19/09/2004 - Senhal
Le Spectateur

Avant ça, je croyais être malheureux. C'est-à-dire que je n'étais pas heureux. Je n'étais donc malheureux que dans une certaine mesure, moindre, je m'en apercevrais plus tard. Depuis ce jour j'ai du mal à répondre aux nécessités de la réalité. Je vois le monde en spectateur, je ne peux pas franchir le miroir à nouveau. Je ne veux pas dire que le monde m'est devenu indifférent, non ! Au contraire ! Je m'intéresse à plus de détails désormais, à des futilités, à vrai dire le monde est un spectacle ininterrompu, dont les êtres et les choses sont les acteurs ; Au début, je n'arrivais pas à me convaincre, je veux dire que j'étais le seul à savoir, que ce spectacle se joue pour moi seul.

Mon corps lui-même appartient à l'arène. Mes pieds, sculptures biscornues, sont le clou du spectacle. Comme animés par quelque ficelle invisible, les doigts répondent à l'appel lancé par mon cerveau. Le plus petit à gauche est noir et bleu, il m'arrive souvent ce genre d'accident, je ne pense plus à couper mes ongles pour leur donner une taille adéquate.

Maintenant je le note dans mon agenda, mais d'une façon ou d'une autre, j'oublie de le faire ; soit que je lise, "couper mes ongles" sans que je comprenne vraiment le sens des mots, soit que je remette cette tâche à infiniment plus tard, plus tard, plus tard... Je m'offre parfois une vision plus large, me plantant devant la glace. Je ne suis pas encore décharné, mais mes muscles ont fondu, en plusieurs endroits mes os transparaissent, les côtes en particulier. Je sais que c'est alarmant — c'est le mot du médecin — mais manger ne m'intéresse pas tellement. Depuis que je sais, les aliments n'ont plus de goût, car le goût s'associe à des souvenirs, or ce que contient ma mémoire appartient à une époque autre, une époque où je ne savais pas.

Je vous intrigue peut-être, vous vous demandez quelle est la nature de ce terrible secret ? Je peux vous raconter, soit. Mais il est probable que vous ne compreniez pas. Quand ça m'est arrivé, j'étais déjà atteint, je savais déjà, mais je ne savais pas que je savais. En fait, je pense que tout le monde sait, mais il est plus simple de vivre en faisant mine de ne pas être au courant. Vous jouez votre rôle ; les questions existentielles, etc. C'est pour ça que vous êtes acteur et moi spectateur.

Quand on a cessé de jouer, on commence à apercevoir la mise en scène, à différencier les bons des mauvais comédiens. J'ai mes favoris. Le concierge c'est mon idole, comment peut-il tenir le coup avec un rôle pareil ! Tout l'appelle de l'autre côté, tout crie la vérité ! Mais il est fermement agrippé au mât du paraître. Tiens, hier j'ai compté, avec ces gamins et la pluie, il a refait trois fois les escaliers. Eh bien non, il ne devine rien, il croit toujours que les choses ont de l'importance, que les uns sont heureux, les autres malheureux, que lui il n'atteindra jamais la première catégorie, que le monde est ainsi fait.

Il y a déjà plusieurs mois que je suis devenu le Spectateur. Et tout me porte à croire que je suis le seul, voire le tout premier depuis le début. Aussi loin que l'Humanité se souvient de l'Humanité, il y a toujours eu mise en scène. Cela est difficile à vérifier, peut-être ai-je eu des prédécesseurs, mais bien sûr ça n'a pas vraiment d'importance.

En tout cas, s'il y en a eu avant moi, ils n'ont pas laissé de trace, ce qui à première vue semble logique : le public n'est pas censé intervenir dans le spectacle de manière directe. Mais il a le pouvoir de la critique. Je me suis donc tourné vers les historiens, depuis la Grèce antique.

Mais non, rien. Leur avis porte sur l'histoire, la trame dramatique : tel événement fut la conséquence de tel acte, ou bien encore sur les personnages : untel était un homme imposant, charismatique. Mais nulle part de commentaire sur la qualité des acteurs. Par exemple dans le rôle du dictateur, i l y a de bons et de mauvais comédiens, ceux qui se contentent de tuer des gens et de parler fort, et ceux qui savent ajouter ce je ne sais quoi qui intrigue et qui aimante.

Bref, dans les livres d'histoire, aucun commentaire sur la qualité du spectacle. Je me suis alors mis à lire plus attentivement les journaux. Dans les faits divers, j'ai cherché la trace d'un point de vue sur la mise en scène. Tout ce que j'ai pu trouver, ce sont des appréciations de journalistes campant fidèlement leur rôle : des accidents dits "dramatiques", des scènes dites "de cauchemars ".

Mais jamais aucune ligne sur le génie du tableau, la disposition des éléments sur la scène, pas un mot sur la pertinence de la quantité de sang par rapport au scénario. Vous voyez donc que si le pub lic est composé de quelqu'un d'autre que moi — ce que je ne juge pas impossible — je ne suis pas au courant.


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