19/12/2003 - Philippe Renier
La Clairière

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Je rampe.
Il me reste à peine trois cents mètres de fourrés, de ronces et de clairière, et enfin je serai dans mon trou, libéré et en sursis, encore une fois. À moins que...
Les ronces lacèrent mes jambes et mes coudes, ouvrant des voies pour les infections et les parasites. C’est le prix à payer pour ma survie. Surtout ne pas émettre le moindre bruit !
J’ai peur, comme à chaque sortie. Ils sont partout et nulle part. Oppressants et sans pitié.
Au loin, la torchère de Chorey-en-Fagnes n’est pas encore éteinte. Les fumées s’élèvent dans les cieux, sans aucune honte. C’est un vomissement continu de volutes noires.
Mes appâts n’ont rien capturé. La clairière devient pauvre, dévastée. Je ne mangerai pas de viande aujourd’hui. Je glisse entre les cailloux en épousant le plus possible leurs formes. Il le faut.
Ma tanière se rapproche... J’arrache un pissenlit rabougri et deux feuilles épineuses. Mâchonner passe le temps. Mon estomac, lassé de rouspéter et de se tordre, s’est finalement habitué à la sève des arbres et aux sucs amers des herbes. Je contourne le vieux chêne, chipe un gland à la dérobée, en évitant les feuilles mortes et les brindilles. J’ai appris à me méfier de ces matières sèches qui jonchent le sol, ce sont de véritables Judas éparpillés comme des mines un peu partout.
Je reste une dizaine de minutes prostré, évaluant les alentours...Rien. Et s’ils étaient là, s’ils étaient revenus ? Je ne vois rien. Je reste encore, jusqu’à la crampe.
Plus que cent mètres. Les pires, en terrain découvert. Je n’ai pas encore vu une seule trace de vie, pas un oiseau, pas un lapin. Même le vent a ralenti sa course, givré par tant de massacres. Je passe par-dessus le ruisseau d’un bond furtif, comme une gazelle.
Du sous-bois, j’observe la clairière : aucun mouvement. Si près du but, je ne dois pas trahir ma présence. J’attends. La tête me tourne un peu. Mes muscles, fortement atrophiés, hurlent de mal sous ma peau vitreuse, mais j’attends toujours. Une heure au moins, je ne sais pas, ça n’a pas d’importance. Les journées vous apprennent la patience...
J’ose un mouvement, suivi d’un autre. Je me glisse dans un fouillis épais de fougères, écarte quelques touffes de graminées jaunies, et me fonds dans l’humus...
Je suis rentré, je suis encore vivant.

Le sol de mon repaire est fait de feuilles, et tapissé de terre noire. Il m’est presque confortable. Au moins un mètre cinquante de haut et autant de large, peut-être deux en longueur. Je sais m’y tenir allongé. J’ai appris à me voûter pour économiser l’espace. Jadis, un sanglier avait dû creuser cet endroit pour y cacher sa progéniture. Je ne sais pas dire précisément depuis combien de temps je vis ici.
Accroupi, j’accepte une première pousse de plante entre mes mâchoires.
Son amertume n’obtient aucune réaction de la part de mon corps, pas encore tout à fait persuadé d’être de retour, vif et entier. Je sombre dans un état second, libérateur...

— 2 —


21 août 2026
C’est la fête à Marnille, village situé à cinq kilomètres de Chorey-en-Fagnes. On chante, on danse, on est heureux. Le pecket coule à flots. Juillet est chaud et les filles sont belles. Cet état de liesse efface les troubles du passé. La fermeture de la boucherie, d’abord. Il n’y avait plus rien à vendre. Celle du Nopri, ensuite, pour cause de ravitaillements inexistants. Et puis tout le reste...
Mais demain, tout ira mieux.

— 3 —


En moins de vingt ans, et bien après que nos basses-cours aient été déjà décimées, la maladie de la vache folle avait effacé du paysage les taches noires et blanches, ou brunes, petit à petit. Les seuls bovins encore vivants passaient leur existence dans les manuels d’école, imprimés sur des doubles pages. Les scientifiques, dans un communiqué, avaient finalement dû admettre que le germe responsable de cette maladie s’était modifié, en une forme beaucoup plus agressive et transmissible que prévu. On fut obligé de recourir aux grandes méthodes d’extermination : abattages systématiques et bûchers géants.
On avait érigé dans chaque province des usines munies de torchères de cinquante mètres de haut, spécialisées dans le brûlis des carcasses de tous types. Les exportations et importations de mammifères, gros et petits, étaient rigoureusement contrôlées. On avait restauré les frontières, qui étaient gardées sévèrement de jour comme de nuit.
Une petite poignée d’années plus tard, ce fut au tour des cochons de souffrir. Non contents de se farcir une peste qu’ils connaissaient déjà, ils profitèrent plus insidieusement du germe modifié de la vache folle. L’alliance de ces deux souches fit trembler les porcins comme des feuilles mortes, et les fit baver comme des limaces. Leur espérance de vie se raccourcissant à vue d’œil, il fut décidé d’ajouter ces devenus inconsommables à la liste des candidats à exterminer. Les tas grossirent rapidement aux portes des torchères. La valse des camions se poursuivait de jour comme de nuit.
Presque en même temps, les chèvres, autant que les moutons, écopèrent de la fièvre aphteuse, déjà connue de longue date, plus quelques virus et bactéries provenant des rejets de torchères. En effet, chauffer revenait très cher. Certains directeurs d’usines d’incinération décidèrent, pour cause économique, de ne plus chauffer autant, avec l’aval de certains hommes politiques corrompus. L’ouverture supérieure des cheminées, béante, envoya dans le ciel des bouts entiers de poils, imbrûlés, facilement transportables et infestés de tueurs microscopiques.
Il fallut donc encore rallonger la liste.
Les charniers accueillirent sans distinction les caprins, les ovins et les bovins. D’autres usines et d’autres torchères furent nécessaires, vu les quantités à brûler. On construisit encore plus, et on brûla derechef. On engagea. Les ouvriers logeaient sur place dans des villages préfabriqués, et étaient soumis à de stricts contrôles médicaux, ‘au cas où’, même si on assurait dans les milieux toujours compétents et bien informés, que tout était sous contrôle. Une clause du contrat d’engagement stipulait clairement qu’en cas de décès, le travailleur devait être incinéré sans délai.
Rapidement, au loin, dans les campagnes, on ne vit plus que des pâtures vides. Les fermiers chômèrent autant que les clôtures de leurs champs, certains se suicidèrent, d’autres survécurent mal. La vie devint difficile. Les assiettes se vidèrent de leurs matières carnées et lactées. Les journaux écrits et télévisés montrèrent des tas de carcasses, et vantèrent le rendement des machines calcinant les herbivores. Les images pirates provenaient de photographes à sensation, armés de téléobjectifs suffisamment puissants pour percer les périmètres de sécurité imposés.
Les chats commencèrent également à avoir des aphtes, et perdirent leurs poils. Des abcès et des tumeurs déformantes touchèrent les chiens. On étudia de près les reptiles, qui avaient l’air de rester imperturbablement froids face à cette situation. Le monde scientifique connut une effervescence d’une intensité remarquable. Des projets de toutes natures virent le jour. Les vétérinaires suscitèrent la méfiance, car trop en contact avec les risques. La natalité diminua fortement, et l’espérance de vie stoppa sa progression en 2016.

Dans les cabinets médicaux, des patients présentèrent de nouveaux symptômes, résistant à tous les traitements essayés. La plupart des malades tremblaient exactement comme Kreusfeld-Jacob le décrivait, mais déliraient en plus complètement, et fuyaient en bavant, la bouche déformée par des excroissances bizarres. On en avertit l’ordre médical et le gouvernement. L’armée fut contactée... On tenta bien de cacher les cas les plus critiques, par différentes manœuvres abondamment utilisées jadis, comme la falsification de résultats d’analyses virologiques et immunologiques, ou même en réduisant certains médecins trop bavards au silence éternel. On apprit aussi à inoculer des maladies rapides et radicales. Comme par exemple un cocktail des virus HK7 et Usaka, conditionné en ampoules injectables de 2 millilitres, et qui constituait en 2019 le must de la performance en matière de suppression des gêneurs. Ce cocktail prenait de vitesse et supplantait toutes les maladies que l’on voulait occulter. Après l’injection, une personne ne résistait pas plus d’un mois. Les tumeurs fleurissaient comme des pâquerettes au jardin, accompagnées d’une perte de poids de cinq kilos par semaine, suivant les constitutions. Les vaisseaux sanguins perçaient de toutes parts, le moindre microbe trouvait le terrain hospitalier, et les affres de la fin portaient bien leur nom.
Cependant, la situation devenait grave. On ne pouvait pas continuer à se débarrasser impunément des médecins et des patients sous prétexte qu’ils allaient révéler aux yeux de tous cette nouvelle très inquiétante : les humains étaient à présent touchés...
On ne s’était pas privé, durant dix ans, de tuer tout animal un peu chancelant, suivi de tous ceux qui allaient le devenir. Des ratissages régionaux avaient même été organisés. Les dénonciations tombaient comme des veaux de mars.
Des chiens et des chats se sauvèrent dans la forêt, favorisant ainsi la dissémination des germes. Les parcelles restées giboyeuses furent le théâtre de scènes douloureuses. Les chiens retrouvaient le goût ancestral de la meute. On organisa des battues. Tout y passait. Les faisans comme les rapaces, les lapins comme les faons nouveau-nés.
On boucla les villes et les villages dans toute l’Europe. Les voyages à l’étranger appartenaient maintenant au royaume des souvenirs. Les gens cultivaient à nouveau les légumes, presque comme dans le temps. Chaque famille vivait en quasi-autarcie, récoltant les graines transgéniques, et plantant les espèces les plus productives. Dans le centre des villes, dépourvu de jardins, c’était pire encore. Le taux de mortalité devenait effarant. Les morts devaient obligatoirement être incinérés le jour du décès. On agrandit donc les crématoriums existants. Gilly prit des allures d’aéroport, avec ses 48 terminaux pour corbillards.
Le 15 août 2026, on organisa un recensement de la population. Suite à un appel par satellite sans cesse répété, les gens furent invités à joindre la permanence fédérale, à y donner le nombre, les noms et, surtout, l’état des personnes toujours présentes sous leur toit...
Après débours, Marnille comptait encore 368 habitants, dont 12 malades intransportables, suite aux divers bouclages. Seuls les corbillards munis de systèmes de désinfection sophistiqués pouvaient passer, s’il y avait lieu.

— 4 —


À l’abri des regards, dans un laboratoire de l’armée sponsorisé par l’Europe, le premier humain cloné sortit de couveuse en 2002. Ce premier jet dupliquait parfaitement un général de l’armée de terre. Grâce à de savants mélanges hormonaux, la croissance et le développement de l’homme-clone furent accélérés. En huit ans, on obtint un solide gaillard, prêt à guerroyer comme le modèle dont il était issu. Deux années plus tard, quelques autres exemplaires de ce premier modèle furent créés et constituèrent une banque d’organes de rechange.
Dès 2010, l’armée structura une unité de clonage en chaîne. Comme la croissance accélérée n’avait pas donné les résultats escomptés, on diminua progressivement les dosages hormonaux. L’adolescence était désormais atteinte en sept ans, l’âge mûr commençant dès onze, douze ans.
À partir de 2022, des unités d’élite de l’armée, stylées et homogènes, pouvaient entrer en action...

— 5 —


21 août 2026
Vingt-trois heures, au moins...
Je ne sais plus combien de verres j’ai vidés. Pas important à savoir. Je suis ivre, c’est sûr ! Personne ne me le reprochera. La fête est finie pour moi. Allez, je rentre ! Le chemin de terre coupe à travers les bois. Je décide de traverser la clairière, pas évident. Mon chalet me semble à des années-lumières... Soudain, le sol se dérobe sous mes pas, ma tête explose. J’ai touché quelque chose, dans le fond. Quel fond ?
Trou noir...

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22 août 2026
Marnille se réveille dans les restes des effluves d’alcool. Les habitants se rassemblent devant la maison communale. Les infirmiers et les médecins fédéraux doivent arriver vers 14h00.
Le communiqué était clair, martelé depuis une semaine. Un vaccin efficace avait été développé. On organisait des campagnes générales de vaccination. Tout habitant devait en bénéficier gratuitement.
Enfin la libération...
13h55, des camions entrent dans le village. Des blouses blanches en descendent. On dresse des tables, et des barrières aussi, pour éviter la cohue. Les sauveurs sont accueillis par des cris de joie.
14h20, une infirmière ouvre une grande valise argentée. Des myriades de petites bouteilles scintillent sous le soleil, impeccablement rangées. Une autre infirmière dispose les aiguilles nécessaires aux injections.
Quatre médecins sont présents. Quelques civières aussi, en cas de syncope. Des infirmiers remontent des manches, réconfortent les malades, venus eux aussi, comme stipulé dans le communiqué fédéral.
14h47, la première bouteille de deux millilitres est ouverte, la première injection est faite, le premier Marnillais est sauvé.

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22 août 2026
J’émerge. J’ai mal aux cheveux. Je suis dans un trou. Je remonte à la lumière, au moins un mètre cinquante plus haut. Jarville n’est pas loin, à deux kilomètres tout au plus de Marnille. J’y serai vite.
Du haut de la clairière, j’aperçois la place du village. Je m’en rapproche.
Trois camions sont stationnés. Je vois des blouses blanches. Deux infirmières aux formes généreuses font des piqûres... J’avais oublié ! La campagne de vaccination !
Je ne résiste pas au plaisir de regarder les deux beautés encore un peu, discrètement installé dans les genêts. Tiens, un des médecins emmène quelqu’un à l’écart... un homme... il se débat ? On le guide derrière le camion. Mais qu’est-ce que ? Mais... mais il l’assomme, il le jette dans le camion !? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je rêve ou quoi !
Je rebrousse chemin. Marnille est en vue. Il y a aussi trois camions. Je me rapproche à pas de loups. Mais...Je n’en crois pas mes yeux. Je me cache aussitôt. Devant moi, là, pas très loin, j’ai deux superbes blondes, celles que je viens de voir à Jarville. Impossible qu’elles soient déjà arrivées ici. Quelque chose cloche...
Les médecins aussi se ressemblent.
Les malades sont conduits à l’écart. Les Marnillais qui ont été vaccinés sont dirigés vers la salle communale. Personne apparemment ne peut quitter l’endroit. On coche des noms. On s’affaire.
On charge les malades, maintenant. Mais... non... NON ! C’est du délire !

— 8 —


J’ai compris.
Dès que j’ai vu, j’ai compris.
L’automatique et le silencieux, là, sur la tempe des malheureux. Ils n’ont pas transporté les douze malades de Marnille. Non. Ils les ont d’abord assassinés, froidement, avant de les jeter dans le camion. Puis ils sont revenus, comme si de rien n’était, près des autres... Pour achever les injections.
Puis les blondes jumelles et les médecins sont partis.
Un autre camion est arrivé au village. Huit miliciens en sont sortis. Des octuplés. Dingue...
Il fallait se cacher, j’en avais conscience. En remontant vers la clairière, j’ai retrouvé le trou dans lequel j’étais tombé la veille. C’était l’endroit le plus sûr. J’y suis rentré.
Je connaissais la région, c’était mon seul avantage sur ces machins tueurs en huit exemplaires.
J’ai laissé passer deux jours, recroquevillé sur moi-même.
Puis, comme l’ombre, je suis sorti. Tapi dans une déclivité, j’ai observé sans bruit le village. J’ai aperçu quelques Marnillais. Tous se débattaient dans des tourments obscurs, tous étaient amaigris. Tous étaient parsemés de kystes déformants... Ils agonisaient.
Tous allaient mourir.
Le village se décima rapidement. Les camions, bien chargés de cadavres, dansaient sur les routes des Fagnes. Jarville mourait de la même façon. Jarville aussi avait ses octuplés.

— 9 —


Ça y est, un tueur passe très près de la tanière... Il tire sur tout ce qui bouge.
Les autres suivent et ramassent. D’autres encore, de la même série, conduisent les cadavres à la torchère de Chorey-en-Fagnes. Des volutes noires déchirent le ciel. Les tueurs ne parlent jamais, ils se comprennent sans mot dire, ils partagent le même mécanisme de pensée. C’est effrayant. Des machines.
Ils s’éloignent...

— 10 —


Trois jours au moins depuis ma dernière sortie, il faut que je sorte...
Comme une taupe, j’écarte mon plafond de fougères en quête du ciel. C’est le crépuscule. Les couleurs du soleil sont superbes. J’attrape quelques fourmis et une larve. Je les déguste. Je me faufile entre les herbes, puis rejoins le sous-bois épais. Je cueille une feuille, puis deux.
Derrière moi, une brindille craque sous le poids de...
C’est fini.


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