18/01/2004 - Eric Van Cutsem
La concierge
Je détestais cette femme
Sa vulgarité, son habillement, ses manières, tout en elle choquait mes sens, piquant mes nerfs à vif.
Je haïssais cette femme, ce représentant larvé de cette race larvaire.
Pour tout vous dire, cette femme est la concierge de mon immeuble, mais pas nimporte quelle concierge
non, non
, une vraie de vrai, une pure, la quintessence de la conciergerie, le voyeurisme fait femme, la condescendance personnalisée, avec un sourire posé sur son visage comme une poubelle sur un trottoir
Elle représentait pour moi une sorte de sommet évolutif en matière de concierge, comme si une sélection naturelle avait opéré depuis des millénaires pour aboutir à ça : ce petit bout de femme aux cheveux gris en chignon, aux lunettes rondes posées sur un repli de chair rappelant vaguement la forme dun nez, au tablier à fleurs terni par des lavages maintes fois répétés, aux mains calleuses et déformées par lusage permanent du balai
Son image simposait de plus en plus à mon esprit, devenant ainsi une de ces caricatures si souvent dépeintes au cinéma ou dans les romans bon marché !
Il est impossible que vous nayez jamais ressenti de la haine pour ce regard posé sur vos épaules alors que vous gravissiez les marches dun quelconque immeuble à la rencontre dune de vos amourettes discrètes. Ce regard pesant, lourd de sous-entendus vous suit alors que résonne encore à vos oreilles le troisième, la porte à gauche en haut de lescalier, hurlé plus que parlé ! Si vous navez jamais eu ce sentiment, cest que vous navez probablement jamais rencontré de concierge ou, peut-être, êtes-vous concierge ?
Une des raisons fondamentales de ma haine repose sur ma répulsion envers le genre humain. Je dois bien avouer que je nai jamais été quelquun de facile, ma misanthropie mentraînant souvent dans des discours rageurs qui me valaient beaucoup dinimitiés et pas mal dincompréhension. Depuis mon plus jeune âge, lhumanité métait apparue comme une sorte de verrue poussant à la face du monde, verrue que si lon mavait laissé faire, jaurais brûlée depuis bien longtemps. Ce que je détestais ? Oh, par-dessus tout la fatuité de lhomme, sa prétention à la place danimal supérieur, si supérieur quil renonçait même à son statut danimal pour mieux endosser sa peau dêtre humain
Tout ce que lhomme a de supérieur est en fait la possibilité de se considérer comme supérieur !
Et cest ces traits de caractère que je retrouvais, en tout ou en partie, dans le microcosme de mon garde-chiourme. Comme si le panonceau délavé reprenant les mots magiques La concierge est dans lescalier sestompait dans un souffle pour être remplacé par une pancarte aux lettres de sang : La pourriture est sur le monde
Non, je nétais pas fou et je ne le suis toujours pas
Cette femme espionnait chacun de mes faits et gestes, me poursuivant du regard, portant mon courrier jusque sous ma porte afin de mieux y coller son oreille jaunie et racornie. Elle saisissait ma vie à pleines mains, sy insinuant sournoisement, se glissant entre mes actes pour mieux les observer et mieux les contrôler. Mon célibat la réjouissait, faisant de moi sa créature
Lhomme dune seule femme, elle !
Souvent, je la sentais présente plus que je ne la voyais. Passant dans le grand hall dentrée en travertin, je la devinais derrière les rideaux de sa loge, mobservant au-dessus de ses lunettes et trahissant sa présence par son écriteau retourné. La concierge nétait pas dans lescalier. Oh, non, elle était là, aux aguets, suivant chacun de mes pas, soupesant chacun de mes gestes, devinant ce que javais bien pu faire dehors, hors de son emprise, hors de ses griffes. Parfois, sa porte sentrouvrait dans mon dos et elle me jetait un Beau temps pour la saison, nest-ce pas ? Jai porté votre courrier devant votre porte, Monsieur Paul. Raah, ce monsieur Paul
comme il me faisait mal ! Comme il me rappelait notre connivence, presque notre intimité ! Quel être stupide et faible avais-je été de lui glisser un jour entre deux volées descalier quelle pouvait mappeler par mon prénom, Paul
Jaurais voulu changer détat civil. Maintes fois dailleurs, jai songé le faire. Mais quaurais-je pu invoquer auprès des autorités ? Ma concierge connaît mon nom, je voudrais en changer. Il maurait pris pour un fou. Or je ne suis pas fou
vous mentendez, pas fou du tout !
En fait, maintenant que jy réfléchis, avec un peu de recul, elle me terrorisait. Je crois que cest le terme exact. Je la haïssais, mais en même temps elle meffrayait, me laissant macérer dans un état de terreur indicible. Elle était concierge de limmeuble et aussi concierge de ma peur
Elle lentretenait avec amour et tendresse, ranimant sa flamme par de petites touches : une présence dans un recoin de lescalier, le courrier devant ma porte, son La concierge est dans lescalier, lodeur du couloir fraîchement nettoyé ou encore, un paillasson dépoussiéré puis remis à sa place
Toutes ces petites choses qui faisaient delle le maître de ma peur et moi son esclave. Chaque matin et chaque soir javais un emploi à heures fixes au Ministère des Travaux Publics, elle était là, mattendant comme par miracle en quelque lieu secret de limmeuble. Dans sa loge si je passais par le hall, dans les caves si je rentrais par le garage, à mon étage si je prenais lascenseur ou dans lescalier si javais choisi de me mettre en jambes, elle était partout et nulle part. Jaurais été croyant en une quelconque forme de parapsychologie (ce nétait pas le cas, rassurez-vous, je vous ai déjà dit que je nétais pas fou), jaurais immédiatement pensé quelle était médium, voyante ou ex-diseuse de bonne aventure dans une foire ringarde. Mais je crois que cétait beaucoup plus simple que ça. Elle humait ma peur de la voir. Elle respirait lodeur qui suintait par tous les pores de ma peau. Elle me suivait à la trace comme un chien suit le sang dun animal blessé, elle reniflait ma frayeur. Cétait sa drogue, son vice, sa puissance
Ses yeux ne brillaient jamais quen ma présence, mais de quelle brillante lumière, celle que lon voit dans les yeux du toréador avant la mise à mort ou dans ceux du bourreau avant son office.
Mais javais dautres raisons de me morfondre. Les nombreuses années passées en Afrique équatoriale au temps redouté du colonialisme à outrance mavaient laissé bien plus que des souvenirs. La malaria me poursuivait de ses ardeurs fiévreuses avec une régularité à faire pâlir denvie un bureaucrate londonien. En un mot, je me retrouvais périodiquement cloué au lit dans un état proche de la catalepsie, incapable de sortir ou même de me nourrir. Cétait les moments privilégiés que ma concierge choisissait pour investir mon appartement sous le couvert fallacieux dune aide quelconque. Selon un scénario préétabli et connu delle seule, elle sonnait à la porte pour mapporter mon courrier. Nentendant quun grognement en guise de réponse, elle savait que jétais dans une de mes crises de paludisme. Il ne lui fallait alors quun dixième de seconde pour introduire sa clé dans la serrure et pénétrer dans le saint des saints, mon chez moi, qui devenait rapidement son chez elle pour la durée de ma maladie. Rien naurait pu mêtre plus pénible. Aucune torture au monde, aucun bourreau expert en son art naurait été à même de rivaliser avec elle. Cette femme possédait un don unique : celui de lire à livre ouvert dans les recoins les plus secrets de mon âme afin dextirper toute la substantifique peur de mon inconscient et me la jeter au visage de ma conscience. A la seule pensée de ces journées abominables où elle cuisinait pour moi, me lisait des passages de quelque volume oublié de lApocalypse ou encore restait simplement à mes côtés, je frémis plus sûrement quavec toutes les malarias de la terre
Un moment, pour échapper à son emprise, jai même pensé mettre fin à mes jours. Une pendaison, le poison ou saignant à mort dans ma baignoire remplie deau chaude. Jy ai songé, et puis jy ai renoncé, car jétais convaincu quelle serait là à temps, à temps pour me sauver, à temps pour me reconduire dans son cauchemar, pour menfermer à nouveau dans le subtil piège de sa présence. Qui sait si elle ne serait pas venue me porter des fruits et des fleurs chaque jour à lhôpital durant ma convalescence ? En tout cas, elle maurait fait regretter amèrement mon geste
Et je nose mimaginer mort et enterré, me réveillant soudain dans le paradis promis avec à mes côtés, sur le velours de mon cercueil, ma concierge souriante et épanouie.
Je navais pourtant jamais rien fait qui justifiait cet acharnement sur ma personne. Étant jeune, ma mère mavait élevé dans le respect dautrui et mavait inculqué ce vernis de politesse qui donne à la société humaine ce semblant de brillance. Ainsi, toute ma vie durant, dhypocrisies courtoises en mensonges polis, javais pu donner le change au monde. Avec ma concierge, javais agi comme à laccoutumée. Révérences, courbettes et sourires avaient été les maîtres attitudes de mon quotidien. Mes largesses sétendaient même au moment tant attendu des étrennes, un petit mot vantant ses mérites de propreté et dhonnêteté accompagnant une somme coquette dargent que bien des facteurs et autres éboueurs auraient aimé voir tomber dans leur escarcelle à la vente de leur calendrier annuel. Mais au lieu de se voir récompensés par un sourire aimable et un respect digne de nos différences sociales, mes épanchements favorisaient (et entretenaient même) un lien desclavage dans lequel on ne discernait plus si le maître était le payeur ou le payé ! Elle me tenait dans sa main et jouait avec moi avec autant daisance que son balai et sa serpillière.
Mais pourquoi, me direz-vous, pourquoi ne pas avoir déménagé ? La question montre bien que vous navez jamais été sous lemprise de quelquun, et certes pas sous la dépendance de votre concierge. Car maintenant, avec le recul dun homme ayant accompli une tâche humanitaire, je peux bien vous dire avec certitude quelle mhypnotisait. Derrière ses petites lunettes à monture dorée, son regard bleu acier me lançait des messages subliminaux dignes des plus mauvaises émissions politiques doutre atlantique. Elle me possédait, prenant mon esprit en otage, rendant vaine toute tentative de fuite. Avec elle, il nétait pas question de glasnost et je me sentais plutôt dans la peau dun albanais, avec un passeport valable entre mon appartement et mon lieu de travail, que dans celle dun explorateur de linfini
Elle me poursuivait partout. Dans mon bureau, chaque geste de mes collègues féminines me rappelait sa présence, sans parler des femmes de ménage qui me faisaient sursauter tant leur apparence était proche de mon cerbère femelle. Leur manière de vider les poubelles, leur déhanchement, leurs rires, les mains calleuses et leurs vêtements à fleurs poussiéreux me replongeaient dans lunivers carcéral de mon habitation. Mon cerveau superposait à leurs corps bien réels limage floue de ce cloporte en chignon qui mattendait chaque soir derrière ses rideaux délavés et son panneau magique La concierge est dans lescalier.
Le soir, sur le chemin qui menait à mon appartement, j'avais l'occasion de rencontrer des dizaines de concierges, tout aussi affables, qui, sur mon passage, montraient leurs mâchoires édentées dans un sourire sardonique du plus bel effet. Qu'aurais-je donné pour trouver le parcours me menant de mon lieu de travail à mon doux logis qui évitât le plus possible les immeubles abritant une loge de concierge ! Vous pourriez croire que tout cela tournait à l'obsession et que je commençais sérieusement à affabuler, voyant des concierges vampires là où certains voient habituellement des éléphants roses. Mais je vous le dis et le répète, je ne suis pas fou et, de plus, je ne bois jamais une goutte d'alcool, laissant cela à l'humanité dépravée qui jonche les trottoirs le samedi soir à la sortie des bars. Mes cauchemars et mes angoisses étaient bien réels, ils avaient une cause et une seule, le dragon en tablier qui se croyait investi de la sainte mission de protéger mon logis.
J'avais bien essayé de mener une campagne d'information anticoncierge auprès des autres propriétaires de l'immeuble, car, après tout, je n'étais pas le seul concerné. Malheureusement, je dus bien vite céder devant la masse de protestations face à mon étrange ressentiment. Comme d'aucuns l'appelèrent
Je faillis même me brouiller à mort avec un de mes voisins, un certain Yves-Edouard de Machin Chose, qui trouvait cette vieille dame si charmante et si serviable que lon pouvait émettre des doutes quant à leurs relations. La particule narrangeant rien à laffaire, il me somma de faire mes excuses auprès de cette gent dame (ce furent ses mots exacts) sans quoi, il se verrait dans lobligation de ne plus madresser la parole. Grand bien lui fit, nous ne nous parlâmes plus jamais ! Encore une verrue quil me faudrait un jour effacer de la surface de la Terre
Un soir, cependant, alors que je rentrais du travail comme à laccoutumée, lIdée germa dans mon esprit. Jen étais arrivé à un tel degré de saturation, de peur et de répulsion que nimporte quelle solution pour me débarrasser delle maurait paru normale. Mon Idée géniale était simple, claire et précise : la supprimer avant quelle ne me rende réellement fou
Ma réflexion avait été étayée ce soir-là par la présence dans le hall dentrée dun maçon en train de refaire lescalier, monumental il faut bien le dire, qui desservait les étages de mon immeuble. Me voyant me diriger vers lescalier, la concierge me hurla de prendre plutôt lascenseur, car ils avaient dû démolir les trois ou quatre premières marches afin dy inclure je ne sais quel câble électrique ou autre
Je nentendis jamais la fin, métant précipité dans lascenseur pour ne pas avoir à discuter plus longtemps des gravats et de la poussière qui devaient certainement embarrasser ma madame propre qui lave plus blanc que blanc. En ouvrant la porte de mon appartement, une vision simposa à moi. Il fallait que je mette mon idée en pratique, car elle était digne de mon mal et de labjection en tablier qui hantait mes jours et mes nuits.
Il était onze heures bien sonnées lorsque jentendis le frottement derrière ma porte. Comme dhabitude, la concierge faisait sa ronde avant daller enfiler sa chemise de nuit en flanelle à fleurs et de se glisser dans ses draps fraîchement amidonnés. Elle vérifiait que tous ses esclaves étaient bien rentrés et ne regardaient pas le film pornographique du jeudi soir sur une quelconque chaîne privée. Elle sarrêtait toujours plus longtemps chez moi et je limaginais aisément en train de humer au vent lodeur de ma peur, la truffe en lair et les yeux injectés
Javais éteint toutes les lumières pour donner le change et métais glissé tout habillé sous les draps. Je respirais à grand renfort de ronflements tonitruants comme, paraît-il, aux dires de ma chère concierge, javais coutume de le faire. Ce ne fut quune heure plus tard que josais sortir de mon lit et de mon appartement. À pas feutrés, je gagnai le premier étage, puis descendant lescalier jusquaux marches fraîchement cimentées, je les enjambai en me laissant glisser sur la grosse rampe en marbre. Jétais à pied doeuvre et je navais rien oublié. Sans un bruit, je franchis les derniers mètres me séparant de ma victime. Mon coeur battait fort, mais le plaisir de la chasse ancestrale remontait à mes lèvres dans un goût de sang chaud que je naurais jamais cru autant apprécier. Lécriteau sur sa porte était retourné et sa loge était aussi noire que le destin que je lui réservais cette nuit-là. Je me mis en devoir de frapper doucement à la porte vitrée jusquà ce quune voix faible parvienne à mes oreilles tambourinant sous les assauts dune violente circulation sanguine. Elle nalluma pas la lumière, voilà qui était inespéré. Elle sapprocha du carreau en grommelant plus que lusage et les bonnes manières ne lexigeaient. Cétait là une bonne raison de plus pour faire ce que javais à faire.
En me voyant, son visage séclaira dun sourire étrange. Croyait-elle que ma visite nocturne avait un autre but que celui que javais échafaudé ? Je neus pas le temps de répondre à cette question, la porte sentrouvrit, je mengouffrai dans la loge et me jetai sur elle avant quelle ne pousse le moindre cri. Je frappai avec le couteau un grand nombre de fois dans des endroits divers de son anatomie. Je dois bien vous avouer que je ne me rappelle plus très bien combien de fois, ni où, mais ce que je sais, cest que le sang gicla bien et fort et quelle neût pas le temps de pousser le plus petit cri. La première partie de mon plan était achevée. Je me souviens alors davoir porté le corps de lêtre haï jusquà la salle de bain et de lavoir trouvé bien léger. Sans doute était-ce là leffet du plaisir que jéprouvais dêtre enfin délivré de ce cafard en tablier
Le reste de la nuit est un peu flou dans ma mémoire. Le découpage de son corps au hachoir mayant causé quelques problèmes, je dus recourir à une scie trouvée sur le chantier à côté de lescalier. Je me rappelle aussi avoir pris un temps considérable afin de nettoyer la loge de toute trace de sang et de lutte. Mais le plus long fut sans doute la préparation du ciment et la finition de lescalier dans le noir.
Le lendemain matin, pour donner le change, je me rendis à mon travail comme dhabitude, mais, bon sang, comme mon coeur était léger ! Toutes mes angoisses avaient disparu. Je me rappelle même avoir souri en passant devant lécriteau La concierge est dans lescalier
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