10/10/2004 - Gilles Béreszynski
Je vais vous raconter une histoire

Je vais vous raconter une histoire. Elle peut vous sembler irréelle, fantastique et carrément inconcevable. Mais je vais quand même vous la narrer. Tout du moins, je vais essayer.

Un soir, un vieil homme est derrière son bar en train de balayer. Ce n'est pas que le sol est sale, c'est plutôt un geste machinal.

L'homme contourne le meuble et termine en mettant toutes les chaises sur les tables. Le vieil homme est fatigué. Ce n'est pas l'heure tardive qui le met dans cet état. C'est juste son âge qui le pèse un peu plus chaque jour. Il range son balai dans un coin derrière le bar. Il se dirige vers la porte pour retourner l'écriteau « ouvert ». Le néon de son enseigne grésille fébrilement comme pour annoncer lui aussi sa fatigue. Tout a l'air de tomber en ruine et ce décor instaure, dans cette nuit froide, un climat austère et pourtant incroyablement envoûtant. Le vieil homme disparaît derrière une porte au fond de la salle de billard. Il laisse échapper un mouvement de bras sur l'interrupteur général et éteint toutes les lumières. Son geste s'accompagne d'un pet maladroit et bruyant. Il grimpe les escaliers pour retrouver son vieux lit, dans une chambre crasseuse et malodorante. C'est l'instant de la journée que le vieil homme préfère, se coucher. Il a mal au dos, alors c'est comme une délivrance. C'est une action simple, mais qui demande un effort de plus en plus dur à fournir chaque matin pour se lever. Mais il n'y pense pas. Il aime l'instant où il se sent partir dans ses songes, à la limite entre le rêve et la réalité. Il aime être en ces deux états de choses, entendre les bruits de la rue, les bruits du bois qui craque, les odeurs de ses draps vieillis, et les divines phéromones oniriques qui le transportent dans un monde d'images fabuleuses et de merveilles inimaginables. C'est cet instant qu'il préfère.

On est tenté de se dire « Quel drôle de type ! ». On pense qu'il est triste d'avoir une vie si affligeante et si peu ragoûtante. Pourtant, lui ne s'en plaint pas. Il est même heureux d'avoir cette vie, car il possède quelque chose que tous les autres n'ont pas. C'est un secret qu'il garde depuis qu'il est gamin. Ce vieil homme a un don exceptionnel. C'est le don de donner corps au rêve qu'il fait.

Ce soir, il s'endort doucement, bercé par le doux tic-tac d'un réveil au moins aussi vieux que le dormeur. Et là, il sourit. Il sourit, car il se sent tomber dans un gouffre. C'est une chute vertigineuse, mais contrôlée. Son esprit plane au dessus du néant et ne semble pas perdre d'altitude. Il décrit des cercles et des loopings, des baisses et des hausses fulgurantes, sans jamais perdre le contrôle. Puis il s'endort.

Un monde incroyable s'ouvre devant ses yeux. C'est d'abord des couleurs floues et changeantes, puis comme par enchantement tout se fige et devient parfaitement visible. Les sons deviennent audibles et compréhensibles. Plusieurs voix parlent simultanément et toutes s'adressent au vieil homme. Sauf que dans ce rêve, le vieil homme est jeune ; disons la vingtaine d'années.

Il est grand et musclé et plaît aux filles. Il est habillé d'un costume trois-pièces démodé, et tient un verre dans sa main. Le verre est vide. Il regarde l'autre main et celle-ci tient un chiffon. Il tourne sur lui-même comme pour découvrir dans quel endroit il se trouve.

Mais cet endroit, il le connaît. Il le connaît par cœur. Car chaque nuit, depuis plusieurs années, c'est le même schéma. Il fait sans arrêt ce rêve. Il est barman. Il travaille dans cet établissement pour gagner sa vie. Il regarde la foule dans la salle puis contemple chaque personne assise au bar. Ses yeux ont du mal à distinguer tous les détails à cause de la fumée laissée par les joueurs de billard fumant leurs gros cigares. À moins que ce ne soit les brumes passagères qui couvrent son esprit de temps à autre. Il n'y a qu'à attendre qu'elles se dissipent. De toute façon, ce qui l'intéresse ne semble pas se trouver dans ce qu'il voit. Il cherche, il cherche.

Mais son attention s'étire entre sa quête et les requêtes des clients qui veulent à boire. De-ci de-là, des rots impromptus marquent un instant d'arrêt qui anticipe un fou rire quelconque. Tout le monde semble entiché de vieux costumes et de vieilles quenottes. Les années folles sont l'époque de prédilection de ce vieil homme. C'est dans ce contexte que s'est déroulée sa vie et c'est dans ce contexte que se déroule son rêve. Bref, le bel étalon sert à boire, discute de choses et d'autres, mais il est préoccupé par ce qu'il cherche. Toujours avec une infinie politesse et une servitude hors du commun, il parcourt la salle avec un plateau de verres mêlant entre autres pichets de bière et doses de whisky. Il cherche encore et encore, mais sans ne jamais trahir son but, sans montrer son impatience.

Ses regards se font plus vifs et tous ses sens sont en éveils. Il analyse, répond, scrute, sert. Puis soudain, il trouve !

Ça y est ; il a trouvé l'objet de son désir. L'objet n'est pas le bon mot. Il s'agit d'une femme. Une belle brune, les yeux maquillés, les lèvres pulpeuses plaquées d'un rouge pute, les cheveux en chignon sous un filet noir, une robe qui remonte les seins jusqu'aux yeux…

Bref, une belle garce sur des jambes de rêve. Elle fume. Mais n'a pas de quoi allumer sa cigarette. Le barman s'avance d'un pas galant et lui offre d'un sourire gentleman une allumette. Le regard de la belle dame croise celui du beau jeune homme. C'est le coup de foudre. Le temps semble s'arrêter. Pourtant, le cœur du barman s'emballe et ne peut pas stopper son mouvement. Les secondes deviennent des heures et tout le monde se fige, restant sur place comme des statues de cire. Un drôle de bruit casse le silence. Les lèvres s'approchent doucement les unes des autres, la chaleur se transmet.

Le souffle devient un peu plus rapide et saccadé, trahissant une peur sans nom. Mais le bruit devient trop violent. C'est un bruit répétitif et lassant. C'est le bruit d'une triste réalité attendant impatiemment le retour d'un vieil esprit dans un vieux corps. Et le vieillard se réveille.

Le vieil homme n'arrive pas à rendre réaliste ce rêve. C'est pour cela que depuis plusieurs années, il vit la même chose. Il cherche à terminer ce qu'il a commencé, mais n'en a pas le temps. Ça passe trop vite. C'est la seule imperfection à ce don. Il ne contrôle pas le temps du rêve et ne peut donc pas accéder à sa récompense ultime. Chaque nuit, il essaie de donner vie à ce qu'il a dans la tête. Mais sans jamais y parvenir.

Sa patience a des limites, mais celui-ci ne les a pas encore atteintes.
Alors, il tente. Sa volonté ne lui donne pas une force physique surhumaine, mais le rend invulnérable mentalement.

Il se lève doucement et douloureusement tout en repensant aux yeux ronds de sa bien-aimée. Des yeux si purs et si profonds… ce n'est pas humain. C'est divin. Et s'il en avait l'âge, il prétendrait encore aux plaisirs solitaires tout en repensant à sa belle.

J'avais oublié de vous dire qu'il répète une phrase. Dans son sommeil et dans la vie réelle, une suite de mots le hante. Une phrase dont il ne connaît pas le sens. Mais elle l'obsède ! Et comme l'âge est une chose ingrate et qu'il ne peut pas lutter contre ses méfaits, le vieil homme se la répète sans arrêt pour ne pas l'oublier. Il la dit, la redit, encore et toujours. Il radote. Mais personne n'y fait attention. Après tout, ce n'est qu'un vieux type solitaire, tenant un bar crasseux et vivant dans le trou du cul du monde. Ce n'est pas étonnant de délirer quand on vit dans ces conditions. Cette phrase, je vais vous la dire. Et si vous en comprenez le sens, alors c'est que vous êtes très fort. Voici : « La danse des anges refuse que l'on danse seul. » Alors ?

Mon histoire ne s'arrête pas là. Comme je viens de dire, chaque nuit il en arrive au même point. Il aimerait donner corps à son rêve. Malheureusement pour lui, celui-ci s'achève toujours de la manière suivante. Toujours avec cette phrase dont il ne comprend pas le sens et qui lui excite les derniers neurones encore intacts.

Au petit matin, il se lève et se lave. Il ouvre le bar et prend sa place habituelle. Personne n'entre. Comme d'habitude. Il enlève les chaises des tables et décide de reprendre son vieux balai usé pour remettre un coup sur le plancher. Il balaye tout en se plongeant dans les brumes du passé. Il s'arrête pour redresser son dos endolori par la nuit et contemple son établissement. Quelle étrange ressemblance avec celui du rêve. Il est pareil, mais en plus pourri. Les mêmes fresques aux murs, les mêmes vitres, boiseries, mobiliers… Tout est identique.

Reste l'odeur qui est plus forte et âcre que celle d'antan.
C'est dégueulasse. Le vieux le sait, mais il n'en a rien à faire. Il aime cet endroit et y tient au moins autant qu'à sa propre vie. Il ne veut rien changer et tant pis si les rats bouffent le navire !

Soudain, comme dans un film, la salle se transforme sous le joug de son esprit haletant, désireux de voir ce qui lui plaît. Les yeux du type s'illuminent et tremblent. Il n'en revient pas. C'est comme dans son rêve. Tout est redevenu normal comme à la création. Il tourne la tête de gauche à droite et respire un grand coup, s'enivrant de fumée de cigare et s'abreuvant de la beauté du décor. Ça ne lui était jamais arrivé de rêver éveillé. De toute façon, vu sa vie, ce n'est pas plus mal. Il profite de l'occasion pour rejouer la même scène. Mais il essaie de ne pas commettre d'erreurs. Il va directement à l'essentiel et au diable les clients. Il s'approche directement de la banquette où est assise la jolie dame. Sans même lui demander, il craque une allumette et lui offre la flamme. La femme, surprise, regarde ce grand garçon blond, dans ce bel uniforme, avec un sourire charmeur et qui lui offrant du feu. Elle semble au moins aussi subjuguée par l'homme que lui envers elle.

C'est le coup de foudre. Sans demander son reste, le barman approche ses lèvres de celles de la jeune femme. L'instant est crucial et fatidique. Le temps s'arrête à nouveau et le cœur du vieil homme s'enflamme à son tour telle une allumette qui se consume violemment. Le feu le gagne, partant de ses entrailles pour rejoindre la périphérie de son corps. Il peut sentir la chaleur provenant de la bouche de sa bien-aimée. Il y est presque. Mais…

Un bruit de clochette le sort de son état de transe et le vieil homme, penché sur son balai, se réveille en maugréant un juron traduisant un soupir de déception en y mêlant une larme d'excuse. C'est bizarre, car il semble reconnaître ce son. Il l'a déjà entendu, mais où ? Ça lui revient doucement. C'est le son de sa porte.

Quelqu'un est entré. Il regarde alors son visiteur. Cela fait tellement longtemps que personne n'est entré dans son établissement ! Il contemple quelques secondes une vieille dame sur le pas de la porte.

Il la salue poliment comme s’il n'avait pas oublié les gestes et rituels d'un bon barman. Il s'approche de la visiteuse en lui souriant. C'est réciproque.

Quelque chose fait jubiler l'homme. Ce sourire fait l'effet d'une madeleine à la manière de Proust. Il lui rappelle quelque chose qu'il avait oublié. Il se souvient d'un soir, une nuit d'hivers, il tombe sur le trottoir en glissant sur le verglas. Il se relève péniblement et continue sa route tout en regardant les boutiques. Il n'a pas un rond en poche et il est seul. C'est le stéréotype du petit malheureux qui débarque de son île et qui ne connaît que les ananas de son village. Mais le destin lui réserve une surprise. Car en passant devant une boutique de porcelaine, il en voit sortir un ange. C'est peut-être un grand mot, mais lui la voit en ange bardé de paquets. C'est la belle et lui le clochard. Quand je vous parlais de stéréotype…

Malgré tout, l'ange n'a pas d'ailes et se casse la figure sur le verglas. Le jeune inconnu s'empresse alors d'aller secourir la demoiselle. Il l'aide à se relever et en guise de récompense, celle-ci lui laisse un magnifique sourire charmeur, un sourire qui laisse des séquelles amoureuses dans l'âme.

C'est cette même femme que le vieil homme reconnaît en face d'elle à cet instant. Il ne sait quoi lui dire. Il ne sait pas si elle l'a reconnu. Il y a soixante ans que cette histoire est arrivée ; est-ce qu'elle se souvient de lui ou est-ce une rencontre
fortuite ?

La femme le regarde et lui sourit gentiment et tendrement. Il en est certain maintenant. Elle sait qui il est.
D'un effort surhumain, il s'avance vers la porte. Il lâche le balai. Ils ne se parlent pas, mais se comprennent. Elle s'avance vers le vieil homme fatigué. Ils s'arrêtent un instant à quelques centimètres l'un de l'autre. Le barman se demande s’il est en train de rêver. Que vient faire cette dame ici ? L'a-t-elle cherché ? Comment se souvient-elle d'un type qu'elle a vu une fois dans sa vie ?

Peu importe tout compte fait. Il approche ses vieilles lèvres fripées de la bouche de sa compagne. Celle-ci ne recule pas. Il avance encore. Il sent la chaleur, le souffle, le battement du cœur de sa bien-aimée.

Il est en elle. Il ressent les choses comme il ne les a jamais ressenties.
Il avance encore. Plus que quelques millimètres. Puis soudain, le temps semble se figer. Tout le décor crasseux se transforme à nouveau en un immeuble merveilleux, comme d'antan. Les couleurs envahissent la pièce et les fumées se dissipent. Les sons de la rue disparaissent et laissent place aux sons du bar plein à craquer. Les odeurs changent.

L'homme a les yeux fermés et sait ce qu'il se passe. Il rêve et son rêve devient réalité. Quand tout à coup, il sent ses lèvres toucher d'autres lèvres. Il lève les paupières et regarde la jeune femme qui se trouve en face de lui. Elle est si belle et sent si bon… C'est la femme parfaite. C'est sa femme parfaite.
Il est de nouveau jeune et bien portant. Il se trouve dans cette époque des années folles avec les musiques et le folklore qui vont de pairs. Il est vivant. Il est accompli. Il est heureux.

Puis un dernier soupir dans le fond du lit et le vieil homme s'éteint. Il a le sourire aux lèvres. Il reste étendu là, un peu comme une momie entourée de draps. Les bruits de la rue se font un peu plus fort chaque jour. Mais pour lui, les bruits sont comme des notes et les notes forment une musique. C'est la musique des anges. Et il la danse en leur compagnie maintenant.


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