09/06/2003 - Stephane Chamak
Depuis toujours

Je me suis toujours levé longtemps avant elle. Toujours.
Et comme je le faisais depuis maintenant un demi-siècle, je mettais ces quelques heures à profit en l'observant dans son sommeil. Avez-vous déjà regardé votre femme dormir ? Avez-vous déjà pris le temps de l'observer dans cet instant rare et d'abandon total ? C'est fascinant et vraiment instructif. Émouvant aussi.

Ce matin n'échappait pas à cette règle d'or que je m'étais délicieusement imposée depuis notre rencontre, il y a cinquante ans. Assis sur ma fidèle chaise à bascule, je la regardais.
Comme à son habitude, elle dormait sur son côté gauche. La tête appuyée sur son bras droit, ce qui m'avait toujours déplu - « après tu t'étonnes d'avoir toujours le bras engourdi au réveil ! lui disais-je agacé » - et les genoux serrés et recroquevillés. Son autre main, quant à elle, semblait avoir été punie. Honteuse elle se cachait sous l'oreiller.

Si je voyais toujours ma femme comme une éternelle adolescente, sa position pour dormir n'y était sans doute pas étrangère. Vous conviendrez qu'une septuagénaire qui dort encore en position fœtale est pour le moins surprenant !
Avec le temps, ma façon de la regarder dormir avait considérablement changé. Les premières années, je ne la regardais pas. Je la dévorais des yeux et m'empiffrais de sa beauté. Souvent même, torturé par un désir animal, je ne pouvais m'empêcher de la réveiller en la couvrant de baisers et de caresses - « Quel emmerdeur ! disait-elle rieuse en feignant de repousser mes assauts ».

Et puis j'ai appris à la regarder dormir. Mes yeux étaient moins maladroits, moins affamés. Ils devinrent plus sages afin de mieux déguster cette embellie. Mon regard avait une autre intensité et, tout comme mon cœur, il avait gagné en profondeur.
Ce matin, son visage arborait une expression enjouée. Moi qui la connais bien, je savais pertinemment d'où venait ce petit air espiègle. Avant hier, notre fils Denis et son épouse nous appelaient pour nous inviter à dîner mardi prochain. Depuis deux jours elle me casse les oreilles avec ça. Mais je la comprends. Moi aussi, j'avais hâte de serrer mon fils dans mes bras et de radoter mes vieux mensonges à mes deux petits enfants.

Depuis, mon regard sur ma femme perdue dans ses songes s'est davantage affiné. Non pas que je ne m'attardais plus sur sa beauté, toujours intacte (n'en déplaise à la vie et au temps qui n'ont pas ménagé leurs efforts) mais j'avais dépassé depuis quelques années le stade de la découverte (pour ne pas dire la décortication) de chaque pore de sa peau. Avec l'expérience et la patience, j'avais su la regarder dormir et voler une partie de son intimité extérieure. Avec l'amour et la confiance, j'avais pu obtenir de sa part quelques confidences secrètes, ses regrets inconsolables et quelques-uns de ses fantasmes inavoués. Je connaissais son visage et son corps les yeux fermés. Son cœur, même s'il conserverait pour toujours son mystère, s'était grandement ouvert à mes sésames.
Désormais il ne me restait qu'à apprivoiser son esprit. Je voulais entrer dans son sommeil et embrasser ses rêves. Il m'arrivait de plus en plus souvent de poser délicatement ma joue contre sa joue, ma tempe contre sa tempe afin d'essayer de connaître et de lire ses songes.
Je me souviens avoir surpris un matin une expression qui contrastait avec notre situation du moment. Elle avait un visage radieux, rayonnant. Et pourtant, à cette époque, notre couple battait de l'aile. Nous nous disputions assez souvent et pour des broutilles. Pris de panique, je mettais approché d'elle, convaincu qu'elle rêvait d'un autre homme. Ma tempe contre la sienne, j'avais tenté pathétiquement de surprendre ses pensées d'adultères. Au réveil, je lui avais fait une scène. Elle m'avait regardé en souriant tendrement comme on regarde un enfant qui se cherche des prétextes et je m'étais senti profondément ridicule.

Une autre fois, son visage avait un air mélancolique, presque malheureux. Mais derrière ces traits moroses semblait se cacher une grande dignité comme si elle se refusait de sombrer dans un chagrin plus grand. Et devant son visage empreint de cette tristesse indéfinissable dont je me sentais exclu et bêtement responsable, j'avais fondu en larmes.

Je posai un regard sur ma montre. Il était bientôt l'heure. Cela faisait combien de temps que j'étais là, assis, à la regarder plonger dans son profond sommeil ? Dix minutes ? Une heure ? Je l'ignorais mais cela n'avait guère d'importance. Lorsque mes yeux se posaient sur elle, le temps était suspendu, les saisons entremêlées. Les choses ne rentraient dans l'ordre que lorsque ses paupières se mettaient à frémir, lorsque ses prunelles se libéraient peu à peu des liens tissés par Morphée juste avant que son regard ne vienne illuminer la pièce et me transpercer le cœur. Être là. Au bon endroit. Au bon moment. Comme le poète qui attend patiemment le lever du soleil. C'est un privilège que d'assister au réveil de la personne aimée. Si vous n'avez pas vécu cela, bon sang, vous loupez quelque chose de grand.

Soudain, un mince filet de lumière entra sournoisement dans la pièce. Seigneur, j'avais encore oublié de tirer les rideaux à fond ! Le trait de lumière s'élargissait dangereusement et menaçait d'inonder son visage. Je me levai prestement et tirai d'un coup sec sur ces étoffes indélicates avant de me rasseoir et de reprendre la contemplation du tableau qui sommeillait devant moi.
Regarder sa femme dormir réserve aussi de purs moments de comédie. La voir retrousser le nez à plusieurs reprises comme pour chasser un moustique invisible me faisait pouffer de rire chaque fois. Quelques mauvaises surprises aussi. - « Sais tu qu'il t'arrive de baver dans ton sommeil ? » - lui fis je remarquer « - C'est possible mon chéri, me répondit-elle sans se démonter, mais comme toi tu chantes je voulais aussi avoir mon originalité ».

Mon regard tomba machinalement sur son menton. Quand je disais connaître son visage sur le bout des doigts, je faisais preuve d'une prétention un peu déplacée. Car, pour une raison encore inexpliquée, mes yeux avaient toujours négligé cette partie de son visage. Le menton. Je pensais sans doute qu'il ne donnait que de maigres informations sur sa personne, qu'il était moins noble ou moins révélateur qu'un front ou qu'une bouche. Visiblement, je me trompais. Je me mis à le scruter aussi intensément qu'amoureusement. Et je vis ce que je n'avais jamais remarqué jusqu'alors : une minuscule cicatrice. Intrigué, je me mis à réfléchir sur la provenance de cette petite trace. Je n'avais aucun souvenir qu'elle s'était blessée à cet endroit et je ne me souvenais pas qu'elle m'ait raconté un incident à ce propos. Et Dieu sait que malgré mon âge bien avancé, ma mémoire était encore redoutable !

Par exemple, je me rappelais très bien la profonde entaille qu'elle avait au-dessus du sourcil. C'était lors d'une randonnée équestre il y a trente-huit ans. En juillet exactement. Nous nous promenions tranquillement en forêt, près d'Aigues-Mortes lorsque passant sous quelques branches, l'une d'elle s'agrippa au col de mon blouson avant de revenir violemment se projeter sur la figure de ma femme qui se trouvait juste derrière. - « Aie, je saigne » dit-elle simplement. Et pourtant la blessure n'était pas bénigne. Désormais, chaque fois que je la regardais dormir, je ne manquais pas de m'attarder sur ces quatre points de suture qui me rappelaient cette balade estivale. Mais l'origine de cette infime cicatrice au menton demeurait mystérieuse. Décidément, son visage était facétieux et, pareil au magicien qui garde jalousement ses tours, il ne semblait pas décidé à me dévoiler toute son histoire.

Une main se posa sur mon épaule. Je levai la tête. Denis me regardait, les yeux rougis et gonflés.

- Papa, il faut y aller, me dit-il un sanglot dans la voix.
- Bien sûr, répondis-je en me levant péniblement.

Alors que des hommes jeunes et vigoureux s'apprêtaient à emmener le corps frêle et sans vie de celle qui fut toute ma vie, je me dirigeai vers la porte, sans mot dire et plus vieux que jamais. Puis je me retournai et lui adressai un dernier regard. À cet instant, une question, la même question qu'elle posait chaque fois qu'elle me voyait l'admirer du haut de ma vieille chaise à bascule me revint à l'esprit.

— Ça fait longtemps que tu me regardes dormir ?
— Depuis toujours, dis-je dans un douloureux murmure. Depuis toujours.


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