18/04/2004 - Lorenzo Ciliotta
Archelon

Archelon est un homme de trente-six ans. Nous sommes le trois janvier deux mille soixante-dix et il est seize heures vingt-huit. Archelon rentre chez lui après une journée normale de travail, il a commencé le boulot à dix heures pour l'arrêter à midi, l'a repris à quinze heures. Il est programmeur dans une usine de connexions neuronales qui ont plusieurs générations de retard. Du coup il travaille plus, trop selon ses quelques amis qui le disent fou de consacrer parfois plus de vingt-trois heures pour son emploi. Lui n'en a cure, il aime son travail et de toute façon, travailler autant semble être la seule manière de se maintenir la tête hors de l'eau. Si l'entreprise coule, il fera partie de tous ceux qui, par manque de moyens, ont dû quitter les résidences confortables de Intargie pour les trois pièces bas de gamme du groupement Reytar, trois niveaux en dessous et surtout trois cents Mondiocredits moins chers.

Il décide, à la porte de l'ascenseur, de laisser là ses inquiétudes ou du moins de les reporter à plus tard ; il est bientôt chez lui et le temps est venu de se détendre. L'ascenseur est calme, la circulation semble très fluide, à vrai dire presque personne ne l'utilise, peu de monde accepte de travailler durant les trois premiers jours de la semaine. Il colle sa main avec réticence sur la plaque tiède du cadre d'appel, elle est sale, on voit les traces de sueur des précédents usagers. Après quelques secondes la plaque s'opacifie et un visage anonyme apparaît pour souhaiter la bienvenue à Archelon, un visage lisse qui ressemble à tout le monde et à personne. Il s'efface et la porte, de nouveau transparente, s'ouvre sur un abyme de plusieurs centaines de mètres aux parois translucides qui lui renvoient des reflets bleus. Une passerelle s'est dépliée jusqu'au centre et l'élévateur est déjà là, il flotte en vol stationnaire. Archelon passe la porte, s'avance et place ses épaules dans la petite structure de métal.

Une légère vibration qu'il a toujours trouvée agréable précède le verrouillage de son torse et de sa nuque. L'appareil maintient son altitude à coups de rétro réacteurs tandis que la passerelle se replie et reprend place dans le mur cylindrique, laissant pendre ses jambes dans le vide. Il s'amuse à pédaler dans le vide plutôt que de s'énerver parce que l'appareil tarde à s'élever. Cinq secondes plus tard, il sent son cœur descendre dans ses jambes, les étages défilent de plus en plus vite, et ses cheveux longs deviennent comme fous, fouettent ses épaules et son visage. L'élévateur ralentit, stoppe. La passerelle se déplie et les trois harnais métalliques descendent de quelques centimètres pour permettre à ses pieds de se poser dessus. Il rejoint la porte de verre, elle s'ouvre en gémissant. Le verre ! Quelle idée de continuer à faire ces portes dans cette matière antédiluvienne ! Ce matériau lourd, difficile à travailler est surtout dangereux s'il casse. Si la porte venait à être brisée, les dégâts pourraient s'avérer désastreux pour les utilisateurs d'élévateurs aux étages inférieurs — leurs boucliers à impulsions destinés à repousser les objets tombants des poches des distraits du dessus feraient pâle figure face à la pluie de débris qui s'abattraient sur eux. Mais bon, le conseil multiniveaux trouve au verre une noblesse que ne possèdent pas les matériaux modernes qui pourraient remplir les mêmes fonctions — ce ne sont pas les membres du conseil qui risquent de se faire mettre en pièces en utilisant les élévateurs. Il est vrai que son opinion est teintée de mauvaise foi, aucune vitre, aucun sas, aucune porte faite de verre n'a jamais coupé en deux un homme. Tout au plus a-t-on à leur reprocher une lenteur de mouvement due à leur poids et des pannes fréquentes pour la même raison.

Il est sorti de l'ascenseur et se retrouve devant trois entrées d'habitation. La sienne lui fait face, elle lui renvoie son image comme un miroir, mais sans l'arrière-plan, les à côté, réglées sur « reflet sélectif ». La porte de gauche montre un dégradé alternant le vert et le blanc, qui se mélangent comme dans une flaque d'eau pour, petit à petit former une couleur uniforme vert pâle. Celle-ci commence à onduler, explose et le sicle recommence. Archelon trouve cela très joli, il le dira à ses voisins. Ils ont créé leur propre hologramme de porte, et ils ont du goût. Plus en tout cas que sa voisine de droite qui a préféré l'option transparence qu'elle a réglée sur maximum.

La porte a disparu, seul flotte au milieu le cadre d'identification. Elle aime se promener nue chez elle et activer la transparence sur tout ce qui peut le devenir. Pourtant, on ne l'a jamais vue avec aucun homme. Elle a l'air vraiment bizarre. Pas énigmatique ou différente, simplement débile.
Lui en tout cas trouve anormale cette opposition entre le fait qu'elle montre tout et qu'elle ne donne rien. Cela dit, tant qu'elle ne porte pas de signe de caste tatoué sur la nuque et qu'elle ne pose pas de bombes virus dans les aérocargos, cette femme peut faire ce que bon lui semble, ses choix ne regardent qu'elle, il s'en fout.

Il pose sa main sur le capteur qui en lit les contours, contrôle son poids et son pourcentage de masse musculaire, les récentes connections neuronales de son cerveau et en déduit que l'homme qui essaie d'entrer est bien Archelon Methys et qu'il peut avancer. Le champ magnétique disparaît, la porte s'efface.
Avec un soupir il avance et jette son manteau. Il est d'humeur plutôt morose aujourd'hui. Le manteau n'a pas le temps d'atteindre le sol, il est saisi par sept crochets articulés qui sont sortis du sol dés que la connexion entre le cuir de la veste et la main de l'homme s'est interrompue. Tandis qu'il se dirige vers son canapé et s'y affale sa veste est fouillée, scannée, nanolavée, déclarée neutre, pliée et acheminée, mètre après mètre, vers le troisième placard. Les bras mécaniques, leur mission remplie, reprennent l'un après l'autre leur position initiale, enfouis dans le sol, de nouveau recouverts par la moquette.

Archelon, confortablement installé dans son fauteuil qui s'est en partie lové autour de lui, n'arrive pas à se détendre. Il lui manque quelque chose, quelque chose qui lui a toujours manqué. Il ne sait pas dire quoi, mais il a la certitude que c'est important, vital. Il se retourne, balaie la pièce des yeux et pourtant tout est là. Les bras articulés ont achevé leur besogne et plus un n'est visible, les découpes de la moquette se sont presque refermées. Les nouvelles versions de moquettes « ElastoFlex » cicatrisent en une seconde. La sienne est d'une autre époque, elle met plus de vingt secondes pour se réunifier. Il la garde par fierté ou par nostalgie, faisant partie des quelques concepteurs qui n'avaient rien trouvé de mieux, pour leur projet de fin d'études, que d'imaginer un couvre sols régénérant. Par la suite son meilleur ami et cofondateur de leur jeune entreprise lui piquait sa femme et disparaissait dans la mégapole. Depuis il avait fait les mauvais choix, engagé les mauvaises personnes, tourné en rond. La moquette « Elasto-flex » était tombée dans le domaine public et la concurrence l'écrasait. Aujourd'hui il a de la peine à payer son train de vie de technicien basique, et demain ? À travers les trois parois en face de lui s'étale une oasis de verdure entourée d'eau, une île en contrebas avec de grands arbres agités par une faune gesticulante poussant des cris aigus que bien sûr Archelon n'entend pas, bien qu'il le puisse avec le zoom sonore. Le soleil aussi joue dans les branchages et chauffe les pierres sur lesquelles plusieurs félins sont assoupis. Un tigre assez jeune, lui bien réveillé, saute de pierre en pierre puis se retrouve sur le sable.
Il plonge sa mâchoire dans la matière meuble, la retire précipitamment et tousse, bave. Il se lèche les pattes, essaie de se nettoyer et, voyant qu'il n'y arrive pas, bondit au milieu des herbes touffues dans l'espoir de trouver un terrain de jeu moins salissant. Archelon soupire. Un tigre qui s'amuse sur une plage, il ne sait même pas si c'est possible.

Sur une injonction de sa part, les trois parois prennent leur aspect premier, celui de murs gris. La semaine prochaine il changera de perspective décorative, celle-ci l'énerve, les animaux sont trop nombreux sur cette île, ce n'est pas crédible, même pour lui qui n'en a jamais vu un seul. Tout ce qu'il connaît sur les animaux il l'a appris au zoo du groupement Reytar ou sont conservés les squelettes de nombreux mammifères, ainsi que d'autres espèces dont certaines semblaient très impressionnantes. Il n'aurait pas aimé se retrouver nez à nez avec un lion, un loup ou, pire encore, une autruche ! Aujourd'hui certains vivent encore sur les perspectives décoratives, faisant partie d'une grande fresque niaise s'étalant sur les murs des citoyens qui veulent rêver, et croire que leur regard contemple autre chose que les micropigments des murs.

Il s'étire, quitte son fauteuil et décide de mettre un peu de musique. L'ongle de son auriculaire se pose sur le petit triangle de téléchargement. Immédiatement les données de la journée contenues à l'intérieur passent par le triangle dans le système d'habitation. Archelon demande à voix haute la « chanson du jour » et y porte attention. Ce sont les voix du conseil de niveau trente-quatre qui vocalisent sur une de leurs valeurs sûres, « la LOI l'emportera ».

Il la chantonne avec eux en se dirigeant vers la cuisine. Il vient voir sa fleur. Les graines ne sont disponibles que sous le manteau et il a dû négocier ferme pour en avoir quelques-unes. La première moitié a servi à faire pousser cette plante, la deuxième est dissimulée en dessous de sa moquette dans une petite capsule. Il caresse une des feuilles. Ça fait longtemps que les plantes sont interdites, selon le conseil elles représentent l'anarchie à l'état végétal, une donnée aléatoire, un critère non mesurable, donc une menace potentielle.
C'est peut-être aléatoire, mais c'est joli.

Dans les quartiers où il loge, aucune vérification des habitations n'est mise en place. Ce n'est pas nécessaire, une fois par semaine des relais placés à différents endroits de la ville envoient une puissante onde génétique qui, relayée d'émetteur en émetteur, empoisonne toute forme de vie végétale. La prochaine onde est prévue dans deux heures. C'est dommage, un bourgeon grossissait, sa fleur allait éclore. Il pleure.


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