15/08/2004 - Gilles Capdivila
Deuxième Chance - Fuite de gaz

Cela faisait deux ans qu'elle vivait dans cette ville, depuis que ses employeurs, une société d'assurance, y avaient acquis quelques centaines de mètres carrés de bureaux. Ce jour-là, elle était partie de chez elle et avait pris le métro comme d'habitude. Elle avait pris sa bouffée quotidienne de gaz d'échappement en sortant de la bouche dans le centre-ville et arriva jusqu'à son bureau au 38e étage de la tour. D'ici, elle dominait la ville, elle faisait partie de l'édifice le plus haut, toute la gloire démesurée du pays était condensée dans cette architecture double. Il était 7 heures 30. Il lui avait fallu 45 minutes pour parcourir la distance de chez elle jusqu'ici.

Elle s'étira en gémissant et contempla la vue que lui offrait la fenêtre. Elle vit la file de voitures qui s'étirait le long de la rue. De l'extérieur on pouvait entendre les coups klaxons, les bruits de moteurs et bien souvent les énervements et les insultes qui dégénéraient parfois en bagarres. Mais ici, on était totalement isolés du monde extérieur. Aucun bruit ne filtrait à travers le double vitrage. Elle se prit à rêver de sa campagne natale dans laquelle elle avait laissé ses parents et ses frères 6 ans auparavant, quand elle avait décidé de se lancer dans la vie active. Elle ne regrettait pas du tout son ancienne vie qui, lui semblait-il, avait été passée loin du monde réel.
Elle préférait largement cette vie citadine, malgré ses inconvénients, à la vie campagnarde qui avait bercé son enfance. Elle fut tirée de ses songes par la mélodie étouffée de son téléphone mobile. Elle sursauta et se précipita sur son sac à main se demandant qui est-ce qui pouvait bien l'appeler à cette heure-ci. L'écran indiquait un numéro fixe inconnu.
- Oui ?
- Madame Givens ? demanda une voix qui lui parut familière. Oh Dieu merci vous êtes là Madame Givens.
- Oui. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en reconnaissant la voix affolée de la gardienne de son immeuble.
- Madame Givens, c'est Madame Frost ici. Euh... Je vous appelle à propos de votre appartement... Euh...
- Que se passe-t-il ? répéta-t-elle soudain prise de panique. Il est arrivé malheur se disait-elle.
- C'est votre appartement Madame Givens. Il a explosé.
- Pardon !
Comment un appartement peut-il exploser ? se demanda-t-elle.
- Les pompiers pensent que c'est une fuite de gaz.
Elle n'écoutait plus les explications. Elle n'entendait plus rien. C'était comme si quelque chose venait de s'effondrer autour d'elle. Sa vie ? Il ne faut pas exagérer, se dit-elle. Elle était encore vivante. Son équipement, ses meubles, bien sûr ce n'était que du matériel, l'assurance pourrait rembourser, elle savait comment faire c'était son boulot. Mais il y avait dans cet appartement des objets personnels auxquels elle tenait et dont elle ne pouvait se résoudre à se séparer, des objets qu'aucune assurance, aucun argent ne pourrait rembourser. Ce n'était pour la plupart que des bibelots, mais qui avaient une valeur affective.

Et comment allait-elle faire ?
Rechercher un nouvel appartement ? Combien de temps cela lui prendrait ?
Elle se sentit tout à coup désemparée, comme elle ne l'avait jamais été de toute sa vie. Puis elle reprit soudain conscience des sons qui grésillaient à l'écouteur qu'elle tenait encore près de son oreille. Les sons devinrent une voix puis des mots se formèrent.
- Madame Givens ? Madame Givens ? Vous êtes toujours là Madame Given ?
Elle se dit qu'elle devait répondre, mais n'en avait pas la force.
Elle se contenta de hocher la tête comme si la personne qui se trouvait à l'autre bout de la ligne pouvait l'entendre.
- Madame Givens ?
- Moui, fit-elle.
- Vous devriez venir.
- Je... j'arrive, dit-elle avant de raccrocher.
Puis elle laissa tomber son bras le long du corps et resta bêtement là, à regarder sans la voir la porte d'entrée de son bureau.
Elle était sous le choc.
Elle pensait à tout, et à rien. Ses pensées étaient totalement incohérentes, glissaient dans son esprit, insaisissables, comme l'air glissant entre les doigts. Elle ne sut jamais combien de temps elle était restée là, à laisser filer son cerveau dans toutes les directions.

Puis elle se rendit compte qu'elle était secouée. Elle sortit tout à coup de son rêve éveillé. L'état de conscience lui claque au visage comme un élastique. Elle se ressaisit et sa main effleura la moquette. Elle s'était effondrée près de son bureau, mais n'avait rien senti.
- Merde, fit-elle.
Ce fut le premier mot qu'elle prononça en revenant à la réalité. Marc s'en sentit soulagé.
- Tu m'as fait peur Sandra, dit-il tout en l'aidant à se relever.
- Marc ? Qu'est-ce que...  ? Mon appart ! Il faut que j'y retourne ! Quelle heure il est ? Merde !
- Hein ! Qu'est-ce qui t'arrive Sandra ?
Elle reprit peu à peu emprise sur elle-même et se calma. Ses pensées redevinrent cohérentes.
- Mon appart vient de prendre feu. Je dois y aller, dit-elle enfin.
- Oh merde ! T'as besoin de quelque chose ?
- Non. Il vaut mieux que je prenne le métro j'y serai plus vite.
Elle ramassa son sac et son mobile et se commença à se diriger vers la porte. Mais son collègue lui retint le bras. Elle se retourna et lui lança un regard interrogatif alors qu'il lui tendait un mouchoir en papier.
- Attends, fit-il.
Elle regarda le mouchoir, Marc et revint au mouchoir. Il se frotta la tempe de l'index en hochant la tête dans sa direction. Elle posa la main sur la sienne et la retira ensanglantée.
- Merde ! fit-elle pour la dernière fois en prenant le mouchoir avec un sourire.
- Tu veux que je vienne ?
Elle secoua la tête avec un sourire.
- Non, non, ça ira merci.
- Si tu as besoin de quelque chose, dit-il, je suis là.
- Merci Marc, dit-elle avec sincérité tout en le regardant droit dans les yeux.
- Tiens-moi au courant, lança-t-il alors qu'elle franchissait la porte.

Puis elle se retrouva plongée dans le bruit et la fureur. La foule se déversait autour d'elle comme un assourdissant torrent d'humeurs et de couleurs. Une cacophonie qui la déstabilisait pour la première fois de sa vie. Elle s'immobilisa au milieu du trottoir et subit les attaques répétées de la foule qui pestait de voir ainsi cette femme bloquer le chemin de la multitude. Elle fut bousculée et insultée mais cela passa à travers elle, comme si son esprit n'avait plus de consistance. A ce moment-là, et pour la deuxième fois de la journée, elle ne faisait plus partie de ce monde, elle était perdue, ses pensées émergeaient, flottaient une fraction de seconde et disparaissaient. Encore une fois elle ne put se raccrocher à rien. Elle ne put dire combien de temps elle demeura dans ce trouble, mais elle sut ce qui l'en sortit.

C'était un picotement persistant dans la nuque, une sensation étrange, comme la certitude qu'elle était observée. Elle reprit soudain conscience du monde qui l'entourait. Tous l'observaient. Elle vit la foule de visages qui se déversait en elle. Ses pensées s'affolèrent, tournèrent comme dans une centrifugeuse, formèrent un cyclone capable d'arracher une ferme. Dans le tumulte elle se persuada que certaines pensées n'étaient pas siennes. Les pensées se transformèrent en chuchotements. Ils envahirent son cerveau. Tous lui semblaient hostiles bien qu'elle n'en saisisse pas le sens. Sans qu'elle le commande réellement ses mains vinrent se plaquer contre ses oreilles.

Il fallait arrêter ces voix. Les empêcher de lui nuire. Ses jambes commencèrent à se plier et elle se retrouva vite agenouillée. Puis un sentiment domina ce flot incoercible. C'était l'indécrottable sensation qu'elle ne devait pas rester ici, qu'elle avait autre chose à faire. Puis tout s'arrêta aussi soudainement que ça avait commencé, les chuchotements s'apaisèrent comme le lait bouillant que l'on retire du feu. Une voix retentit.
- Vous allez bien Madame ?
Ce n'était pas une voix qui avait jailli dans sa tête, mais c'était bel et bien un homme qui s'était penché au-dessus d'elle et s'inquiétait de son état de santé. Elle hocha la tête, laissant s'échapper un mmmmmmm hébété puis se redressa en s'aidant de la main généreusement tendue par l'homme.
- Vous êtes sûre ?
Sur la chaussée, près d'elle, le doux bruit d'un klaxon se fit entendre, un moteur rugit, une voix éclata. Ici, les conducteurs, aux yeux rivés sur le feu multicolore attendaient que celui-ci daigne afficher le vert. Les fenêtres de la plupart des voitures étaient ouvertes. Beaucoup de conducteurs arboraient une cigarette, des téléphones portables étaient accrochés aux oreilles. Certains, avec leur kit voiture donnaient l'impression de parler tout seul, alors que d'autres s'égosillaient réellement contre personne en particulier. La couche légèrement bleutée de la pollution apparaissait devant le ciel nuageux. Les buildings s'élevaient autour d'elle, plus haut les uns que les autres. Au loin, on entendait une sirène de police.

Elle regarda autour d'elle. Des gens la regardaient, se demandant certainement qui était cette folle ou se demandant ce qui se passait. D'autres, absolument désintéressés ou perdus dans leurs pensées, passaient leur chemin sans un regard. Certains étaient pliés dans leur costume trop chaud pour la saison, d'autres avaient opté pour les manches courtes. Une femme la bouscula et la fusilla aussitôt du regard se demandant certainement pourquoi une femme s'était arrêtée au milieu du passage, mais ne pensant surtout pas à s'excuser. Plus loin, une femme expliquait à son compagnon pourquoi elle le quittait, l'homme ne réagissait pas et restait simplement là, à la regarder, l'attaché-case tombant au bout de son bras. C'était le calme habituel de la vie dans une grande ville. Alors oui ça allait bien.
- Oui, répondit-elle avec un sourire alors que le feu passait au vert.
Puis la réalité vint se repositionner en première place dans son esprit et elle se souvint que non ça n'allait pas très bien : elle n'avait plus de logement, car celui-ci venait d'exploser. Elle s'engouffra dans la bouche de métro, suivit les couloirs qu'elle connaissait par coeur jusqu'à sa ligne et s'assit dans la première rame qui s'arrêta. Là, simplement assise à tenter de penser à autre chose qu'à la façon dont elle allait se débrouiller maintenant, elle laissa défiler les stations devant ses yeux qui paraissaient regarder autre chose que d'autres ne pouvaient pas voir.

Après environ une demi-heure de trajet et une correspondance, il n'était pas loin de 8h30 lorsqu'elle arriva devant son appartement de la banlieue new-yorkaise. Et elle découvrit là ce qui ressemblait de près à un champ de bataille. Les pompiers déblayaient les gravas qui s'amassaient sur les trottoirs et jusque sur la rue. La conductrice d'une voiture, dont le capot avait été littéralement aplati par un bloc de béton, expliquait aux policiers ce qui lui était arrivé et le choc qu'elle avait eu lorsque sa voiture s'était affalée à l'avant. C'était sûr, maintenant son véhicule fonctionnerait moins bien. Au cinquième étage, une partie de la façade avait disparu, et cette partie débordait légèrement sur les appartements voisins de celui de Sandra. Sur quelques mètres tout autour de cette blessure les murs étaient fortement carbonisés et certaines fenêtres avaient été soufflées.
Sandra désormais sans logis fut bientôt cueillie par une gardienne d'immeuble catastrophée et une paire de pompiers.
- Ah Madame Givens ! s'exclama la dame charnue au teint rouge. J'ai vraiment eu peur que vous soyez encore à l'intérieur. Si vous saviez... Ça m'a vraiment soulagée de vous entendre au téléphone ce matin.

Les forces de l'ordre commencèrent à lui poser leurs questions avant qu'elle n'ait pu prendre dimension de l'ampleur des dégâts.
« --Madame Givens ?
Depuis quand vivez-vous ici ?
À quelle heure êtes-vous partie ce matin ?
Avez-vous contacté des proches récemment ?
Vous êtes-vous disputés avec eux ?
D'où êtes-vous originaire ?
... »
Sandra ouvrait de grands yeux affolés sur ces hommes et ces femmes qui la pressaient de questions. Elle leva la tête afin de reprendre un peu ses esprits. Elle prit une profonde inspiration...
Puis il y eut un vacarme assourdissant. Une ombre les recouvrit l'espace d'une seconde.
- Il ne vole pas un peu bas cet avion ? demanda une personne.
- Waow ! lui répondit-on.
- Putain ! confirma-t-on.
En quelques secondes, dans une bonne partie de la ville, des milliers de têtes se levèrent, se posèrent le même genre de questions, poussèrent les mêmes exclamations, certains remarquèrent qu'il s'agissait d'un Boeing 767.

Tous les regards suivirent l'appareil jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière les immeubles. Puis il y eut une immense déflagration. Une rumeur sourde se propagea dans leur direction et le sol vibra légèrement sous leurs pieds. Puis une épaisse fumée noire monta de derrière les édifices new-yorkais.
- Putain de merde !
Les radios des pompiers grésillèrent, un des hommes cracha « Merde ! C'est les tours ! ». Puis les sirènes beuglèrent et les camions désertèrent les lieux.


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