20/06/2004 - Babel Master
Journal d'inimitié

Des amis à l’âme tranchante...

Journal de Marc

Vendredi 15 septembre, 18h00

Cela fait longtemps que je n’ai plus ouvert mon journal. Sans doute parce que je n’en ressens pas le besoin. J’ai déjà remarqué que je l’oublie quand tout va bien et je retourne vers lui lorsque quelque chose cloche dans mon existence.

C’est curieux ! Oui, très curieux, parce qu’aujourd’hui, je n’ai aucun souci. Ce vendredi est à marquer d’une pierre blanche dans ma carrière. Je l’ai enfin obtenue, cette promotion. Les collègues en sont restés bouche bée, au bureau. Ils croyaient que Youn l’emporterait à ma place. Mais le mérite finit toujours par gagner.

Alors pourquoi devrais-je me sentir mal ? Jane m’a déjà laissé entendre que, finalement, elle accepterait de dîner avec moi si je le lui demande à nouveau. Encore un sale coup pour Youn qui en est bleu depuis son arrivée au sein de notre équipe.

Bah ! C’est son problème, pas le mien ! Autant profiter de la chance tant qu’elle s’occupe de moi.

Tout est cool ! ! !




Vendredi 15 septembre, 19h30

Quand même, Youn n’avait pas l’air en forme après l’annonce de ma promotion. Dois-je me sentir coupable ? Dans la vie, c’est chacun pour soi. Il aurait fait la même chose s’il avait pu. Je n’ai pas à avoir de remords. De toute façon, je bosse en vue de ce poste depuis si longtemps que je ne vais pas bouder mon plaisir. Je dois me concentrer sur mes nouvelles responsabilités si je veux que la roue ne tourne pas à nouveau.
Assez d’états d’âme ! Tout est pour le mieux !




Vendredi 15 septembre, 20h45

Je reviens encore à ma formidable journée. Pourquoi ? Oh ! Je sais ! Le petit gueuleton aux sushis que je viens de faire me rappelle les bons souvenirs passés avec Youn. Je ne peux pas oublier que nous sommes entrés ensemble dans cette boîte et qu’il a toujours été sympa avec moi. Il est moralement très fort, mais un peu trop effacé. Je le lui dis souvent. Moi, on m’a appris qu’il faut se battre pour faire sa place. Je le pousse souvent à se faire plus remarquer, mais rien à faire. Ce soit être une tradition ancestrale chez les Asiatiques : humilité et modestie.

Il n’arrivera jamais à rien comme ça. Si ça continue, je devrais prendre mes distances avec lui, sinon les autres vont croire que je fais du favoritisme. Tant pis pour lui ! Au fond, nous avons les mêmes compétences, mais je les montre mieux que lui.

Allez, j’arrête de me faire du mouron. Je ne suis pas sa mère, après tout, et si je l’avais été, je l’aurais éduqué afin de le rendre plus agressif.

Il me reste à finir cette journée en beauté avec un bon film et ensuite, une bonne nuit de sommeil me retapera après toutes ces émotions.





Vendredi 15 septembre, 23h50

Décidément, quelque chose ne va pas. Je n’avais pas le coeur à regarder un film, alors j’ai bouquiné 20 minutes avant de me décider à dormir. Mais voilà ! Pas moyen de trouver le sommeil. Il y a quelque chose qui cloche chez moi. J’ai un superbe job ; une promotion ; mon salaire va être revu à la hausse dès lundi ; les filles au bureau me regardent déjà autrement ; mon avenir est pavé de lingots de bonheur... Alors quoi ?

Le visage de Youn m’apparaît constamment. Il me jette un regard triste et je suis pétrifié de honte. Nom de Dieu, j’ai fait ce que je devais, personne ne peut me reprocher d’être le meilleur...

Et puis merde, Youn, fous-moi la paix et laisse-moi dormir !




... Il est minuit trente ! Ça fait plus d’une demi-heure que je regarde ce foutu journal sans penser à rien. Youn me nargue. Son petit sourire au coin des lèvres en dit long sur son opinion. Il sait qu’il est en train de gagner. J’ai déjà vu cette expression sur ses lèvres, la dernière fois où nous tentions de résoudre un fameux bug informatique. Il avait trouvé la solution et me laissait chercher comme un idiot. Il jouait avec mes nerfs. Sa solution était géniale. Un coup de maître ! Mais le lendemain, nous avions prétendu avoir résolu le problème à deux.

Et puis quoi, on travaille en équipe, non ?




Une heure du mat’...

Son image m’obsède ! J’ai tout à coup le sentiment qu’il m’a vu prendre son rapport.
Bon, d’accord ! Je m’en suis pas mal inspiré pour rédiger le mien, ce fameux rapport qui m’a valu ma promotion.
Mais est-ce ma faute s’il n’a pas pu remettre le sien à temps ? Il n’a qu’à faire attention à ses affaires !




Deux heures du mat’...

Ce qui m’ennuie, c’est que je savais où était son rapport... là où je l’avais laissé. Le problème, c’est que ce n’était pas où je l’avais pris.
Si je le lui avais dit, il aurait découvert que je l’avais emprunté, et je n’aurais pas supporté cette idée. Il m’aurait encore regardé avec son sourire moqueur. Mais il ne m’aurait fait aucun reproche, ce qui m’aurait mis hors de moi. Jamais immodéré, Youn ! Trop effacé, je le répète.

Tant pis pour lui !




Trois heures du mat’...

Merde ! Je suis un salaud ! Je ne pourrai plus jamais me regarder dans un miroir.

C’est décidé : lundi, je démissionne !




Journal de Youn

Vendredi 15 septembre

Ça y est. Je suis arrivé à mes fins. Aujourd’hui, Marc a eu sa promotion. Il était heureux, mais j’ai senti chez lui une gêne à mon égard. Pourquoi ? Les Occidentaux manquent singulièrement de cohérence. Ils peuvent vouloir quelque chose au point de tout risquer pour atteindre leur but et, lorsqu’il est enfin à leur portée, ils hésitent, se tâtent et ont des remords. Il vaut mieux réfléchir à toutes les conséquences de nos actes avant de les commettre.

Je suis content pour lui. Il est très compétent et mérite ce poste. Bien sur, on pourrait hésiter entre nous pour décider qui est le plus méritant, mais la différence ne serait jamais que d’un cheveu. Il le voulait plus que moi, alors pourquoi lui barrer la route. Au moins, je n’ai pas à me battre avec ma conscience et je ne crains pas le regard des autres.

Nombreux sont ceux qui prétendent que je n’ai pas d’ambition. Comment leur expliquer que l’ambition n’est pas tout dans la vie, en tout cas, l’ambition professionnelle. Se sentir bien dans sa peau est à mes yeux plus important que de vaincre tous les obstacles. Et puis, j’ai un job qui me plaît. Monter dans la hiérarchie signifie faire moins ce que j’aime et devoir diriger les autres, ce qui est source de nombreux problèmes. J’ai horreur des conflits.

Et puis c’est également prendre le risque de changer d’équipe. J’aime beaucoup les collègues de bureau. Bien sûr, en ayant eu la promotion, Marc risque de changer de bureau, mais il reste les autres.





J’ai quand même un peu honte de moi, même si je n’ai rien fait. Peut-on être manipulateur par le simple fait de laisser faire les autres ? Car en fin de compte, Marc a agi seul, à mon insu. J’aurais pu l’en empêcher, mais j’ai fait semblant d’ignorer son geste. Suis-je coupable de l’avoir laissé commettre cet acte de trahison ? Est-ce une trahison ?

Évidemment, lui doit le penser. Il se sent très mal à cette idée. Cependant, même s’il l’a fait en sachant que c’était mal, est-il coupable de quoi que ce soit, étant donné que son plan arrangeait le mien ? Un assassin est-il coupable si sa victime est convaincue de vouloir se suicider ?

Paradoxe.

Oui, je l’ai vu prendre mon rapport, le copier ouvertement et le replacer de façon à le rendre introuvable. Je l’ai laissé faire ça. Il m’a rendu service et cela le blanchit à mes yeux, s’il n’y avait son intension. Mais sur le coup, je me suis rendu coupable de complicité d’un acte odieux, dans mon propre intérêt et à son détriment, ce qu’il ignore.

Il me croit effacé... à tort. Car je suis seulement plus prévoyant. Je sais que les chefs de service sont déplacés vers un autre département. Et habituellement, ils ne tiennent qu’un an, après quoi ils se font virer, à moins de donner eux-mêmes leur démission, dégoutés. Plus haute sera la chute, plus mal elle fera.

J’étais heureux qu’il me donne une bonne raison de rater cette occasion. Et puis une fois parti, je serai le seul célibataire de l’équipe. Jane s’intéresse de plus en plus à moi. Depuis sa promotion, Marc pense avoir un ticket avec elle, mais ça passera. Loin des yeux loin du coeur. Et j’aurai le champ libre. J’ai été patient avec Marc, mais il n’a pas été à la hauteur de ma confiance. Il a cru me doubler, et ce faisant, s’est écarté de lui-même de ma route. Il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même.


Réagir à ce texte (e-mail à l'auteur) :
Prénom (obligatoire) :
Nom (obligatoire) :
E-Mail (obligatoire) :
Votre commentaire :

      


http://www.babelweb.be • Babelweb © 2001 - 2013 tous droits réservés