30/11/2003 - Senhal
La terre et le vent
Douze heures trente. Pour les êtres du commun, prosaïques, pour lespèce perfectible. Lheure pour eux de prendre rapidement leur repas.
Voyons... Au vu de la température de lécorce terrestre, je dirais que nous sommes fin avril : les lycéens doivent être en train de prendre leur déjeuner sur le tapis dherbe du Paquier, à côté du manège. Sandwiches, Panini, salades à composer soi-même, de chez Barnabé.
Oui, je ne me suis pas trompé. Le manège, les lycéens, fin avril ; les pétales rose clair sur le sol commencent à se décomposer.
Et ça bavarde, et cui cui cui, bla bla bla.
Ils piétinent la pelouse verte fraîchement posée, qui amortit leurs pas désordonnés.
Cette scène me traverse comme un soubresaut de conscience, impromptue. Juste une image, un sentiment furtif et glissant comme un rêve avant léveil !
Il y a un couple. Non, cest un garçon et une fille, ils sont inscrits au même lycée. Ils sont très beaux tous les deux, dune beauté rare, atypique. Le garçon a une odeur naturelle poudreuse comme une terre arable en été, couleur ardoise, ambrée, rouge, somptueuse, brute. Cette odeur volatile salourdit en croisant celle, huileuse, amère, des pétales roses, puis le gazon empuantit, saturé. Plus profond vient le terreau humide, frais, avec son air capturé. Heureusement, je peux choisir les odeurs qui mintéressent. Quel parfum ! À son image, lêtre qui le porte est souple et léger, ses pieds marquent à peine lherbe moite. Jaimerais le voir, il mattire. Le toucher.
Et la fille.
I
Le temps trace sa courbe dans un repère logarithmique, ou bien cest ma conscience des choses. Depuis combien de temps suis-je là ?
Ils sont partis, depuis des années déjà, je le vois bien. Ou plutôt je le sens ; avant, il y avait un manège en bois qui grinçait en tournant.
Partis.
Julien. Oui, cest ça, je lai distraitement perçu lorsque le manège était encore là. Il y a longtemps que ça ne métait pas arrivé. Je veux dire, mattarder sur un individu en particulier, jusquà me souvenir de son prénom. Quelle délicieuse odeur !
Quelque chose doit aller de travers. Jaurais dû être plus attentif ces derniers siècles, surtout après lavènement de lère chrétienne. Mais jétais dans un sommeil si léthargique. Le poids de tant de temps est difficile à digérer, même pour moi, ça a dû me rendre un peu somnolent.
Je suis peut-être en train de me réveiller. Oui, jaccède à un autre type de pensée, non pas plus cohérent, mais plus axé sur la logique et la mémoire que sur les sensations. Disons que les sensations ne prennent plus le dessus, elles ne sont que le point de départ de ma réflexion.
Ainsi, me revoilà.
Le voit-il ? Le sent-il, comme il prétend tout savoir ? Comme il prétend avoir tout engendré ? Encore lui, toujours ! Mais il nen sera pas éternellement ainsi. Et je ne crois pas quil en a intemporellement été ainsi. Mais comment savoir ? Il a lavantage de la longévité, moi, je nexistais pas encore. Je pense quil cache des choses, je ne suis pas le seul, jai eu des prédécesseurs. Surtout un, il a laissé son empreinte dans lépopée humaine, perforant, agrandissant mais aggravant la conscience. Je nen suis pas spécialement content, ou même scandalisé. Mais cest arrivé, cest un fait. Enfin peut-être. Mais laissons cela pour lheure, que vais-je faire ? Car il faut changer tout ça.
Bon, dabord mon corps, quest-il devenu ? Je le sens vaguement, intensément. Il est de certaines sensations dont le vague nexclut pas lintensité. Il nest pas personnel, des ondes sismiques le parcourent, le bouillonnement du magma, le départ dune fusée. Chatouillé par le crissement des minuscules insectes, des vers visqueux, des petits rongeurs aveugles, le ronronnement des voitures, le gargouillement ruisselant des tuyaux. Mon corps est vivant, vibrant, caisse de résonance de toute vie, de tout mouvement, mais en même temps, quelle inertie ! Un luth de pierre.
Je sais, je sens, je lai déduis : je suis fossilisé. Ça devait se produire, depuis tout ce temps. Je ne vois vraiment pas comment faire. Impossible de gouverner la moindre parcelle de mon corps. Cest bête, tellement bête ! Je suis si près de la surface.
Ennuyeux, vraiment ennuyeux. Très ennuyeux ! Foutre dieu de merde ! Rââh ! Jen ai assez, je veux sortir ! Oh, quelle merde, comment ai-je pu en arriver à ce stade ? Et surtout, à ce stade marmoréen, quest-ce qui a pu mébranler ? Rien ne fonctionne, ni pied, ni bras, je ne respire même pas. Appelez un médecin !
De toute façon, à quoi bon respirer ? Il ny a presque pas dair ici.
Jaimerais savoir où est Julien, quest-il devenu ? De quand date ma vision ? Dix ans ? Je ne parviens pas à me rendre compte. Peut-être est-il mort et enterré, cloîtré dans lun de ces cercueils stériles et imperméables aux insectes ? Jespère que non. Jai vraiment envie de le toucher, cest important.
Et la fille ? Il y avait donc une fille. Y avait-il une fille ? Jai limpression que oui. Mais je nai pas la prétention, moi, de ne jamais commettre derreur.
Noir.
Ah, de la couleur ! Abracadabra. Je ne dis pas que ce teint opaque fait partie de léventail spectral, il paraît que ce nest même pas une carnation possible. Cest exact, je le sais depuis toujours (toujours représente depuis que jexiste), jai une connaissance à peu près universelle des choses de la nature, de façon particulière et générale. Mais je dois dire que ça ne ma jamais vraiment intéressé. Ainsi, il fait noir. Cest déjà un progrès, avant, je voyais moins que noir, je ne voyais rien, cest indescriptible.
I, divisibilité. Maintenant, de petits pics lumineux sont visibles, étincelles cramoisies. De la lumière doit filtrer à travers mes paupières filetées. En étrécissant mes pupilles, jarrive à distinguer plus nettement le réseau de petites veines noircies pas la pénurie de sang. Cest encourageant, je recouvre mes capacités visuelles. Mais doù provient cette clarté ? Devant mes orbites dansent désormais de minuscules formes diaprées.
Les tuyaux qui transportent habituellement leau sont vides au-dessus de moi, quelque chose de mécanique frappe en cadence. Ça me fait penser à la danse macabre de Saint Saëns. Il doit y avoir des travaux dentretien.
Je me rends compte quun changement sest opéré. Les vibrations me traversent différemment, la terre rocheuse et leau aquifère ne servent plus de filtre. Tout me paraît brutal. Au vu de la fréquence des ondes sonores, je devrais être capable de percevoir les sons, mais rien. Preuve que mon système auditif est encore en veille. Je naime pas ça, que va-t-il se passer ? Il faut que la situation évolue, cest insupportable, je suis maintenant dans un état de lucidité parfaite, jai une conscience aiguë, mais mon corps est une prison de marbre.
Daprès mes calculs, je dois être à peine à quelques centimètres de la surface. Mais si je nai pas été découvert les dernières fois, pourquoi le serais-je cette fois-ci ?
Nous sommes en automne, je dirais octobre. Mais de quelle année ? De quel siècle ? De quel pays ? Car bien des cités ont dû naître, puis mourir, cest le destin de toute chose sur Terre, dune certaine manière. Il serait plus juste de dire que tout croît, puis de résorbe. Voilà un paramètre à prendre en compte, bien des souverains lont oublié dans le passé. A quoi rime de rêver aux jours dorés lorsque le déclin est amorcé ? Il ne faut pas persister, à quoi bon vivre dans une carcasse ? On vous fait croire que les murs peuvent être sauvés, mais le cur est mort, les murs sont lépreux. Lhumanité est un peuple nomade. Les catastrophes naturelles finissent par se multiplier, les maisons seffondrent et on accuse le mauvais entretien. Cest du déjà vu. Comme tout organisme, lurbanisme est soumis au cycle de la vie. Car la plus forte, cest elle, la nature. Elle finit toujours par considérer la cité comme une épine gênante. Et si un jour la ville se croit de fait la plus forte, cest limplosion qui la ronge.
Mon sommeil ne fut pas amorphe. Jai suivi les changements subtils, les grands mouvements de lhumanité, ma conscience latente se mêlant à celle des autres. Les peuples se sont accrochés aux pierres grises en grappes agglutinées, de plus en plus turgescentes. Mais le gravier vampirisé sest tari, la jachère ne suffira plus dans la perspective de lémiettement final, irrémédiable.
Je ne sais pas ce qui sest passé ces dernières décennies, mais je me sens oppressé par le vide. Je croyais ne pas respirer, mais cest faux, je men rends compte maintenant. Jinhale linconsistance de ce siècle.
Il faut changer tout ça.
II
Loin dans le temps. Loin dans le monde, au seuil de lhumanité. Lorsque lharmonie était terre et vent. À cet instant de lHistoire, les couleurs sont neuves et humides comme les boutons éclos. Les fûts verticaux sont des hommes placides sortant du sol vers le ciel où les végétaux jettent leurs ponts de dentelle verte. Et au milieu coule une rivière bleue que les arbres laissent passer. Près de leau un rocher.
Et le vent est libre, il joue dans les feuilles, il joue dans les nuages, et le rocher se sent seul. Mais le vent va caresser lherbe pour la coucher, alors le rocher lui pardonne, car lherbe est si près du sol. Histoire de samuser, la brise prend des grains de sable et senvole, et sarrête de lautre côté de lhémisphère, au milieu de la mer. Là, elle lâche un à un les grains de poussière qui, morts de rire, font de petits ronds dans leau.
Mais dans leau, il ny a pas de vent, juste des courants. De quoi vous polir et vous réduire, jusquà nêtre plus rien. Tendre peine, puisqu'accompagnée du souvenir du voyage qui vous a mena ici. Qui me mena là dans linfinie dissolution de mon être en une éternelle extension. Ma vengeance sera douce mon amour.
Sais-tu que je taime ? Je taime de toute la terre, de tout le sable, de la glaise et des opales dans les rivières, mais le sais-tu seulement ? Nos enfants seront les dunes mouvantes, mais tu ne mentends pas. Le vent et la terre ne parlent pas.
III
Mais dans un premier temps, il faut que je sorte de là. De moi-même, je ne peux rien. Je suis totalement inerte. La couche supérieure de mon épiderme est minérale. Vu ma petite taille, dans les un mètre soixante, daprès le système métrique adopté le 2 mai 1875, je dois ressembler à une statue antique, une quelconque divinité païenne. Si jamais on me trouvait, je serais certain dêtre déterré, je suis une curiosité, peut-être une découverte sans précédant dans le domaine de larchéologie. Encore faudrait-il que lon me trouve.
Il fait nuit maintenant. Le vent souffle méticuleusement entre les brins dherbe, mais soudain tout semble étrangement tiède et froid en même temps. Rouge.
Une ombre investigatrice, plus sombre que la nuit, plus froide que lennui, chasse la douce brise et pénètre dans la terre, pénètre dans mes membres et moppresse. Des pas laccompagnent lentement mais assurément, je les perçois depuis tout à lheure, mais je men rends compte seulement maintenant. Toute sombre, ma pensée sencombre. Je ne ressens pas de peur. Mais la compréhension du phénomène semble appeler des éléments enfouis dans ma mémoire ensablée. Des pas au cur de lombre, des pas qui marquent à peine lherbe noire...
Julien. Il se baisse lentement, plie ses articulations jusquà ce que ses genoux frôlent la moiteur (). Il pose sa main sur le sol et je veux lui répondre de tout mon être. Il mappelle et je veux venir. Mais je ne peux pas.
« Elle ne veut plus de toi ». Sa voix est si belle. Que dit-elle ? Qui ne veut plus de moi ? Mais déjà Julien sen va. Non. Reviens. Je ne comprends pas.
Les genoux ont fait deux petits creux dans lherbe.
Lair espace à nouveau ses particules. La douceur du soir revient. Je ne suis pas certain, je ne me souviens de rien. Il faut que je change tout ça, il faut que je le retrouve, il faut que je me souvienne.
Ce soir-là tout simmobilisa, pas même un souffle dans la nuit, mais les chiens hurlèrent dans les jardins, caniches et teckels, leurs maîtres les réprimandèrent en pyjama. Mais ces pantins grotesques changèrent vite de centre dintérêt car alors la terre trembla. Elle ne voulait plus de moi.
Je suis une masse blanche que les étoiles inondent comme un vernis laque, un morceau dalbâtre serti dans la sombre terre révulsée. Jattends le jour pour que le soleil indiscret me dévoile aux yeux de lhumanité.
Un petit oiseau passe et mon cur bondit. Il doit battre très vite des ailes car lair léger a du mal à le porter.
Je me sens un peu coupable. Mais de quoi ?
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