19/04/2003 - Gilles Béreszynski
Ne parlez pas aux inconnus

Un jour, un homme est venu me voir, ou plutôt, il est juste venu vers moi dans la rue. Il s'est approché de moi, doucement, d'une démarche élégante et lente. Il était grand, très grand et avait une carrure impressionnante. Il faisait bien sombre ce jour-là. L'homme portait des verres teintés. Les verres ne laissaient pas voir ses yeux. Son allure était, certes, un peu vieillotte mais personne ne faisait attention à lui. On aurait dit que la foule s'écartait pour le laisser passer sans même le voir. Il avait un peu la dégaine d'un acteur avec son grand anorak noir et ses lunettes. Mais cela ne nuisait en rien à son élégance. Au contraire, cela rajoutait un peu plus de mystère.

J'étais assis sur le rebord d'une fontaine en fixant le vide droit devant moi. Le temps était vraiment moche ; le ciel était bleu mais il me semblait faire sombre. À cet instant, je ne m'en souciais guère. Ce n'est qu'en y repensant que finalement les signes précurseurs me paraissaient clairs et flagrants. À cet instant, je n'y prêtais pas attention ; je cherchais du travail mais les entretiens d'embauche ne donnaient rien. Et j'allais me faire expulser de mon appartement dans un peu moins de deux semaines. Où aller ? Que faire ? Perdu dans mes pensées, je ne le voyais même pas venir. Il s'arrêta devant moi. Il faisait de plus en plus sombre au fur et à mesure que passait le temps.

« Auriez-vous du feu, jeune homme ? »

Je sursautais. Ce type étrange m'arracha à mes pensées. De prés, il était très grand, immense. Il semblait faire au moins deux mètres si ce n'était plus. Il avait le pas lourd. Ses talons claquaient sur le bitume.

« Non, je ne fume pas ! »

Peut-être avais-je répondu d'un ton un peu trop austère. Je m'excusais dans la seconde suivante. Après tout, ce type ne demandait que du feu.

« Je vous remercie quand même, jeune homme. » L'homme semblait me contempler mais, je n'aurais pas su dire où allait son regard. La teinture de ses verres était si noire et si inviolable qu'il m'était impossible de voir ses yeux. Je me voyais dans ses verres et une pensée étrange me saisit. Je revoyais ma vie défiler, mes bonnes et mes mauvaises actions. Le bilan fut monstrueux. Je n'avais rien fait de ma vie. J'étais un perdant et j'étais seul. Pas de boulot, dans peu de temps plus de lieu où loger et je me retrouvais seul, tout seul. J'en étais malade.
Malgré mon incapacité à lui donner ce qu'il désirait, l'homme ne bougeait pas. Il me regardait, du moins c'est ce que je croyais. J'allais lui demander pourquoi il restait là mais il me devança :

« Jeune homme, vous semblez bien seul. Vous avez l'air désespéré. »
Cela se voyait tant que ça ?
« Permettez que je me présente ; Mon nom est Lazare. Damien Lazare. » Tout en se présentant il tendit la main. J'hésitais un instant puis décidais de la lui serrer. Après tout, il avait l'air sympathique.
« Moi je m'appelle Franck Brovski. Enchanté !
- « Mais moi de même. »

Sa peau était chaude.
Je ne me rappelle plus de quoi nous avons parlé ; je ne me rappelle même plus si on a parlé ensuite. Il m'invita à boire un verre. Vu où j'en étais, j'en profitais. Il a dû en avoir pour une sacrée somme cet après-midi-là. D'ailleurs, je ne me rappelle plus combien de verres j'avais bus, mais je devais être franchement beurré. Plus moyen de me souvenir de quoi on avait discuté ni de l'endroit ou on avait été. Je me réveillais chez moi, dans le sofa. J'avais mal au crâne jusque dans les cheveux. Jamais je n'avais eu une telle gueule de bois. Je regardais mon réveil, n'arrivant pas à lire l'heure sur ma montre. 12h25. Il était 12h25, mais de quel jour ?! Aurais-je dormi autant de temps ? Je n'arrivais pas à me souvenir de ce que j'avais fait la veille. J'avais même du mal à me souvenir de la tête du gars. J'étais bon pour la douche glacée.
Le seul indice était une feuille sur la table de cuisine. L'écriture m'était inconnue. Ce n'était pas la mienne ni celle de la concierge.

« Je suis ravi de vous avoir rencontré Monsieur Brovski. J'espère avoir rapidement votre réponse. Si vous êtes d'accord, venez au jardin public à 14h00 précise. Je vous souhaite un bon réveil. Lazare. »
C'est à peine si j'arrivais à me rappeler le nom de cet homme. Et de plus, je ne voyais pas du tout de quoi il retournait pour ma réponse. M'avait-il proposé un boulot, de l'argent, ou autre chose ?
Je n'avais qu'une idée en tête à cet instant : me coucher. Mais j'étais intrigué et surtout déboussolé par cette mystérieuse proposition dont je ne rappelais plus le moindre élément. Je pris en hâte une douche (glacée), me changeais et sortis. Dans l'escalier, je croisais Madame Claire Richardson, la concierge.

« Je vous rappelle que vous me devais toujours deux mois de loyer. Si vous n'avez pas payé d'ici la fin du mois... »
- Je vous les payerai vos loyers Madame Richardson. Laissez-moi juste un peu plus de temps.
- Pas question ! Les jeunes de votre espèce ne payent jamais leurs dettes. Trouvez-vous du travail ou filez ! Vous n'êtes qu'un bon à rien ! »

Que répondre à cela ? J'étais un bon à rien, un perdant. Toute ma vie n'était qu'une farce. Tout le monde se fichait bien de mon sort. Personne ne m'aurait aidé. Je n'avais vraiment qu'une seule envie : me réfugier sous mes couettes et attendre. Attendre je ne sais quoi, peut-être qu'un avion s'écrase sur l'immeuble, que le bâtiment prenne feu ou une autre catastrophe qui m'emporterait pour mon dernier voyage. Mais quelque chose m'empêchait de penser négativement. Quelque chose chassa ces pensées malheureuses. Je n'aurais pas su dire ce que c’était.

Il était presque 13h30. Il fallait vingt minutes à pied pour rejoindre le parc. Ce jour-là, il me fallut qu'une dizaine de minutes à ma grande surprise. J'étais allé drôlement vite. Peut-être l'appréhension me donnait-elle l'énergie de continuer. J'étais pressé. J'étais pressé de savoir ce que l'homme m'avait demandé la veille. Tout en réfléchissant à ce qu'il avait bien pu me proposer, je me disais que cela ne devait pas en valoir la peine car sinon je m'en souviendrais (mais bon, vu la gueule de bois...). Cette proposition me brûlait l'esprit et me tenait chaud lorsque le pessimisme m'envahissait.

L'homme était déjà là. J'avais plus de vingt minutes d'avance. Il était là, assis sur un banc. Il était habillé comme la veille et toujours avec ses lunettes noires. J'hésitais un instant, puis, me résignant, j'avançais lentement vers l'inconnu au nom de Lazare. Mon coeur tambourinait dans sa cage thoracique. Il voulait s'enfuir. Pourquoi avais-je peur ?

Je pris une profonde inspiration.
« Bonjour ! »
- Mon cher ami, Franck ! Comment allez-vous aujourd'hui ?
- Ça va, ça va...
- Mais je vous en prie, asseyez-vous.
- Écoutez, Monsieur Lazare ; je...
- Ne dites rien. Vous êtes confus pour hier. Ce n'est pas grave. Cela m'est déjà arrivé.
- Oui mais...
- Mais quoi ?
- Je ne vous connais pas et je dois vous avouer que je ne me rappelle plus rien... à propos d'hier... et de notre discussion. Je bois rarement de l'alcool. »

Tout en disant cela, je fixais ses lunettes. C'était comme si elles m'ordonnaient de les regarder. Je me regardais déformé dans ces miroirs. Une pensée horrible m'envahit sur le coup. En plus d'être un perdant j'étais alcoolique et honteux. Quelle humiliation ! Je me voyais loque humaine s'excusant devant un homme ayant une telle classe, un tel raffinement. Je me faisais l'effet d'un chat ayant fait à côté de sa caisse. Je m'imaginais mourir seul et clochard dans une nuit froide d'hiver. Non ! Il fallait arracher mon regard de ces lunettes. Il fallait lutter contre ce pessimisme.

Je baissais les yeux l'air ennuyé. Quelque chose de bizarre m'interpella. Les chaussures de cet homme étaient d'une brillance éclatante, presque aveuglante. Je pouvais me voir dans ses chaussures. Tout sur lui me reflétait. Ses lunettes, ses chaussures, ses boutons de veste et même le cadran de sa montre... J'avais l'impression de voir mon reflet dans ses dents lorsqu'il souriait. Je ne savais plus où me mettre. J'avais envie de fuir malgré son offre mystère. Il me devança une fois encore et prit la parole :

« Je vous sens gêné ?!
- Et bien...
- Vous souvenez-vous de ce que je vous ai proposé ? »
Je fis signe que non de la tête.
Le type se leva. Nom de Dieu, qu'est-ce qu'il était grand !
« Marchons un peu, voulez-vous ?! »

Avant même que je puisse répondre, l'homme tourna les talons et s'éloigna. Je fus pour le moins surpris. Il se retourna et poliment : « Et bien mon ami, me suivez-vous ? »
Je n'avais jamais remarqué mais il avait un bouc noir.
Il m'était impossible de lui donner un âge tant son apparence semblait changeante.
Il répéta : « Venez, marchons ! »
Son air sympathique s'était estompé pour laisser place à un air plus sérieux. Je le suivis en baissant la tête.

- Hier, je vous ai proposé un marché que je ne propose qu'une seule et unique fois dans la vie d'une personne. Vous avez parfaitement le droit de refuser. Si vous refusez, je ne vous le proposerai plus jamais. Mais si vous acceptez, vous ne pourrez plus faire marche arrière.
- Qu'est-ce que c'est cette proposition ? En quoi consiste-t-elle ?
- Je vous propose une sorte de contrat.
- Un contrat ?
- Oui. Il faudra en respecter tous les termes si vous acceptez de le signer.
- Qu'est-ce que ce contrat est censé m'apporter ?
- Ce que vous voulez !

Quelle étrange formule ! Jamais personne ne me proposait de m'offrir ce que je désirais. Et là, voilà qu'un inconnu m'aborde, me paie un verre, et me propose ce que je veux. L'idée ne me paraissait même pas bizarre sur l'instant. Peut-être une farce. C'est ce que je pensais à cet instant. Cela devait probablement être une farce. Un traquenard. Je cherchais des yeux une caméra cachée ou quelques traces de canular.

« Ce n'est pas une blague si c'est ce que vous pensez.
- Vous vous moquez de moi ?!
- Non !
- ...
- Vous n'aimeriez pas changer quelque chose de votre vie ? Même plusieurs choses ? Tout ce que vous voulez ?
- Bien sûr que si. Qui ne rêverait pas de changer certains éléments de sa vie !
- Et bien qu'attendez-vous pour remplir ce contrat ? »
L'homme tira de sa poche un rouleau de papier. Il était jauni et semblait sale.
« Là dedans vous écrivez tout ce que vous voulez, tout ce qui vous passe par la tête. Et vous signez en bas de la page. »

Je me disais que cet homme devait être sacrement riche et généreux car je pouvais très bien demander la richesse ou le pouvoir (dans la mesure du possible si cela était vrai).

« C'est vous qui financez ce projet ?
- En quelque sorte. Je finance les souhaits de ceux qui acceptent ce contrat.
- Vous devez être sacrément riche pour faire ce genre de chose. Mais pourquoi faites-vous cela ?
- Disons que... je travaille pour une très grande organisation. La plus grande organisation de ce monde. »

Je ne voyais pas de quoi l'homme parlait mais j'étais à cet instant trop subjugué par cette formidable proposition que l'on venait de me faire pour me poser la moindre question. C'était trop beau pour être vrai. Sans plus attendre j'acceptais cette proposition. L'homme me donna le rouleau. J'aurais dû me demander ce que je devrais faire en échange car, qui dit contrat, dit marché et échange. Que devrais-je donner en échange ? Je ne me posais pas cette question. J'étais tellement cerné par mes problèmes que ce contrat me semblait être la solution.

« Revenez ici demain à 12h00 précise. Réfléchissez à ce que vous souhaitez et inscrivez-le. N'oubliez pas de signer en bas... »

Je fus partagé, le restant de la journée, entre l'incrédulité et l'enchantement de cette proposition. J'aurais dû réfléchir avant d'y inscrire ce que je voulais. J'ai passé la nuit entière à me demander ce que je désirais. Toutes sortes de choses me traversèrent l'esprit. Du genre conquérir le monde, être l'homme le plus riche de la planète ou être irrésistible envers les femmes. Tout ce qui était possible et impossible, voire même inimaginable, me traversa l'esprit. Mais en aucun cas je n'avais réellement pris conscience qu'il s'agissait là d'un contrat, non pas d'un service ou d'un cadeau. Et dans un contrat, il y a toujours un « truc » qui emmerde le monde. Mais je ne m'en inquiétais pas, non. Je rêvais plutôt de gloire, de richesse et de luxure. Je voulais tout d'abord en finir avec mes problèmes d'argent et avec ma solitude.

Je suis donc resté toute la nuit devant cette page jaune et sale.
Le lendemain, je pris mon temps pour arriver au parc. Mais on aurait dit que quelque chose me poussait à aller toujours plus vite. J'avalais les kilomètres, doublant la foule, poussant les gens sans pour autant m'excuser. Je ne voyais même pas ce qui m'arrivait. Quand j'y repense, je me dis que j'ai vraiment foiré mon coup et que j'ai été drôlement naïf. Mais même avec plus de dix minutes d'avance par rapport à l'heure convenue, le grand type était là. À croire qu'il avait passé la nuit ici, sur ce banc. Pourtant, à quelques mètres de lui, j'hésitais. Je m'attendais à ce qu'un paquet de gens, caché un peu partout, me saute dessus en me riant au nez. Malgré la fascination envers la chose, je persistais un peu à croire que c'était un coup monté. Là encore, je pris une grande inspiration et avançai vers Lazare. Cet homme me faisait peur. Il était très gentil mais quelque chose en lui me donnait la chair de poule. Je mettais ça sur le dos de l'appréhension encore une fois.

« Bonjour, Monsieur Lazare.
- Ah, Franck Brovski. Heureux de vous voir. Bien dormi ?
- Du tout.
- Je m'en doutais. Vous avez passé toute la nuit à réfléchir à ce que vous alliez demander. J'espère que vous n'avez pas été trop extravagant et trop exigeant.
- Tout ce que j'ai écris reste dans la limite du possible.
- Heureux de l'apprendre, mon garçon. »
Il me semblait que l'homme avait vieilli depuis la veille. Plus de rides, une voix plus décomposée... Mais toujours aussi grand et toujours avec ses lunettes noires et son blouson.
« Voyons ce que vous avez écrit là...
Je souhaite être riche
Je souhaite ne plus jamais être seul, être irrésistible envers les femmes de préférence
Je souhaite avoir la célébrité, du genre acteur de cinéma ou patron d'une grande firme
Je souhaite avoir tous les meilleurs soins médicaux du monde si je suis malade, de façon à vivre vieux.
Signé F.B.

Je pense pouvoir vous fournir tout cela, mon ami. »

Je pensais qu'à cet instant une caméra se pointerait pour me filmer et montrer aux gens mon incroyable stupidité pour avoir cru à ce monstrueux canular. Mais rien ne se produisit. Rien du tout. Mais bon sang, qu'est-ce qu'il faisait sombre aujourd'hui. Encore plus que la veille. Je me disais qu'il allait bientôt pleuvoir, que la foudre s'abattrait dans peu de temps.

« Et que se passe-t-il maintenant ?
- Maintenant, je signe à mon tour. Et nous ne nous reverrons plus jamais.
- Comment ça plus jamais ? Et pour mes souhaits ?
- Ils se réaliseront. Ne vous en faites pas.
- Mais si j'ai besoin d'un conseil ou d'autre chose ?!
- Je resterai à l'hôtel Chandler durant les trois prochains jours. Vous n'aurez qu'à appeler. »

L'homme se leva précipitamment et s'en alla sans même dire au revoir. Je ne voyais aucune raison de le retenir. Je le regardais partir tout en me demandant si j'avais bien fait d'accepter. Toutefois, je m'attendais à la remise d'un gros chèque ou à une interview... Il ne me restait plus qu'à attendre que quelque chose se produise.

Je passais le restant de la journée à tourner en rond et à regarder la télévision. Je réfléchissais à ce que j'aurais bien pu écrire d'autre. Il était vrai que je n'avais pas été trop gourmand. Il ne s'agissait que de quatre souhaits. Mais à présent, il était trop tard pour changer les termes du contrat. La nuit suivante, je dormis très mal. Je ne savais pas ce qui m'empêchait de trouver le sommeil. Je me ressassais sans cesse l'instant où j'avais écrit mes souhaits. Quelque chose me chiffonnait. Il était bizarre que l'homme qui m'avait offert cette opportunité ne voulait plus me revoir. On n'offre pas quelque chose à quelqu'un pour ensuite ne plus le revoir. Mais l'essentiel n'était pas là ; la notion de contrat ne me plaisait guère. Pourtant je n'y avais jamais fait attention avant cette nuit. Un contrat est une convention juridique par laquelle une ou plusieurs personnes s'engagent à faire ou ne pas faire quelque chose. Je me demandais si ce contrat que j'avais signé était légal et avait une valeur juridique. Et puis, il y avait aussi l'autre partie du contrat. La partie sur laquelle je ne m'étais pas attardé. Que disait-elle ? Je crois qu'elle disait quelque chose du genre : « le signataire s'engage à donner à la partie adversaire une chose, quelle qu'elle soit, en fonction de la demande du détenteur du contrat ». Après tout, que pouvait bien me demander cet homme ? il semblait tout avoir et moi je n'avais rien. Je ne m'étais pas soucié de ce qu'il allait me demander. Mais à présent, ça m'intriguait plus que jamais.
Madame Richardson me tira de mes songes. Elle tambourinait à la porte.

« Monsieur Brovski ! Il ne vous reste que cinq jours pour me payer les deux loyers que vous me devez. »
Je ne voulais même pas répondre. Je me disais que dans quelques jours, si tout se passait bien, mes ennuis seraient finis... Ce dont je ne me doutais pas c'était que mes ennuis ne faisaient que commencer.
La semaine qui suivit fut exceptionnelle ; je fus le millionième client de l'hypermarché du centre commercial. J'avais eu droit à trois minutes d'achats que je n'aurais pas à payer. Fantastique ! En plus, j'avais trouvé dans le caniveau le jour même un collier de perles qui d'après le joaillier du quartier valait pas moins de 20 000 F. Il me suffisait d'attendre un an et un jour pour l'avoir si personne ne venait le réclamer.

Deux jours plus tard, je croisais dans la rue, une jeune femme qui venait de faire tomber une pile de paperasse sur le trottoir. L'aidant à ramasser, nous fîmes connaissance. Elle était directrice d'une agence de publicité. Son créneau principal : les sous-vêtements. Quelle chance ! Avant d'être directrice, elle était mannequin pour des publicités de sous-vêtements. Elle était charmante, sexy et intelligente. Elle répondait au doux prénom d'Élise. C'était la Perle rare. Et cette perle était pour moi. Je l'avais senti dés le premier instant ou nous nous sommes rencontrés. Je n'avais rien d'exceptionnel mais je lui ai plu. Mais alors, était-ce vrai ? Ce contrat m'apporterait-il réellement ce que j'avais demandé ?

Chaque jour, en me levant, je me répétais : « Dieu soit loué ce Lazare ! »
Quelle erreur ne fis-je pas en acceptant ce contrat ? Ce n'est que tard après que j'en ai subi les conséquences.

Pendant trois semaines tout allait pour le mieux avec ma copine. Du côté financier, ça n'allait pas mal non plus. J'ai eu un emploi comme chef de personnel dans une boîte informatique. Pourtant, je n'y connaissais rien en informatique ni en relations humaines, mais le patron avait dit qu'il lui fallait quelqu'un comme moi ; quelqu'un toujours optimiste, de confiant et d'acharné, pour motiver « les troupes » comme il les appelaient. Une belle femme, un bon boulot, une bonne vie. J'ai même déménagé de ce stupide appartement. Au travail, plusieurs femmes me faisaient de l'œil.

« Dieu soit loué ce Lazare ! » Je me répétais sans cesse cette phrase. « La vie est belle, les oiseaux chantent et le ciel est bleu ! » Mais là où j'avais tort, c'était que Lazare n'avait rien à voir avec Dieu. Et plus le temps passait, plus je m'en rendais compte. Toute cette fortune amassée sans rien faire, toutes ces femmes folles de moi, toute cette chance dans ce que j'entreprenais et cette popularité, tout cela ce n'était pas moi. Ma vie semblait plus belle en surface, mais en réalité elle était toujours aussi vide. Et le fait de vouloir quelque chose et de l'obtenir deux jours plus tard ne me rendait plus aussi heureux qu'au commencement. J'aurais pas su dire pourquoi.

Cette vie continua un peu plus de deux ans. Je trompais ma femme 24 heures sur 24, je jouais tout mon argent dans les casinos et les paris ; qu'importe ! Tout me revenait. Quand je perdais cent sacs, j'en gagnais mille quelques minutes plus tard. J'ai changé trois fois de boulot, toujours pour un travail avec plus de revenus, plus d'avantages et plus de popularité. Je n'attrapais même plus de rhume, moi qui étais allergique à tout. C'était une belle vie de merde. Tout cela semblait presque irréel. L'illusion du bonheur ne remplace pas le vrai bonheur. Je rompis avec Élise après deux ans de vie commune. Je me prenais plus ou moins pour un dieu. Mais je n'étais pas un dieu. Une mauvaise intuition ne fit que croître dans mon esprit. Entre deux bouteilles de whisky et deux femmes, je me posais une question : « Quand ? »

- « Quand quoi ? ! » me répondait ma conscience.
- « Quand cela va-t-il se produire ? » lui demandais-je.
- « Mais cela s'est déjà produit. » me soufflait-elle.

Et sans cesse, cette impression que quelque chose s'était produit me hantait. Je trouvais de moins en moins le sommeil et avalais de grosses quantités de somnifères et autres produits pour me calmer. J'étais sur les nerfs et je frappais sur tout ce qui bougeait (et tout ce qui ne bougeait pas non plus). Je me comportais comme un junky milliardaire, un fils à papa bourré de pognon à ne plus savoir qu'en faire et jouant le Don Juan en veux-tu en voilà. Entre deux moments de réelle lucidité je me surprenais à tel point je pouvais être salaud et violent. Même ma famille n'existait plus à mes yeux. Je devins à mi-temps paranoïaque, croyant que tout le monde en voulait à mon argent.

Puis une nuit cela fit « tilt ». Pas le petit tilt que procure une idée, mais plutôt le tilt qu'inflige une grosse claque qui vous fait voir trente-six chandelles, une sorte de masse s'abattant sur vos doigts et même plus douloureux encore.

Je venais de comprendre. Pendant un instant, respirer fut impossible tant cette idée me paraissait inconcevable. Je venais de comprendre pourquoi Lazare ne venait pas me réclamer son dû. Il l'avait déjà pris à l'instant même où j'avais signé ce contrat. J'avais donné mon âme en échange de la fortune, de la gloire et de la santé. J'avais troqué mon âme comme l'aurait fait un brocanteur sur son stand. Sur l'instant, j'eus l'impression de mourir. Mais cela s'estompa très vite ; j'étais déjà mort. Du jour au lendemain, plus de crédibilité, plus de charme ni d'argent, plus de travail ni de gloire. J'étais encore plus malheureux qu'avant ma rencontre avec cet inconnu au nom de Lazare.

Et voilà que maintenant je suis en haut de ce gratte-ciel. Je regarde en bas, je regarde en haut. Je prends une inspiration et je m'élance. Ma conscience me murmurait encore : « Cela s'est déjà produit. Tu as parfaitement rempli ta part du contrat. »

De toute façon, cette fois, je n'ai vraiment plus rien à perdre. Pendant un instant, j'ai l'impression de voler puis l'attraction m'attrape et me tire inexorablement vers le bitume froid et humide.
Il pleut aujourd'hui.

Je trouve que c'est bien long pour arriver en bas ! Puis soudain le visage de Lazare me revient en mémoire. Je croyais l'avoir oublié.
« Dieu soit loué ce Lazare ! Il m'a bien eu le fumier ! »


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