09/05/2004 - Dominique Castinel
Journaux Intimes - intro

Paris, le 2 juin 2002.

Aujourd’hui, j’ai passé la journée dans un troquet. Et l’idée m’est venue d’un coup.
En équilibre sur ma suspension, je pouvais avoir une vue panoramique et assez précise de mon univers, bien que légèrement mouvante et stroboscopique à cause des pâles du ventilateur. Un café. Un vrai troquet, avec un vrai bar en zinc, patiné comme les mains calleuses du patron. Un café, comme tous les cafés. Le décrire serait une caricature. Gilbert aussi. Et Louise. Jusque dans leurs prénoms, tout à l’essence de tablier bleu, de bacchantes daliennes, de mises en plis oxygénées et robe à fleurs. Tout sentait le café.

Mais vu d’en haut, il a tout de même une originalité. Rien, dans l’emplacement du bar, des tables, du bureau de Louise, n’est cloisonné. Je ne pense pas que ce soit voulu, mais quand, aux heures de jus, les gens vont et viennent, s’installent au bar, puis à une table, repartent, personne ne se bouscule, personne ne se gêne. Rien n’obstrue la vue, rien ne fait obstacle. Et pourtant, quand ils sont assis à leur table, ou Pauline à la sienne, personne ne dérange personne. Ils ont l'air de discuter comme si aucune oreille ne pouvait les percevoir. Seul le pas des galoches de Gilbert crée un fil d’humanité qui relie les tables entre elles, accaparant la chaleur humaine pour mieux la redistribuer. Un cœur, rythmé par les heures de repas et d’apéro, où aucun caillot ne vient obstruer les veines ou les artères. Un cœur de vie où le sang aurait le goût du vin.
Du haut de mon plafond, j’avais une sensation de plénitude en observant tous ces hommes et femmes qui se mouvaient comme des globules.

Mais au fait, je ne me suis pas présentée :
Je ne suis qu'une mouche. Oui, je sais, vous allez tout de suite me dire : « Une mouche, ça ne parle pas ! . C'est vrai. Mais un, je ne parle pas, j'écris. Deux, je suis une mouche mutante, créée par le peuple Zgeg, de la planète Muterus, aux confins de la galaxie Falop. Les Zgegs nous ont inventées pour vous espionner afin de conquérir votre planète, et y récolter les secrétions de truies enceintes du Haut-Poitou, véritable trésor convoité par les… Non, je déconne. Je ne suis qu'une mouche. Une bonne, grosse, vieille mouche à merde. On pourrait même dire une bonne, grosse, vieille mouche de bar. Si, dans une de vos vies à venir, vous devez être réincarnés en mouche, un conseil : élisez domicile dans un bar. Votre fortune est faite : placez-vous au petit déjeuner derrière la machine à café, au chaud, et puisez dans les ressources inestimables des flaques poisseuses de café sucré à moitié séchées. Le repas de midi sous la panière à sandwiches, avec les miettes et rogatons de charcuterie, et le soir, vous faites le tour des tables, juste avant que le patron ne remonte les chaises, en évitant évidemment les cendriers (vous risqueriez de vous faire piquer par la brigade des mœurs diptériennes pour attentat à la pudeur, les cendres de cigarettes étant pour nous un aphrodisiaque puissant et hallucinogène…). Le reste du temps, vous faites des courses avec les copines, vous jouez à celle qui s'approchera le plus des rouleaux de papiers collants, jeu aussi ancestral que la roulette russe ou la course de la mort dans « la Fureur de vivre » (je l'ai vu cinquante-trois fois dans le ciné-club où j'habitais avant), ou alors vous faîtes comme moi, vous observez. Vous sondez les âmes autour de vous. Car nous avons une capacité que vous, les hommes, nous enviez depuis des siècles : il nous suffit de nous poser sur vous pour tout connaître de vos pensées. Ça vous fait envie, hein ? En plus, ça dure une fraction de seconde, donc, maintenant que vous savez, inutile d'essayer de nous écraser d'un plat de main rageur, vous n'auriez jamais le temps de nous ôter ce que l'on vous a pris.

Je vous sens passablement incrédule, mais réalisez quand même que vous êtes en train de lire des mots alignés par une vulgaire mouche bleue. Vous qui croyez que nous ne sommes que des bestioles nuisibles, envahissantes, telles des guerriers sanguinaires irakiens assoiffés de guerres bactériologiques, infestant vos aliments de microbes surpuissants, pondant nos œufs au cœur de votre tendre et adorée côte de bœuf, il vous paraît impensable que je puisse écrire ces mots.

Mais si vous observiez attentivement, si vous aviez la curiosité de faire attention un peu à nous, vous seriez sidérés de voir le nombre de mouches posées sur votre épaule pendant que vous lisez. Vous vous apercevriez que si nos yeux ont autant de facettes, ils nous permettent non seulement de faire face aux dangers, mais aussi d'apprendre à lire à une vitesse phénoménale. Une amie de la rive droite m'a dit un jour qu'elle s'était fait la totalité des fichiers microfilms de la Grande Bibliothèque de Bercy en trois jours, bien avant son inauguration. Alors vos mots, vous pensez bien qu'on les connaît ! Moi, j'ai appris à lire sur les épaules de Pauline, la fille de Gilbert, le patron, qui passe tout son temps libre à lire, au fond de la salle. Sacrée gamine, celle-là ! Un jour, j'ai même cru qu'elle avait vu dans mes yeux que je lisais en même temps qu'elle, et que j'attendais qu'elle ait fini sa page pour continuer. Les enfants humains ont une transparence de la vérité que l'on ne soupçonne pas. J'adore les enfants. D'ailleurs, je vais peut-être vous surprendre, mais j'aime les humains, tous les humains. J'aime vous regarder vivre, penser, aimer, rire, discuter. Vous êtes mon passe-temps favori. J'apprécie la vie différemment depuis que j'ai appris à dépasser ma peur de vos instincts meurtriers et génocideurs (eh oui, on adore inventer des mots nous aussi…). J'y vois une telle poésie naïve et touchante, vous qui ne savez rien des autres. C'est pour cela que j'ai eu envie de témoigner. Je me suis mise à écrire, de ma grosse écriture en « jambes d'humains » ( on a aussi de l'humour…), raconter ce que j'ai vu au cours de ma vie, comme un Doisneau assis au fond d'un bar à vins des fortifs. Je me suis attachée à vous, j'ai pénétré dans vos vies, vos pensées, vos états d'âme. Je vous ai suivi, au bar, dans la rue, chez vous. Certains ont marqué ma mémoire, et je veux vous les faire rencontrer.

Et c'est grâce à un ami scarabée, fou d'informatique, qui a passé ses nuits sur le PC d'un grand éditeur parisien, à taper lettre par lettre ce que je lui dictais, que ces écrits ont pu parvenir jusqu'à vous. Excusez alors que ce recueil ne soit pas gros, et que je n'ai pas pu parler de tous ceux que j'ai aimés, mais la vie d'un scarabée est trop courte pour concurrencer Victor Hugo ou Dostoïevski.

Ne m'en voulez pas si mon style est brouillon, mais Léo mon pote n'est pas doué dans la maîtrise du traitement de texte. Tout peut paraître brouillon, et je m'en excuse d'avance, mais ce que j'ai à raconter est en dehors du style. Vous n'y trouverez donc pas obligatoirement de suite logique, de structure bien définie. J'ai suivi des humains, je l'ai raconté, et c'est ce qui m'importe à moi. J'ai voulu retranscrire quelquefois mes impressions, j'ai changé les points de vue, j'ai souvent écrit au nom des autres, m'octroyant leurs pensées, mais avouez : si vous pouviez pénétrer la vérité des autres, ne seriez-vous pas tentés de faire la même chose ? Écrire ou parler à la place des autres, n'est-ce pas le privilège des créateurs ? N'est-ce pas le privilège de l'imagination ? Peut-on sans scrupule dire « je » alors que ce sont les autres qui vivent ? Moi, ma vie de mouche est insipide, répétitive, en un mot médiocre. Mon seul mérite est de pouvoir faire vivre les autres. Alors je ne m'en prive pas. Laissez-moi aller au bout de mes envies, c'est tout ce qui fait l'importance de ce que je crois être ma vie. J'espère juste que vous puissiez puiser dans mes mots l'évidence du poids de la vie des autres dans sa propre vie, et d'en jouir. Ne vous laissez pas absorber par la critique littéraire pure, baignez dans les vies que je veux vous raconter, jubilez des échecs des autres, pleurez d'émotions devant la beauté de leurs âmes, riez de leur bêtise. C'est ce que doivent procurer ces mots.


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