26/09/2003 - Gilles Béreszynski
Notes enchantées

L'homme était assis dans son fauteuil et écoutait paisiblement la musique. Il sirotait un quelconque cocktail et restait les yeux fermés, comme pour mieux apprécier la mélodie, pour capter toutes les vibrations émanant des haut-parleurs. Cela faisait longtemps qu'il n'avait réellement écouté de musique. Il ne se souvenait plus de son dernier instant d'émotion en compagnie d'une chanson.

Il se sentait bien et pourtant quelque chose le faisait timidement grimacer. Une sensation étrange lui tirait de temps à autre la lèvre supérieure par à-coups. Mais il se laissait aller au rythme de la musique, cherchant un réconfort, un lieu où il serait tranquille et épanoui, où il serait enfin lui. Il désirait en son âme atteindre un « no man's land » pour échapper à ses misères terrestres.

Pour cet homme la vie n'était qu'une farce. Et comme on lui avait déjà dit plus tôt : « La vie c'est comme un sandwich à la merde ; plus il y a de pain, moins on sent le goût de la merde ! ». Il n'aimait pas ce qu'il voyait ni ce qu'il faisait. Il se sentait en décalage avec le monde dans lequel il vivait et ce malaise lui rongeait les entrailles et lui torturait l'esprit. Il n'était pas à sa place. Et il ne s'en rendait compte que maintenant, du haut de ses cinquante-neuf années d'existence dans cette puanteur humaine, dans cet enfer de démons que l'on ne peut vaincre. Il en était assailli. Il désirait partir, loin. Son esprit voyageait sur les vagues de cette musique qui l'éloignait de cette triste réalité. Cette musique semblait toucher son cœur et il versa une larme en guise de résignation.

Soudain, il lâcha son verre qui se brisa sur le plancher verni. Le liquide se répandit tout autour des pieds de son fauteuil. L'homme garda les yeux fermés. Il était surpris des accords de cette musique. Elle lui paraissait familière mais il était certain de ne jamais l'avoir entendu. Cette musique était... belle ! Merveilleuse à l'oreille. Elle le caressait comme une main de mère caresse un enfant fiévreux. Ce morceau lui enlevait toutes ses forces et abaissait ses défenses pour le pénétrer plus profondément dans son for intérieur. Il aimait ce qu'il entendait.
Toutes les notes lui paraissaient cristallines et distinctes ; parfaitement audible. Il n'avait jamais aussi bien entendu de toute sa vie. Il n'avait jamais rien écouté avec autant d'attention que ce soir-là, dans son fauteuil, dans son salon.

La musique lui traversait la tête. Son corps se soulevait d'émotions sous les coups divins que cela lui infligeait. Il se sentait monter et descendre comme sur des montagnes russes, il se sentait vivre. Celle-ci devait être surnaturelle pour être aussi grandiose. La musique lui donnait le vertige à la limite de la nausée mais sans jamais en franchir le seuil. Mon dieu que cette musique était belle. Il la désirait ardemment. Il la voulait si fort que son esprit se mit à le torturer faute de ne pouvoir s'en rappeler. Chaque note qui passait, effaçait la précédente. Toujours avec plus de force et de vivacité.

L'homme enrageait maintenant de ne pouvoir toucher cette beauté, de ne pouvoir l'embrasser et l'étreindre fortement contre son cœur. Il se sentait vivre pour la première fois et pourtant il en crevait de ne pas pouvoir la posséder. Il sentait son corps rapetisser. Il se sentait à l'étroit. Il voulait se débloquer de cette position inconfortable mais il était paralysé.
La musique l'entraînait de plus en plus loin du rivage de la vie. Il ne pouvait se débattre sous tant de puissance. Comment cette mélodie si belle à l'oreille pouvait-elle avoir autant d'attrait sur son corps et sur son esprit ?!
Il ne contrôlait plus rien et désirait redescendre sur terre, dans sa prison corporelle et appuyer sur le bouton stop. Le rythme s'accéléra encore et encore, allant toujours plus vite et plus fort. Ses tympans en auraient explosé tellement la douleur était horrible.

C'est à cet instant que l'homme comprit ce qui lui arrivait. Il n'avait plus de lien avec son corps, il ne ressentait plus rien, cette musique le détruisait. Il comprit que tout cela n'était qu'un piège et rien de plus. C'était la musique du démon qui venait le chercher pour l'emporter dans un autre enfer où il serait damné à jamais. Mais à travers ce capharnaüm, cette cacophonie dont on ne distinguait plus aucun instrument, il entendit le bruit d'un verre se brisant sur le sol. C'était un bruit lointain traduisant une réalité qui se casse en mille morceaux. Puis plus rien.

Il désirait tellement entendre cette musique si parfaite qu'il s'était totalement abandonné à elle. Et il voulait tellement quitter ce monde, que son vœu fut exaucé.

Si cette musique vous vient à l'oreille, ne vous laissez pas emporter par sa beauté. Car elle n'est que le son de votre mort.


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