14/11/2004 - Magda Angenot
L'admirateur

Elle avait écrit ;
Le cocon de silence,
De douce volupté
Troué du cri léger
De ma reconnaissance...

Mais pas pour lui. Ce poème figurait dans "Alternances", un recueil publié avant leur rencontre.

Ce soir, dans le luxe feutré de son restaurant préféré, elle exigeait le secret de chaque sauce d'un serveur aux abois, poursuivi par le regard du maître d'hôtel. Elle approuvait longuement la combinaison de la sauge et du basilic, renversait la tête, hennissait un grand rire de satisfaction qui faisait trembloter la mince caroncule laissée au menton par une cure d'amaigrissement intensive. Jean voulut intervenir

- Les tournedos sont certainement délicieux.
- Je ne me décide pas à la légère... Comment préparez-vous le poulet chasseur ?

Il n'insista pas. Il n'arriverait qu'à prolonger le supplice. Il laisserait un gros pourboire, comme d'habitude. Elle choisit enfin et il se hâta de s'informer de sa journée, de peur qu'elle ne rappelle le serveur pour une précision supplémentaire ou un changement d'avis.

« J'ai vu Me Leblanc, ce matin. L'entretien s'est magnifiquement déroulé. J'ai été parfaite. En tout cas, il m'a dit que mon expérience l'intéressait et qu'il m'appellerait lundi. Je suis persuadée qu'il va m'engager. Tout me réussit pour le moment : la santé, le travail, toi... »
Elle lui mit affectueusement la main sur le bras. « Cet après-midi, j'ai fait des courses. »

Elle avait son air d'enfant émerveillée que Jean trouvait irrésistible. Le sourire adoucissait une résille de fines rides sous les immenses yeux noirs. L'arc des lèvres répondait à la ligne des sourcils effilés. La lumière tamisée donnait à sa peau brune, comme huilée, la chaleur de l'ocre foncé.

Il effleura la petite patte aux ongles rongés, laqués d'un vernis sanguinolent. Il écoutait mal le récit compliqué de la recherche d'une jupe de la couleur exacte d'une blouse qui devait correspondre à une veste... Il la regardait. Tout en parlant, elle rongeait un os avec entrain. Elle avait dû dire : « Tu m'excuses ? C'est tellement meilleur ainsi. » Il avait dû sourire machinalement pour celer sa répugnance. Il écarta la frange de l'étole brodée qui accrochait les champignons de la sauce. Une flamme vacillante dans une tulipe de verre jaspait de rose la nappe écrue. Elle avait écrit :

Du rose incomparable d'une aile de mouette sous les feux du couchant Au glacis du sang frais sur une dalle noire...

Mais pas pour lui. Dans "Brises", dédié à Marcel Jonas, son second mari. Jean l'avait rencontrée au chevet de celui-ci, son associé d'alors, terrassé par une crise cardiaque, à quarante-cinq ans.

« Je ne supporte pas les hommes qui se réfugient dans la maladie, lui avait confié Myriam. Il campera sur le canapé pendant vingt ans, comme mon père ! »

Jean avait assisté à la rapide désagrégation du ménage. Il était devenu le confident de Myriam, son consolateur, celui qui la sortait entre deux aventures, celui à qui elle pouvait tout demander, même l'amour, quand l'amant en titre avait été chassé pour une impardonnable peccadille ou avait fui la quarantième scène de jalousie.

« Avec toi, cela ne compte pas. Tu es un ami. »

Il tenait avec élégance le rôle du maître de la maison quand elle recevait une foule hétéroclite de faux artistes, de vrais antiquaires, de gloires à la veille d'éclore. Il payait le traiteur sans broncher et feignait de ne pas voir, à l'aube, le ballonnement de certains manteaux refermés sur des bouteilles « empruntées » sans façon.

Les invités partis, Myriam s'étirait dans un fourreau noir qu'il avait habillé d'un bijou et il la renversait sur le divan du salon, radeau flottant sur une marée de verres vides et de cendriers pleins. Elle jouissait somptueusement quand elle était un peu ivre. Ensuite, il rangeait sommairement et s'enfuyait vers l'ordre beige et rassurant de son bureau où il changeait sa chemise maculée de rimmel. Le soulagement de se retrouver seul calmait le dégoût léger laissé par la sensualité explicite de Myriam dont le souvenir l'excitait avant 1'amour et le lancinait pendant les périodes d'exil.

La dernière, la dernière liaison de Myriam, remontait à deux ans et avait failli tourner au tragique. Jean, qui faisait attendre ses clients pour écouter stoïquement les vertus de l'amant chantées au téléphone et acceptait avec gratitude les longues conversations transatlantiques en p. c. v. quand il était à New York ou à Montréal, s'était vite inquiété d'un silence inhabituel. Renseignements pris à la Centrale, le téléphone de Myriam était débranché. Il alla tirer sa sonnette. En vain. Il avait dû appeler un serrurier pour la découvrir les poignets tailladés, soûle de larmes et d'alcool dans une chambre aux relents de lion.

Pendant une interminable convalescence, il l'avait veillée, lavée, nourrie presque de force. Il l'avait caressée toutes les fois qu'elle l'avait ordonné, en s'efforçant de deviner, quand elle l'injuriait parce qu'il n'était pas l'autre, si elle souhaitait qu'il continue ou si l'étreinte lui était réellement insupportable. Une fois, elle l'avait frappé sauvagement et son arcade sourcilière fendue avait saigné sur les draps festonnés. Cette offrande propitiatoire avait apaisé Myriam. Elle était devenue tendre. Elle avait écrit :

Ta voix a la douceur du chant du merle noir, ton corps sent le cytise à l'approche du soir...

Mais pas à lui. Dans "Transes", publié peu après et dédié à R. M. Jean n'avait pas demandé si R. M. était le dernier orage.

Après la catastrophique rupture, Myriam avait entamé une psychanalyse avec la fougue qu'elle mettait à être heureuse ou malheureuse. Elle revenait des séances portée sur les ailes de l'enthousiasme ou la malédiction à la bouche. Mais elle avait recommencé à s'intéresser à sa toilette et avait demandé à Jean de la recommander à son ami, l'avocat Gérald Leblanc, qui cherchait une secrétaire capable de faire un peu de recherche.

« Pourvu que cela marche, pensa Jean, je me suis porté garant de son sérieux ; Gérald est pointilleux... Avec ce départ pour Montréal, demain, je ne serai même pas là pour aplanir les difficultés... Il faut absolument que je sois chez moi à temps pour faire ma valise, il ne s'agit pas que je rate l'avion. »

Il se rassura. Elle le laisserait partir. Elle était d'une humeur égale, ces temps-ci, et sa brusquerie se nuançait de gratitude. Elle avait même des moments de tendresse. Jean attendait avec patience les poèmes frais éclos.

Cette perspective le fit sourire et il lui rendit son attention.

« La bonne preuve que je suis guérie, c'est que je n'écris plus. Le docteur Lavoie me l'a encore confirmé hier. Il dit que la poésie traduisait mon déséquilibre. Tu en fais une tête ! Tu trouves que c'est dommage ? Je n'ai pas ton culte absurde pour la création. Ou plutôt je n'en ai pas ta définition étriquée. Tout peut être créateur. Tiens, la cuisine d'ici, par exemple. »

Jean garda le silence incrédule qui précède les catastrophes irréparables. Il la reconduisit. À la maison, elle leur prépara sa boisson favorite : du lait chaud additionné d'un peu de café et de beaucoup de rhum. Elle s'étendit sur le divan où il était assis et appuya la tête sur sa poitrine. Il l'entoura de son bras, la main refermée sur un sein. Sa bouche travailla expertement les lèvres offertes tandis que son autre main se perdait dans les dentelles des dessous. Après, il l'installa confortablement dans un nid de coussins et de châles. Elle avait le sommeil lourd. Il était probable qu'elle passe la nuit là.

Il la regarda dormir, puis tira de son portefeuille le dernier poème de "Transes" qu'il lui avait demandé de recopier pour lui.

Je n'en puis plus d'errer sur ce chemin
Où tout me blesse,
De crier ton nom, de chercher ta main,
Dans la détresse.
Je romps, dans un sursaut de colère,
Le lien futile
Qui m'attache par de vaines prières
Au monde hostile.

Il laissa tomber la feuille près du canapé et passa dans la cuisine. Il examina le vieux réchaud encrassé. Myriam était si distraite. Cette fois encore, elle avait retiré le lait du feu en fermant imparfaitement le robinet du gaz. Du bout de son porte-mine, il le poussa un peu. Il tournait fou. Il l'ouvrit à fond, barra soigneusement les fenêtres de la petite maison et retourna dans le salon où Myriam ronflait légèrement. Il disposa près d'elle, sur la table basse, son paquet de cigarettes et le briquet en or qu'il lui avait offert. La première chose qu'elle faisait en se réveillant était de fumer, malgré toutes les remontrances qu'il lui avait faites. Finalement, il s'en fut.

Sa chambre d'hôtel, à Montréal, était banale à souhait. Mais, du vingt- cinquième étage, il découvrait la ville coulant en pente douce vers le fleuve. Le soleil se levait entre les lointaines montagnes de l'autre rive et allumait, sur les prismes des gratte-ciel, des flamboiements de cuivre rouge qui montaient, étage par étage, comme si une main invisible tournait le commutateur.

Elle aussi aimait la naissance du jour. Elle avait écrit

Dans la beauté
Du jour levé
Qui a gelé
L'étang bleuté
Le long du bois
De hêtres droits,
Givrés de froid...

Mais pas pour lui. Dans son tout premier livre de chansons, "Appels".

Le troisième matin, le téléphone arracha Jean à sa contemplation. C'était Gabrielle, sa secrétaire. « La maison a été littéralement soufflée par l'explosion... un réchaud défectueux. Elle n'a pas souffert... Je suis absolument navrée. Puis-je faire quelque chose ? »

D'une voix à peine audible, Jean lui demanda d'envoyer des brassées de roses blanches. Il raccrocha sans entendre les condoléances de Gabrielle et regagna la fenêtre. Le Saint-Laurent, embrasé par les rayons, brasillait à travers ses larmes. Elle avait écrit :

Vibrer à l'unisson,
Jaillir de ma prison,
Bondir, quitter le sol,
Exploser en plein vol,
En toi m'anéantir,
Mourir...

Mais pas pour lui.


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