11/07/2004 - Philippe Halvick
Lancienne et la nouvelle mode
La conférence durait depuis déjà plus dune heure et seules des banalités avaient été prononcées par les participants. Jétouffai un bâillement et consultai ma montre. Zut ! Cela avait semblé une bonne idée lorsque mon rédacteur en chef mavait demandé de couvrir cet événement médiatique de première importance, selon ses dires. Ouais ! Il mavait bien eu. Maintenant, jétais bloqué ici jusquà la fin
Il y en avait encore pour, au moins, deux heures dinepties... Jaurais dû me méfier, dailleurs la salle se trouvait au trois-quarts vide, ce nétait jamais bon signe.
Quel titre à la noix ! Gaia, lAvenir de lHomme ! Je mattendais à une secte et à des échanges bien houleux, voire lintervention de la police. Mais non, juste des scientifiques, même pas excités, et un exposé incompréhensible. Que des vieilles barbes avec des vestes en velours élimées aux coudes.
Comment allais-je pouvoir en tirer un article digne de ce nom ? Au moins, javais ramassé les brochures, elles me serviraient à écrire mon papier. Vu leur contenu, je navais même plus besoin de suivre le blabla, il me suffirait dy piocher et de ressortir les citations bien obscures. Pouah ! Bande damateurs ! Il ny avait même pas de suspense, le contenu des interventions y était repris dans son intégralité avec la photo et la présentation des intervenants. « Chef, je nai pas signé pour cela ! Moi, je suis un journaliste de terrain ! »
La pollution attaque notre écosystème. Notre expansion même menace la survie de toute la planète
Gaïa même, lesprit de notre monde se meurt !
Ouah ! Quelle scie ! Lhorreur, je narrivais même pas à ne pas entendre leurs discours. Au secours ! Ma conscience professionnelle mempêchait de partir avant la fin. Que quelque chose vienne me distraire ! Tiens, un bruit de tissu me sortit de ma torpeur. Deux femmes venaient darriver et se placèrent à mes côtés. La plus vieille se pencha vers moi.
La place est libre ?
Ma bouche narrivait pas à prononcer un mot. Cette beauté avait quelques heures de vol, mais malgré ses rides et ses longs cheveux gris en bataille, un éclat particulier perçait sous ses traits. Ses yeux dun bleu profond me trouaient le cur. Dun geste, je linvitai à sinstaller. Elle me sourit et sassit. Sa tenue avait un aspect vieillot, un peu fané. Elle se constituait dune longue robe, jaurais presque pu dire en mousseline. Une odeur de vieux en émanait. Cette femme navait pas une très bonne mine. Elle couvait une maladie, pour sûr.
Merci bien.
Une voix, bien plus jeune, venait de résonner à mon oreille. Mes yeux se portèrent sur la deuxième femme et sécarquillèrent. Sans aucun doute, javais là la mère et la fille. La ressemblance était indiscutable. Mais la plus jeune débordait dune énergie électrique et avait adopté les attitudes de la jeunesse actuelle. Une minijupe en cuir, des cheveux courts, un maquillage criard, le look de la punkette en herbe, quoi ! Bien habillée, elle aurait provoqué un ravage nimporte où ! Petit rectificatif, elle nen avait pas besoin. Une bulle de chewing-gum fleurit sur ses lèvres recouvertes dun rouge à lèvres noir et éclata.
Ils ont dit des trucs intéressants ?
Mon esprit fonctionna à plein régime pour trouver quelque chose dintelligent à répondre.
Euh ! Oh, ça vire un peu au mystique. Ils sont en train de dire que Gaïa lesprit de la terre est en train de mourir face à linconscience de laction humaine
Au lieu de regarder les conférenciers, les deux femmes se tournèrent vers moi. Pas mal, mon vieux, continue comme cela. Sil y en avait un, capable de tourner des phrases, cétait bien moi, non mais.
La pollution, les guerres lusent. Ou bien simplement la vieillesse. Cest une vieille dame, après tout. Que se passerait-il si elle disparaissait ? Notre monde deviendrait-il une boule de poussière sans vie, comme la lune ?
Les deux femmes me lancèrent un regard étrange. Avec mon métier, javais appris à déchiffrer les expressions de mes vis-à-vis. Cétait indispensable pour réagir et orienter les interviews. Là, un petit quelque chose mempêchait de saisir les pensées de mes interlocutrices. Une certaine distance, un décalage avec le pauvre badaud
Comme si elles se moquaient de la vie en général. Une vague appréhension monta en moi. Des terroristes ? Des passionnatas dun genre ou dun autre ? Mon flair me soufflait que javais là peut-être un sujet plus intéressant que cette conférence insipide. Mon regard les détailla dune façon plus professionnelle. Rien de vraiment étrange ne se manifestait en elles, hormis leurs vêtements si opposés et leurs superbes yeux bleus où un homme aurait pu se noyer. Le contraste entre les deux femmes représentait bien la lutte entre lancienne et la nouvelle mode, la bonne vieille guerre entre la mère et la fille. En dehors de cela, une majesté transparaissait dans leur attitude à toutes les deux. Laînée possédait le maintien dune reine en fin de règne. Lautre explosait dune vitalité de jeune prétendante, sûre delle et de sa force.
Mais qui étaient-elles ? Leurs visages ne me disaient rien. Je leur adressai mon plus beau sourire et me présentai. Elles me sourirent en retour, mais ne me donnèrent pas leur nom. Zut ! Raté pour ce type dapproche ! Maintenant, mon instinct me poussait à en savoir plus.
De faibles applaudissements marquèrent la fin de la prestation dun des conférenciers et saluèrent larrivée dun autre. Ma jeune voisine désigna lhomme qui sinstallait.
Qui est-ce ? Ce nest pas le même style
Tu métonnes ! Lindividu navait pas la trentaine et arborait la mine des informaticiens névrosés, avec sa peau blême, sa carrure de moustique anémié et ses gadgets électroniques attachés à la ceinture, organisateur, téléphone portable, énorme montre électronique avec GPS intégré ou autre gag. Je piochai ma documentation et la feuilletai.
Oui
celui-là vient défendre une autre thèse. Celle du renouveau de Gaïa, ou plutôt de celle appelée à lui succéder.
Ma voix prenait un trémolo dramatique et en même temps un demi-sourire fleurissait sur mes lèvres. Ce guignol tenait le pompon, spécialiste en technologie de la communication, le genre de grosse tête à ne pas avoir décollé de son laboratoire depuis des années avec le pif vissé sur son écran dordinateur. Un petit rire séchappa de ma bouche.
Ce nest pas étonnant quil se moque de ce qui arrive à notre bonne vieille Terre, il ne doit même pas savoir quelle est la saison ! Il mange des pilules à tous les repas !
Ma réplique mattira un regard amusé de la mère et un désapprobateur de sa cadette. Oups ! Cette dernière comprenait et approuvait très bien sa vision des choses. Elle posa son index sur ses lèvres pour suivre lintervention et nous demander à nous ses aînés de nous taire. Je me sentais un peu gêné
Je venais juste de me rappeler que le printemps commençait. Avec mes journées passées à chasser les nouvelles, je nen avais pas encore profité. Je madossai à mon siège et suivis dune oreille distraite lexposé. Le type dégoisait sur lextension de tous les systèmes de communications mondiaux, style internet. Selon lui dici une dizaine dannées tout au plus, tous les points de la Terre allaient se retrouver reliés les uns aux autres, avec un niveau de redondance des éléments aussi complexes que le réseau neural des êtres humains. Au moment où un certain stade critique se trouverait dépassé, tout le circuit allait prendre conscience de son existence et deviendrait la nouvelle Gaïa. Je baillai. Il nous la jouait à la matrix, ou quoi ?
Au fur et à mesure de la progression de son discours, lorateur sanimait. Un filet de bave dégoulinait le long de son menton et ses bras sagitaient comme les ailes dun moulin à vent. Sil continuait ainsi, il allait récolter un bel infarctus ! Il prit une courte pause pour reprendre son souffle et sur un ton plus calme, il apostropha les rares spectateurs.
Ceci est lévolution logique ! Une forme de vie plus sophistiquée prend la place de lancienne. Aussi, je minscris en faux contre mes prédécesseurs. La pollution nest pas une fatalité, mais une bénédiction ! Cest la condition à lavènement dune nouvelle ère ! Nous devons aider à accélérer le mouvement ! Nous pourrons enfin participer tout en étant vraiment connectés à ce qui nous entoure. Nous nous devons daider lHumanité à accéder à ce nouveau niveau de conscience !
Par chance, jétais assis, sinon, sous leffet de la surprise je me serais cassé la figure ! Ben voilà autre chose ! Mes voisines observaient lhurluberlu avec une attention quil ne méritait pas, à la limite de lhypnose. Pendant une dizaine de minutes encore il radota sur ce thème, avant de se taire, à court de postillons. Je me frottai le menton, perplexe, mon rédacteur voudrait-il dun sujet sur cet excité ? Mes voisines sortirent de leur transe. Je me raclai la gorge.
Point de vue
intéressant, non ? Vous le connaissez ?
Seules des membres de sa famille pouvaient accorder le moindre crédit aux élucubrations de ce fou furieux. Et sils avaient tous le même état desprit, si je le contredisais, elles seraient capables de marracher le nez. La plus vieille hocha la tête.
Non, quoique dune certaine manière nous sommes tous parents, non ?
Tiens ? Travaillait-elle dans le New Age ? Cétait drôle, elle avait répondu comme si javais exprimé mes pensées à voix haute. Absurde ! Sa fille renifla avec dédain et se leva. Tout mon être me criait de menfuir à pleines jambes et dun autre côté, il me disait que jamais une telle occasion ne se représenterait. Peut-être y avait-il de quoi ramener un article digne de ce nom ? La curiosité lemporta sur la prudence. Je me penchai vers les deux femmes.
Voudriez-vous boire un verre pour confronter nos points de vue sur ces conférences ?
Même à mes propres oreilles, mes paroles sonnaient faux. Jamais elles nallaient venir. Elles se regardèrent et la plus jeune haussa des épaules. Elles acceptaient ! Les amener à la terrasse dun petit café sympathique ne représenta plus quune formalité. Devant le garçon, elles se retrouvèrent perplexes et ne surent pas quoi prendre alors, je commandais pour elles deux limonades et pour moi une bière. Les boissons arrivées, elles ny touchèrent même pas. La soif me tenaillait, alors jengloutis une bonne partie du contenu de mon verre sans attendre. Du coin de lil, je surveillais mes deux invitées. Pas à dire, elles se trouvaient hors du temps. Une gorgée manqua de passer de travers. Je venais de mettre le doigt sur lélément qui me dérangeait. Ces deux personnes se comportaient comme les réincarnations des deux Gaïa. Ou plutôt elles en jouaient les rôles
Elles se prenaient vraiment pour telles ! Daccord, jallais entrer dans la partie.
Alors, que pensez-vous des propos du dernier conférencier ? Une nouvelle forme de Terre va-t-elle émerger et supplanter lancienne ?
Deux paires dyeux bleus se braquèrent sur moi. Une sueur froide me coula le long du dos. Face à deux faibles femmes de la moitié de mon poids chacune, je me sentais en danger. La plus jeune haussa de nouveau les épaules.
Ce qui doit arriver, arrivera
La seule vraie question qui se pose cest de savoir comment se passera la transition. En douceur, ou non
Dans son regard perçait une telle dureté que mon cur en oublia de battre un instant. Un rire cristallin, brisa le charme.
Nous avons déjà eu si souvent, ces derniers temps, ce genre de conversation entre nous deux
que nous prenons des raccourcis dans nos réflexions. Pardonnez ma
fille.
Un silence entendu passa entre elles. La cadette soupira.
La nature a horreur du vide. Cest un tel lieu commun de prononcer ces mots, mais cest si vrai. En cela, le conférencier na pas tort. Même si la Nature se meurt, autre chose prendra sa place. Mais il commet une erreur fondamentale dans son raisonnement
Laînée hocha la tête et claqua de la langue avant de prendre la parole à son tour.
Voyons voir si vous êtes capable de trouver la faille dans son exposé. Nous sommes intéressées de voir si un Homme peut la découvrir
Un rire nerveux séchappa du tréfonds de mes poumons.
Cest un examen de passage ? Quest-ce que jy gagne, si je trouve ?
De nouveau, elles me fixèrent avec une rare intensité. Elles ne souriaient plus du tout, il y avait même une menace à peine voilée sous leur attitude tranquille. Cette histoire virait à létrange le plus total ! Mes deux pieds bien plantés sur le sol, jallais les laisser là, mais une petite voix au fond de mon crâne, me dit de ne surtout pas les prendre pour quantité négligeable.
Euh
Jai droit à des indices ?
Elles ne me répondirent pas et attendirent. Je me grattai la tignasse.
Bon, daccord
Jimagine que jai tous les éléments
Alors récapitulons
et réfléchissons
Un petit sourire ne les attendrit pas le moins du monde.
Nous vivons dans ce monde avec la vieille Gaïa, sans nuance péjorative pour elle. Pour passer à la nouvelle ère, le tout câblé, pourrais-je dire, un monde de machines et dinformations, nous produisons de la pollution et dautres inconvénients
Si je me trompe, vous me remettez sur la voie, non ?
Elles ne réagissaient toujours pas. Bon, la suite.
Je ne préjuge pas de la valeur dun monde sur lautre
Je nai pas assez de données pour cela, mais comme je suis un peu vieux jeu, je dois avouer une nette préférence pour lancienne mode. Menfin, ce nest pas le sujet.
Une ébauche de sourire apparaissait sur le visage des deux femmes. Ah ! Elles réagissaient enfin. Mes antennes, ne me lâchez pas. Jai besoin de vous plus que jamais !
Comme toujours dans ce genre de Révolution, le problème se trouve dans ceux qui se retrouvent sur le carreau. Comme le dit le proverbe, on ne fait pas domelettes sans casser dufs
Elles retenaient leur respiration. Mon auditoire était captivé, mais pourquoi, je ne comprenais pas bien. Je souris.
Nous sommes de lAncien Monde, si la transition est trop brutale, nous nous retrouverons dans les rangs de ceux qui vont souffrir, voire même de ceux qui ne verront pas le bout du tunnel. Nous inventons des moyens inédits de nous envoyer tous au cimetière, entre le trou dans la couche dozone, les produits chimiques et toutes les autres saletés, sous prétexte daméliorer notre monde
. Tout à fait comme le prétend lautre
Alors, jai bon ? Le risque, cest pour nous
Nous allons avoir une superbe Gaïa toute neuve, mais nous ne serons plus là pour ladmirer, non ?
Je me forçais à sourire, mais un frisson me parcourut le dos. Les deux femmes acquiescèrent dans un bel ensemble.
Pas mal
pour un Homme
Il y a peut-être encore un espoir
Je préférais prendre cela pour un compliment et ne pas trop relever. Leurs verres toujours pleins, elles se levèrent et me tournèrent le dos.
Hep ! Une question ! Quest-ce que jai gagné
ou plutôt quest-ce que je navais pas perdu ? Javais limpression de danser au bord du gouffre
Elles se tournèrent et la plus jeune madressa un froid sourire de prédateur.
Gagné, quelle étrange question
Comme sil y avait un prix, en dehors de celui dexister, non ?
Et elle madressa un clin dil. Sans prononcer un autre mot, elles reprirent leur route. Moi, je ne bougeai pas de ma place et les contemplai disparaître au loin. Je ne leur avais même pas demandé leurs noms. Bah ! Dans un sens tant mieux, ainsi demeurait une part de mystère. De nouveau un profond soupir séchappa de mes poumons. Elles avaient réussi à me filer une peur de tous les diables. Avec du recul, cétait absurde. Je nétais plus un gamin pour meffrayer pour un rien et croire même un simple instant à la réalité de ces thèses fantaisistes. Jamais personne ne voudrait croire à ce je venais de vivre. Tous mes collègues allaient se moquer de moi
Nempêche, je me demandais bien ce que cela allait donner
Où allions nous, que nous réservait le futur ? Bon ce nétait pas tout, javais encore un article à écrire
Et tant que jy étais, jallais me reprendre une bière et apprécier un peu le climat.
Réagir à ce texte (e-mail à l'auteur) :
|