et encore ! Un sac poubelle aurait été plus chic que la robe noire fripée informe qu’elle portait. J’aurais pu croire qu’elle s’était déjà mise dans son linceul et qu’elle n’en avait pas changé depuis des années. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. J’en gardais une seconde la bouche ouverte. Comment décrire ma patiente ? J’en restais sans voix, l’air stupide. Mon geste d’accueil stupidement figé devant ce que je voyais. Voûtée, marchant péniblement sur ses jambes arquées, la femme se traîna péniblement jusqu’à la chaise qui se trouvait devant mon bureau. Je ne lui proposais pas mon assistance, tellement j’étais interloqué. Les quelques mètres qu’elle parcourait à une vitesse de limaçon me laissèrent le temps de me remettre et de mieux appréhender l’horreur qui se trouvait devant mes yeux.

Elle avait dû être grande, au moins deux mètres. Maintenant, elle était tellement tassée sur elle-même qu’elle en paraissait bossue et que sa taille ne devait pas dépasser un mètre soixante. Elle avançait la tête baissée. Je ne pouvais pas voir son visage. Il est très rare de constater qu’une femme souffre de calvitie. Celle qui se tenait là, n’avait plus un poil jusqu’au milieu du crâne et elle perdait le reste de ses cheveux par plaques, comme si elle avait la gale, mettant à nu sa peau de couleur ivoire. La maigre chevelure parsemée et échevelée qui lui restait était d’un blanc de cendre et pendait dans le désordre le plus complet jusqu’à sa taille. Au moins, corporellement elle avait l’air d’être propre. Elle n’avait aussi que la peau sur les os. Aucun muscle ne semblait saillir, en revanche, toute son ossature était soulignée. Elle ne devait pas peser plus de vingt kilos, elle ressemblait à une survivante d’un camp de concentration. Stupéfait, je me demandais comment elle arrivait à se déplacer dans cet état.
Il n’y avait même pas un infirmier pour l’aider. Ils auraient au moins pu lui confier un fauteuil roulant. Sur ce coup, ils allaient m’entendre. Il y avait quand même des limites à respecter. C’était un squelette ambulant que j’avais sous les yeux. Elle allait tomber en miettes. Zut ! J’aurais dû prendre un appareil photo. Lorsque je raconterai cela aux copains, jamais ils ne voudront me croire.

Un instant, je crus que mes collègues me faisaient une blague d’un goût douteux, même si je ne comprenais pas l’objectif. Ils en étaient capables. La femme s’assit et leva les yeux sur moi. Je déglutis péniblement. Non, ce n’était pas une blague. C’était vrai. Dans cette tête qui n’était faite que d’os, ce crâne intégral, deux yeux bleu clair pétillaient de vie. A la limite il n’y avait qu’eux de vivants dans ce qui restait de cette pauvre enveloppe corporelle à bout de course. J’étais incapable de juger si dans sa jeunesse elle avait été belle ou non. Il n’y avait presque plus rien d’humain en elle. C’était une caricature.
Quel âge est ce qu’elle pouvait bien avoir ? Elle pouvait bien avoir cinq cents ans, ou cinq mille. Comme elle avait presque l’air momifié, j’étais incapable d’en juger. En tout cas, elle ne pouvait pas avoir moins de cent ans, au bas mot. Maintenant que je me faisais cette réflexion, je me rendis compte qu’elle avait un parfum original par rapport aux autres personnes que j’avais rencontrées. Je n’arrivais pas à me décider si c’était mieux ou non. Son fumet avait un relent de poussière sèche et à la fois de moisissure. J’avais l’impression de sentir quelque chose de très vieux, vraiment comme une momie. En reniflant cela me donnait une image d’un objet éternel, décrépi, mais immuable, traversant les âges.

Elle ouvrit ses lèvres sèches et j’aperçus ses dents. J’aurais dû les appeler plutôt ses maigres chicots. Un être humain a trente-deux dents. Dans le four béant de sa bouche à elle, je ne voyais que six pauvres bouts d’ivoire. Je n’avais pas pu m’empêcher de les compter. Quelle pitié d’en arriver à ce stade de décomposition ! Si on enterrait tout de suite cette pauvre femme, elle ne s’en rendrait même pas compte. Pour calmer mon tremblement nerveux à cette vision d’horreur, je me forçais à croiser les mains sur mon bureau et à me composer une attitude digne.

« Bonjour docteur. »
Sa voix était étonnamment forte et claire par rapport à l’état de décrépitude de son corps.
« Bonjour madame … madame ? Comment vous appelez-vous ? »

J’essayais de détecter le bracelet que les patients devaient porter. Comme ils étaient à un stade où la plupart perdaient les pédales, ils étaient tous « badgés » comme des pigeons voyageurs. La femme ne portait rien au poignet. Elle avait dû le perdre. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’elle se rappelle son nom.
Ses yeux se braquèrent sur moi. Son regard était un puit sans fin. Un frisson me parcourut l’échine. J’avais l’impression qu’elle pouvait voir au tréfonds de mon âme. Je n’allais pas me laisser impressionner par ce vieux débris. Si je lui soufflais dessus elle partirait en miette. Je me raclais la gorge, avant de me pencher sur le plateau du bureau.

« Madame, comment vous appelez-vous ? Pourquoi souhaitiez-vous me voir ? Où avez-vous mal ? »
Elle continuait de me fixer sans parler. Mes paroles devaient lui passer très loin au-dessus de ses pensées.
« Mon nom ? Appelez-moi comme vous voulez… choisissez celui que vous voulez. »
Elle poussa un petit rire triste.
« Tout le monde en utilise un différent… alors un de plus un de moins. Je ne me rappelle même plus si j’en avais un en propre… il y a si longtemps. »
Sa voix s’abîma dans un sanglot. Ouille ! Cela n’allait pas être une cliente facile. Elle me semblait au bord de la dépression. Il me fallait un autre angle d’attaque.
« Où avez-vous mal ? »

Vu sa tête, j’aurais dû plutôt lui demander où est ce qu’elle n’avait pas mal. Je ne voulais pas lui balancer une petite plaisanterie pour détendre l’atmosphère du genre qu’à son âge lorsqu’on se réveillait avec une douleur quelque part cela voulait dire que l’on était encore en vie. Je craignais qu’elle le prenne mal. Je pris la résolution d’éviter diplomatiquement les mots tels qu’existence et vie. La sienne avait l’air si misérable. La vieille femme poussa un long soupir lugubre et réfléchit avant de me répondre.

« Oh ! Je n’ai pas mal physiquement… »
Je hochais affirmativement la tête tout en lui souriant pour l’inciter à continuer à parler. Tout en la regardant, je trouvais ces propos bien étonnants. Ou alors, elle ne sentait vraiment plus rien parce que ses sensations corporelles l’avaient lâché ou bien qu’elle était tellement habituée à la douleur qu’elle n’y faisait plus attention. Dans tous les cas, je ne pouvais pas croire qu’elle n’avait pas de douleurs. Pourquoi serait-elle venue sinon ? Un infirmier me l’avait peut-être envoyée d’office, sans lui demander son avis ? Le personnel avait tendance à traiter leurs patients comme du bétail et à oublier qu’ils étaient encore des êtres humains.

« … seulement … seulement j’en ai assez … je ne supporte plus ce que je fais … »
Sa voix oscillait entre des aigus criards et des chuchotements désespérés. Elle était secouée par de petits sanglots. D’après ce que j’en voyais, de toute façon je ne pourrais pas faire grand-chose pour elle. La médecine a ses limites. Mais, j’étais là aussi pour faire mon numéro. En piste ! Tout ce que je pouvais faire pour cette personne c’était d’essayer de la réconforter, de lui prodiguer des paroles apaisantes, bref d’adoucir ce qu’il pouvait lui rester de temps à passer dans cette vallée de larmes. En piste, j’allais jouer au psychiatre !

« Donc vous ne supportez plus votre … quotidien ? »
« Non ! Je n’en peux plus ! »
« Vous n’avez pas des enfants ou de la famille qui pourraient venir vous rendre visite ? »
Je faisais semblant de noter ses réponses. Comme si en fait, je me souciais d’elle !
Ses pleurs redoublèrent. Et maintenant, je me mettais à faire pleurer les vieillards !
« Non, je n’ai personne. Personne, qui ne tienne à moi … Personne ne m’aime … »
Je soupirais à mon tour. Elle allait finir par réussir à me casser le moral.
« Bon, avant d’aller plus loin, nous allons faire un petit contrôle de routine. Vous voulez bien vous dévêtir ? Je vais contrôler quelques points … »

… Et cela me permettrait de gagner un peu de temps pour savoir comment j’allais mener cette histoire.
D’un air pensif et lascif, elle se mit à ôter sa robe. Ce geste provoqua chez moi un haut le cœur. C’était une parodie totale de féminité que de voir ce spectre faire ce mouvement. Sans l’étoffe protectrice, les ravages que le temps avait apportés à son corps étaient étalés en plein jour. J’avais déjà vu des cadavres en meilleur état. J’avais de plus en plus l’impression de voir un squelette recouvert de lambeaux de chair putréfiée. Sa peau avait l’aspect d’un vieux cuir moisi. Ce qui aurait dû être ses seins ressemblait à des gants de toilettes flasques pendant lamentablement. Toutes ses articulations saillaient démesurément. Toi, ma vieille, tu allais me faire une bonne cure de vitamine. Il n’était pas question que je touche à ce truc, même avec mes gants !

« Euh ! Vous allez faire quelques gestes d’assouplissement ! »
Je lui indiquais en lui montrant l’exemple ce qu’elle devait faire. Sans protester, elle m’imita. À mon corps défendant, je devais reconnaître qu’elle était plus souple que moi ! Mes articulations craquaient lorsque je me baissais, pas les siennes ! J’étais vexé ! Je forçais pour essayer de ne pas être ridicule. Je craignais même d’avoir réussi à ma faire un tour de rein. Je passais l’éponge. Je la complimentais sur sa forme. Elle me fit un horrible sourire de plaisir.

« Merci … ce sont les premières paroles gentilles que l’on me dit depuis si longtemps… »
Sa voix redevenait un peu plus chaude.
« Mais, c‘est vrai ! D’ailleurs, je crois même que je ne vais pas avoir à vous ausculter plus avant … vous pouvez vous rasseoir et nous allons parler un peu de vous. »
Cela m’arrangeait bien ! En soufflant, je me rassis. La petite vieille qui était bien plus leste que je ne l’avais cru se rhabilla en un tour de main. A la limite, autant d’agilité dans un corps aussi délabré était inquiétant.
« Alors, que pouvez-vous me raconter de votre vie ? »
« Je voyage tout le temps. J’ai tellement de travail… »

Elle délirait complètement. Comment pouvait-elle encore être active, alors qu’elle n’était qu’un sac d’os ? Elle avait perdu complètement contact avec la réalité ! Je restais imperturbable. Le simple fait de parler lui faisait un bien fou à cette pauvre dame. En fait, son gros problème c’est qu’elle faisait une grosse déprime.
« Donc, vous voyagez, c’est bien … et vous n’avez pas de fréquentations ? »
« Oh, j’ai beaucoup d’amants, vous savez, mais ils ne restent jamais très longtemps ! D’ailleurs tout le monde passe entre mes bras tôt ou tard ! »
Elle m’avait dit cela sur un air tellement sérieux et presque en minaudant que je faillis éclater de rire. Qui pouvait avoir l’esprit assez tordu pour vouloir sortir avec ce … ce truc ? Il fallait avoir des penchants bizarres… plus que nécrophiles !
Bah ! Ce n’était pas la peine de la contrarier. Elle s’était construit son petit monde où elle était la reine toute puissante. Ce n’était pas la peine de briser ses illusions. Elle ne devait avoir plus que cela pour illuminer ses derniers jours. J’allais lui faire plaisir et rentrer dans son jeu.

« Alors, pourquoi êtes-vous si triste ? Pourquoi vous sentez-vous si mal ? Vous devriez être contente de viv… de faire ce que vous faites, non ? »
J’avais failli dire vivre !
« Depuis que le monde est monde, je fais toujours la même chose. J’en ai assez… Personne n’apprécie mon travail… même si tous ont besoin de moi. »

En parlant, elle s’animait. Elle commençait à se redresser sur son siège. Elle se dépliait. Sa grande taille se révélait dans sa plénitude. Son ombre me recouvrait. Saleté de soleil ! Il commençait à baisser et il allongeait toutes les silhouettes. L’obscurité grandissait. L’ambiance devenait morbide… j’avais l’impression d’être recouvert par l’ombre de la Mort. J’eus un nouveau frisson. Elle était en train de me donner une trouille de tous les diables ! Je ne voulais pas savoir quelle était sa profession. Je craignais trop sa réponse. Elle risquait de me sortir un truc du genre « professionnelle tarifée »… Pouah ! J’allais en avoir des cauchemars de cette conversation !

« Mais, tous les travaux sont utiles … simplement ils ne sont pas tous perçus de la même manière. On a tous des passages à vide. C’est normal, il faut prendre un peu de temps pour souffler avant de retourner le cœur vaillant à l’ouvrage ! »
Je me faisais presque honte de déblatérer de telles banalités. Mais, je n’arrivais pas à trouver autre chose à dire face à elle. Je ne savais pas qui elle avait pu être, mais elle dégageait une aura de majesté, de puissance pure, que j’avais rarement perçue chez âme qui vive. Elle m’écoutait religieusement et son regard flamboyait de plus en plus.

« …Quand un travail vaut la peine d’être fait, cela faut la peine d’être bien fait… c’est ce qui distingue les professionnels des amateurs… Mais il ne faut pas bâcler la tâche… »
Je ne savais même plus ce que je racontais… j’étais passé totalement en pilotage automatique. Je racontais même ma vie pour passer le temps. La dame, elle, était toujours accrochée au moindre de mes mots… Je ne voulais pas savoir ce qu’il se passerait lorsqu’elle se remettrait à parler. Pour repousser le plus possible ce moment, je blablatais tout ce que je pouvais. Je ne comprenais pas pourquoi j’agissais comme cela. C’était une terreur totalement impossible à raisonner, primale, incompréhensible. Je me m’étais à radoter et le pire c’était que je m’en rendais compte. J’étais à bout de souffle. Je pris mon courage à deux mains.

« Bien, je m’aperçois que c’est surtout moi qui ai parlé… »
« Oh ! Ce n’est rien ! Cela m’a fait un bien fou de vous entendre ! Cela m’a remonté le moral… »
Moi, le mien était en chute libre. Le ton de sa voix était presque devenu primesautier. Je ne comprenais pas pourquoi mon sang se glaçait dans mes veines. J’avais l’impression d’être un animal face aux crocs d’un prédateur. J’aurais pourtant dû être content de voir qu’une de mes patientes allait mieux grâce à un peu de mon attention. Quelque part, mon inconscient me titillait et me disait que j’avais fait une grosse bêtise, mais je ne voyais pas du tout en quoi !

La dame se redressa d’un bond de son siège. De surprise je faillis en tomber de mon siège. Même debout, la femme se tenait bien cambrée. Elle déployait toute sa hauteur. Moi, je me sentais tout petit. Ses yeux brûlaient d’un feu inquiétant.
Elle leva les deux bras en signe de victoire. Les ombres du soir me donnèrent l’impression de voir une longue faux qui prolongeait ses membres et s’abattait sur moi. Je claquais des dents, tout en espérant qu’elle ne s’en rende pas compte. Je ne voulais pas attirer trop l’attention de cette … créature sur moi. En étant insignifiant, je pensais échapper à son regard.

« Oui ! Je vais reprendre mon travail ! Vous avez raison ! Ce n’est pas digne de moi de me laisser abattre ! J’ai déjà pris bien du retard dans mon planning ! J’ai trop perdu de temps et ce n’est pas bien ! Après tout, je me moque de l’avis des autres. Je vais reprendre mon labeur et je vais m’y atteler. Merci docteur, vous m’avez montré la voie ! »
Elle se précipita pour me serrer les mains. Son contact, même à travers mes gants, était froid comme la peau d’un serpent. J’étouffais péniblement un mouvement de recul. Je balbutiais que ce n’était pas la peine et que moi aussi je n’avais fait que mon travail. J’avais hâte qu’elle s’en aille. Je lui souris.
« Mais, je ne vous retiens pas, madame, moi aussi j’ai encore du travail. »

Elle me serra encore une fois les mains. Je crus un instant qu’elle allait me prendre dans ses bras, mais au dernier moment elle suspendit son geste. Elle me fit un salut amical et en sautillant elle sortit de la pièce.
Je poussais un ouf de soulagement. La pièce me sembla se remplir de la clarté qui s’était enfuie lors du passage de cette vieille femme. Une infirmière rentra dans la salle.

« Dites donc, celle-là, c’était un sacré numéro ! »
Elle eut l’air surprise.
« Pardon, docteur ? J’étais venu voir si vous n’étiez pas déjà parti. C’était une journée exceptionnelle ! Il n’y a eu aucune demande de consultation depuis le milieu de cet après-midi. Cela fait plus d’une bonne heure ! »
« Et la femme avec qui je viens de passer cet examen ? Vous n’allez pas me dire que vous ne l’aviez pas vu sortir ! Cette espèce de squelette ambulant ? »
Elle me regarda comme si j’avais complètement disjoncté.
« Je n’ai vu personne de ce type ! Je connais les personnes qui sont à ma charge, quand même ! »
« Bon, j’ai dû me tromper … si c’est fini, bien, je m’en vais… »
Je n’insistais pas. Cela n’en valait pas la peine. L’infirmière me salua et nous échangeâmes les hypocrites banalités d’usage, comme quoi c’était un plaisir d’avoir pu aider la communauté et autres scies du même genre. Tout ce que je voulais, c’était sortir de cet endroit au plus vite. Qu’elle croit ce qu’elle veut de moi ! Je sortis comme si je m’enfuyais devant mon ombre.

Rentré chez moi, je pris une bonne douche chaude et je me changeais. Il était plus que temps que j’aille rejoindre les copains à notre bar habituel et que j’oublie cette journée. Avec du recul, je me rendis compte que j’avais paniqué pour rien. Maintenant, je pouvais bien me l’avouer j’avais cru que j’avais eu affaire à la Mort elle-même. Je ris de ma bêtise. J’avais plus que besoin de me changer les idées et de me remonter le moral. Cette nuit, j’allais faire une java d’enfer !
J’échangeais avec mes confrères les détails de nos journées respectives. Avec mon histoire, j’étais le roi de la soirée ! Le moment atroce que j’avais passé valait bien cet instant de triomphe. Je l’avais quand même durement gagné !

Nos réjouissances furent vite gâchées lorsque les bipeurs de ceux qui étaient d’astreinte sonnèrent. Ils durent rejoindre leurs postes respectifs de toute urgence. Il semblait bien que la pause qu’avait faite la Mort ces derniers temps était terminée. Elle s’était remise à la tâche ! Un petit quelque chose, un petit détail, me faisait tiquer. Je m’en occuperai plus tard … après la fête ! Je bus beaucoup trop pour effacer les mauvais souvenirs et je me dépensais comme un fou, en chantant, en dansant et en faisant toutes les idioties qui me passaient par la tête. J’avais trop besoin d’évacuer la tension qui m’avait serré les tripes.

Petit à petit, la nuit avançait et les copains rentrèrent les uns après les autres. Je me retrouvais seul dans notre troquet préféré. Je finis par me faire éjecter doucement, mais fermement, par le patron de l’établissement.

En titubant, je rentrais lentement chez moi. Je ne me rappelais pas que le chemin était aussi sinueux et long. J’avais besoin de m’accrocher de temps en temps à un mur ou à un réverbère. Je n’aurais pas dû faire tant d’excès. Je me sentais mal. Un point de côté fulgurant me transperça le côté. Non ! Je n’étais pas en train de me faire une crise cardiaque ? Pourtant tous les symptômes étaient là. Il ne fallait pas que je me voile la face, j’étais médecin. Je savais que j’étais mal. La douleur était trop fulgurante pour que je reste debout. Je m’assis comme je pus sur le trottoir.

Une ombre se rapprocha de moi. Je levais la tête et j’essayais de la héler pour qu’elle aille chercher du secours. Aucun mot ne parvint à sortir de ma bouche. Je vis la personne sortir de l’ombre et je poussais un faible hoquet de surprise et de terreur. C’était la vieille folle de cet après-midi. Dans la pénombre son allure était encore plus macabre que lorsque je l’avais rencontrée. Une foule de questions se bousculaient dans ma tête. Comment était-elle sortie de l’hospice ? Comment se faisait-il qu’elle m’ait retrouvé ? Pourquoi est ce qu’elle était là ? Qu'est-ce qu’elle me voulait ? Je n’arrivais pas à croire qu’elle pouvait faire son métier ici…

« Bonsoir docteur… »
Sa voix n’avait plus rien d’hésitant. Elle était remplie d’ironie.
« C’est amusant la manière dont on se retrouve… Dire que sans vous, j’aurais tant hésité à reprendre mon labeur. J’étais si déprimée que j’ai même failli tout abandonner… mes responsabilités et tout ce que j’accomplissais. Enfin, vous m’avez fait comprendre mon rôle. Je suis venue vous emmener… drôle de façon de vous récompenser, je le sais mais c’est comme cela. Nul n’a jamais dit que j’étais juste, mais ce n’est pas moi qui décide. Je suis juste l’exécutrice des basses œuvres. »
Cette folle croyait qu’elle était la Mort ! Je ne pouvais pas le croire. Elle s’avança d’un pas décidé vers moi. Ses intentions à mon égard étaient moins que sympathiques. Je le sentais. Je cherchais du regard, n’importe quoi qui puisse me protéger contre elle. Je poussais un ricanement. Elle s’arrêta net, intriguée. Je tendis un doigt vers elle.

« Où… où… est… votre… faux ? »
Elle prit la peine de me sourire. Elle abaissa son visage hâve et creusé à mon niveau.
« Voyons… vous n’allez pas croire à cet archétype complètement dépassé ? »

Son haleine était plus chaude que je ne l’aurais cru. Avec beaucoup de douceur, elle me passa un de ses doigts squelettiques sur la joue. Une nouvelle douleur me transperça le flanc. C’était la pire de toutes celles que j’avais eues. Mais, c’était bizarre, je n’avais plus mal. Sans effort j’arrivais même à me relever. Dire qu’un instant j’avais cru à son baratin de bas étage. Elle me dominait toujours de sa grande taille, mais je n’avais plus peur d’elle. J’étais sûr de ne plus jamais avoir peur d’elle.

« Alors et maintenant, qu'est-ce que vous allez me faire ? »
« Mais c’est déjà fait… Vous êtes passé vous aussi dans mes bras. Je vous l’avais bien dit que tout le monde venait me voir tôt ou tard… »
Elle tendit le doigt derrière moi. Je jetais, suspicieux, un regard. Mon corps était allongé sur le sol… Je ne comprenais pas… j’étais aussi debout.
Elle me saisit la main.
« Allez viens… il est temps d’y aller. »

Sans comprendre, ni faire d’histoire, je la suivis tout en jetant des coups-d’œils perplexes à mon corps que je laissais derrière moi…


FIN


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