16/07/2002 - Erwan Chuberre
Chapitre 1 - La bohème

Yan se regarde dans le miroir. Le succès n’a pas changé son visage d’un poil. C’est toujours le même jeune homme de vingt-huit ans. Brun au teint mat, le regard vert, les sourcils bien dessinés (et non épilés, comme certaines mauvaises langues l’ont fait sous-entendre...), les lèvres minces et le nez droit. Joli garçon, on peut le dire. Oui, c’est toujours le même Yan. Le succès ne l’a ni enlaidi, ni rendu plus beau.

Le même Yan qui cherchait depuis trop longtemps un rôle en s’inquiétant de voir chaque jour son regard se faner sans réussir à décrocher quelque chose d’éclatant. Celui que personne ne prenait au sérieux dans le monde impitoyable du cinéma.

Aujourd’hui, il se retrouve dans cette immense salle de bain en marbre de ce Palace cannois. Il y est arrivé !

Ses parents sont si enchantés de cette réussite que sa mère, madame Cher (en hommage à la chanteuse américaine) a organisé une grande réception familiale pour assister en direct à la montée des marches du Festival via leur Home cinema, loué pour l’événement. Son fils, qu’elle a souvent traité de « raté », va enfin la faire frémir de plaisir et non plus rougir de honte. Elle ne pourra plus jamais dire :
— Mon fils ? Je ne sais pas ce qu’il fait exactement... il fait des boulots à droite et à gauche. Mais par contre l’aîné, il réussit tout ce qu’il entreprend et il nous a donné le plus beau cadeau qu’une mère peut recevoir : une adorable petite-fille !

Yan sourit devant la glace. Il a enfilé son costume Mugler choisi avec Jeff, son colocataire et ami de toujours. Malgré le fait qu’ils soient tous les deux comédiens, Jeff a suivi toutes les étapes qui ont bouleversé sa vie avec beaucoup d’admiration. Sans jamais laisser paraître la moindre once de jalousie. Il a été parfait. En boutonnant un des trois boutons de la veste noire, Yan se souvient avoir halluciné quand il a vu le prix du costume, il n’en revenait pas : trois fois le prix de leur loyer actuel ! Cela rapporte d’être une future grande star.

Le téléphone sonne. C’est Cathy, son attachée de presse.
— Yan, il faut que tu te dépêches, la limousine t’attend !

Sortant de sa rêverie, c’est d’un pas volontaire et décidé qu’il quitte sa suite et se dirige vers l’ascenseur. Une jeune femme de chambre, tout affolée, en profite pour lui barrer le passage en se jetant sur lui, l’écume au bord des lèvres.
— Oh ! monsieur Yan, je sais que je n’ai pas le droit de faire ça, je pourrais me faire renvoyer... mais, vous êtes mon idole depuis que j’ai vu votre film « Le retour d’Antigone... » si vous pouviez me signer un autographe ? Juste un petit en vitesse...
Yan, sincèrement ému, lui adresse un large sourire. Il prend le papier et le stylo.
— C’est quoi votre nom ?
— Oh ! C’est Benjamine, mais on m’appelle Cerise... répondit-elle, écarlate.
— D’accord, alors « à ma petite Cerise, affectueusement, Yan. »
Il lui tend le tout.
— Ca ira comme ça ?
La jeune femme applaudit de ses petites mains grasses. Elle est si heureuse d’avoir réussi à approcher son acteur préféré. Son idole est vraiment très sympathique et tellement plus beau en vrai que sur les écrans. Elle se félicite d’avoir bravé le règlement.
— Oh, merci... merci... vous êtes vraiment très gentil ! J’irai voir tous vos prochains films ! Je vous adore !
La lumière de l’ascenseur clignote. Les portes s’ouvrent. Le nouveau Rudolf Valentino s’y engouffre en lançant un dernier baiser à sa fan.

« Le public est si chaleureux » pense-t-il.
Et quel plaisir de pouvoir signer tous ces autographes ! C’est tout nouveau pour lui. Il ne comprend pas toutes ces stars qui fuient leur public, voire qui deviennent agressives. Devenir un personnage célèbre est un cadeau du Ciel que peu d’élus reçoivent. Se montrer un minimum courtois est la moindre des choses, car ce sont ces gens à la passion démesurée qui se déplacent pour aller voir les films. Ils les font vivre. Le jour où il retombera dans l’anonymat sera le pire moment de sa vie. Mais, ce n’est pas pour aujourd’hui.


A la sortie de l’ascenseur, une petite tornade rousse accompagnée de deux pitt-bulls en costumes sombres lui tombe tout droit dessus. C’est Cathy.
— Ce sont tes gardes du corps, ils ne te quitteront pas d’une semelle jusqu’à la première marche du Palais. Là, tu rejoindras le reste de l’équipe du film...
Elle regarde sa montre.
— Bon, ça va, on est dans le timing, mais il ne faut pas que tu traînes ! Viens que je t’embrasse. Tu es sublime ! le costume te va si bien. Bravo et bonne chance, l’ambiance dehors est électrique ! Je te préviens, tous tes fans t’attendent... et surtout n’oublie pas. Tu as fait ça toute ta vie ! Et le sourire aux photographes, ravageur mais naturel ! Toute la France te regarde.

Et elle n’avait pas tort.

Le changement d’ambiance entre le hall de l’hôtel et l’extérieur est radical. Sans transition, le comédien passe de l’oreiller en soie à l’éclair de la foudre. Il a du mal à réaliser que cette foule hystérique tassée à la sortie du Carlton s’est déplacée pour lui. Cette foule hystérique qui hurle son prénom.
— Yan, on t’aime ! Yan, t’es le meilleur !
Jamais de sa vie il n’avait provoqué une telle émeute.

Tout troublé, il ne sait pas comment il a réussi à entrer dans la longue limousine noire. Tant de mains l’ont touché, ses cheveux ont été tirés. Chacun s’est battu pour avoir une poussière de cette étoile montante. Les deux gardes du corps ne suffisent pas. La production ne s’attendait pas à une telle révolution. Une fois dans son vaste carrosse, Yan n’en revient toujours pas. Il a si longtemps rêvé ce moment. « Mon Dieu, faites que tout soit vrai ! »

Pendant que la limousine essaye doucement d’atteindre le Grand Palais du Festival (soit une distance de cent mètres), les fans, les yeux injectés de sang et la langue sur leurs chaussures hurlent en se collant à la voiture. Une grosse sorcière ridée ouvre son décolleté et exhibe une énorme poitrine obscène et flasque.
— Yan, tu ne veux pas venir lécher mes deux gros obus ?
L’horreur.

Yan commence à sentir son cœur battre la chamade, la sueur ruisselle abondamment sur ses tempes. Il ferme les yeux pour ne plus voir tous ces visages déformés par cette rageuse ferveur. Cet instant dure une éternité. Une panique qui fige le temps. La peur s’amplifie.

Et si quelqu’un parmi tous ces gens n’avait pas aimé son film ? Ou pire, si un mari frustré par une femme qui ne pouvait plus prendre son pied sans murmurer « Oh ! Oui ! Yan, vas-y… » était là. Il lui serait facile de briser les vitres de la limousine et d’y balancer une bombe. Il voyait déjà ses parents pleurer sur la couverture d’un magazine people. « Yan, l’inoubliable interprète du Retour d’Antigone, décédé à la suite d’un attentat... »

Un des pitt-bull, attendri par son visage horrifié, le sort de sa paralysie.
— Monsieur Yan, vous ne craignez plus rien. Les forces de police sont venues nous prêter main forte. Il faut que vous sortiez à présent de la limousine pour rejoindre vos amis.
Il décide alors de sortir de son trou noir. Il ouvre les yeux. Les corps collés à la limousine ont disparu. Le calme est revenu. Le molosse avait dit vrai. Tout est si calme. Rassuré, il peut enfin sortir de son carrosse en toute quiétude. L’équipe du film l’attend, au grand complet. Sophie Marceau s’approche de lui, rayonnante.
— Alors... prêt pour ta première montée des marches ?
— Tu verras, c’est une question d’habitude, lui dit Luc, le réalisateur et producteur. Johnny Depp lui fait un clin d’œil complice.
Yan est rassuré. Il pense maintenant à jouir de cette nouvelle célébrité.

La foule du Palais est devenue raisonnable, plongée dans un silence admiratif. Il ne ressent plus aucun sentiment agressif, juste un immense amour à l’état pur. L’actrice à son bras, il offre son meilleur sourire aux nombreux photographes présents. La montée des marches pouvait débuter.




— Mais qu’est-ce que tu fous ? Combien de fois t’ai-je dit qu’on enlève l’emballage en plastique des poulets avant de les mettre au four ? Encore en train de rêvasser ! Qui m’a mis dans les pattes un incapable de cette espèce ! grogne Ernest, le patron du Coq d’Or.

Yan est désolé. Il repensait encore à ce délicieux rêve de la nuit dernière, autrement plus excitant que ces pauvres poulets morts à rôtir.
— Je suis désolé Monsieur Ernest... cela ne se reproduira plus.
— Cela ne se reproduira plus ! Continue à râler son patron. Cette phrase je l’ai entendu des dizaines de fois depuis que tu bosses pour moi ! Bon, je préfère m’en aller. Je te laisse fermer la boutique. Surtout n’oublie pas de faire la caisse, de nettoyer l’intérieur et l’extérieur de la vitrine, de récurer le four, d’astiquer les sols, de passer le jet d’eau dans la cuisine et surtout d’éteindre les lumières et de faire le numéro de l’alarme ! Ce soir, je vais au bal avec ma femme. Il faut que je sois beau pour ma Lucie... Allez, à demain !
— Oui, à demain… répond Yan, tout en pensant « à jamais »...

En effet, il était hors de question de rester un jour de plus dans ce fast-food spécialisé dans le poulet. Il ne monte peut-être pas les marches du Palais du Festival de Cannes, mais ce n’est pas une raison pour autant de devoir supporter sans cesse les insultes de ce vieil aigri édenté. « Si au moins, j’aimais le poulet… même pas ! »
Histoire de faire vociférer son patron jusqu’au dernier moment, c’est décidé, il laissera toutes les lumières allumées. Le Coq d’Or pourra ainsi rayonner de toute sa splendeur dans la nuit parisienne.

Requinqué par ce diabolique projet qui rendra à coup sûr Ernest plus chèvre que tout, Yan déchire son tablier et jette en l’air sa toque ridicule ! Au diable, les ailes et les cuisses de poulet ! La restauration lui sortait vraiment par les narines, lui qui n’avait jamais su cuire un steak. « Enfin, tant que le vieux est parti, c’est déjà ça ! »

Il fera le minimum jusqu’à la fermeture, mais pas plus. Tant pis pour la poussière. Ah ! Oui… Ne pas oublier d’appeler Donia, une copine qui travaille dans le quartier Montergueil dans une boutique de prêt-à-porter de luxe. Elle lui a si souvent répété que sa chef Isabelle cherchait un vendeur de son style. Jeune, souriant, dynamique et joyeux. « C’est moi ! »

18 H 45.
D’accord, il ferme un quart d’heure avant l’heure officielle, mais il n’y avait plus de clients et surtout plus de poulets à écouler. Car attention, si Yan était nul en cuisine, il cassait la baraque dans la vente. Il aurait même vendu un poulet à un végétarien, et le double de son prix !




C’était le mois dernier.
En désespoir de cause, Yan avait postulé pour bosser au Coq d’Or afin de rejoindre l’équipe d’un nouveau restaurant qui devait ouvrir à Opéra, juste à côté de l’endroit mythique de l’Olympia. Un signe du destin pour accéder à la célébrité. Il avait passé l’entretien avec succès. L’affaire était dans le sac… pour finalement se retrouver à travailler au Coq d’Or de Saint-Paul.
Sur le coup, cela ne lui avait pas semblé bizarre. Ils avaient peut-être déjà fini de composer leur équipe à Opéra, et comme il manquait une personne dans le petit fast-food de Saint-Paul... Erreur. La direction l’avait choisi pour travailler à Saint-Paul, car elle connaissait bien la clientèle de ce Coq d’Or, composée de petits vieux et surtout d’homosexuels en manque de chair fraîche. Normal, le quartier gay du Marais se trouvait à deux pas. Ainsi, ses nouveaux patrons étaient persuadés que cette nouvelle recrue arriverait à constituer une énorme clientèle avec ses bonnes manières et son sens de la séduction si développée.
Bingo ! Yan était devenu en une journée la coqueluche de cette rue maraîchère : de la petite grand-mère qui souffrait « horriblement » de ses varices à la petite fée toute pimpante qui voulait organiser une chicken party avant d’aller « s’éclater au Queen. »

D’abord un peu déçu de ne pas être le nouvel Aznavour et surtout incroyablement vexé que sa sexualité ait été découverte si vite, il s’était rapidement dit qu’il serait préférable de servir ses compatriotes plutôt que de se taper tous les bus de Japonais garés sur la place de l’Opéra. De plus, travailler dans ce quartier représentait un énorme avantage géographique étant donné qu’il habitait à deux pas de Saint-Paul.

Mais Coq d’Or ne devait être qu’un mauvais souvenir de plus à oublier...




Chose promise, chose due, il laisse toutes les lumières allumées, compose le numéro de l’alarme et quitte sans se retourner ce mausolée aux poulets. Enfin libre !

Libre de voler au-dessus de Paris et de déchirer ce ciel menaçant pour se mettre à l’abri, chez lui. Toutefois, en attendant d’être un grand condor royal, c’est avec sa vieille paire de Nike bien ancrées sur le pavé qu’il rentre dans sa douce chaumière.
Il espère que Jeff, son colocataire et ami n’aura pas fait à dîner pour deux. Il sort tout juste d’une indigestion de galettes de pommes de terre, le seul plat qu’il avalait sur son ex-lieu de travail dont il a déjà oublié le nom.




— Putain ! Jeff... t’es encore plus bandant que d’habitude ! se dit à haute voix un jeune homme à la carrure impressionnante, le nez collé contre le miroir d’une vitrine d’un magasin de chaussures. Si avec cette petite gueule d’amour, tu ne décroches pas un rôle de jeune premier ! Tu as eu raison de débourser autant de frics pour ce coiffeur. Tu es métamorphosé ! La tête que va faire Yan en te voyant. C’est certain ! Il va vouloir aussi se teindre les cheveux en gris acier et te supplier de coucher enfin avec lui !

Toutes canines dehors, Jeff est vraiment content de lui, comme d’habitude.

Contrairement à certaines personnes qui passent leur vie à pleurer sur leur sort, Jeff est plutôt du genre à se lancer continuellement des fleurs (et des gros bouquets, de préférence.) C’est le plus beau, le meilleur des acteurs et le coup du siècle au lit ! Il a vraiment tous les atouts pour devenir le nouvel Alain Delon, son idole.

— Ouais, Alain Delon, il sait ce qu’il vaut ! C’est pour ça qu’il est le meilleur dans tout ! aime-t-il à répéter à tous ses amis qui avaient encore la force de lui tendre une oreille attentive. C’est à dire, son amie Cathy et surtout Yan. Oui, à défaut de l’agacer, Jeff le fait toujours autant rire. Tant de prétentions dans ce corps de taureau lui a toujours paru incroyable !




Souriant à tous les gens qu’il croise, Yan se sent vraiment léger depuis sa décision de s’être mis au chômage. Il y pensait depuis quelques jours, mais n’osait se l’avouer. Travailler au Coq d’Or n’était pas reluisant mais c’était travailler quand même. Tant pis. Maintenant, il fallait fêter ça !

Il sort de son sac son Nokia et compose le numéro de son deuxième meilleur ami, Kevin, dit « la cousine ».
— Allô ! Cousine ! Tu ne devineras pas ? ... non, je n’ai pas rencontré le mec de mes rêves... encore moins trouvé le rôle de ma vie... non, j’ai tout simplement démissionné du Coq d’Or ! Oui, c’est fou, non ? C’est à cause du festival de Cannes… mais laisse tomber, c’est trop compliqué. Bon, on se retrouve ce soir ? Okay, dans une heure au Cox. Le temps de prendre une douche et je suis prêt... à tout à l’heure. Grosses bises.

Le temps de la communication et voilà Yan à vingt mètres de chez lui. Au loin, il voit arriver un inconnu. Son radar s’enclenche immédiatement. Coup de bol, il a raccroché pile poil au bon moment. Mission : visualiser l’individu de sexe masculin qui se rapproche. « Hum ! Selon mes premières données, il a les épaules larges comme je les aime », pense-t-il avec gourmandise. Le bel inconnu n’est plus très loin. A deux minutes, une minute, trente secondes… le radar s’agite dans tous les sens comme une anguille dansant sur de la techno. « Il a l’air vraiment bien foutu, mais je ne vois pas son visage ! Redresse le menton ! » Comme si l’inconnu avait entendu la prière de Yan, docile, il relève lentement la tête. Là, le radar s’emballe en émettant de petits cris stridents. Panique ! Yan comprend la raison de cet affolement. Coup de massue. « Non, ce n’est pas lui ! Mais si. Comment ai-je fait pour ne pas reconnaître sa démarche et son blouson ? Je dois vraiment être en manque de cul ! Mais qu’est-ce qu’il a fait à ses cheveux ? C’est horrible ! »

Le cou bien tendu vers l’avant telle une dinde précieuse, Jeff s’approche de lui.
— Et bien, t’en fais une tête de me voir ! C’en est presque vexant !
Yan se remet peu à peu de sa méprise.
— Excuse-moi, mais j’étais ailleurs.
Sans même écouter sa réponse, Jeff commence à défiler sur la largeur du trottoir.
— Alors qu’en penses-tu ? demande-t-il tout émoustillé. Ça te plaît ?
— Ben... euh ! C’est spécial.
— Tout à fait. C’est fait pour. Je veux sortir de la masse de tous ces comédiens qui se ressemblent. Avec ce style, tu vas voir si on ne va pas me remarquer dans les prochains casting ?

Oui, peut-être. Mais le propre du comédien n’était-il pas d’entretenir un physique des plus ordinaires pour pouvoir justement interpréter tous les personnages ? Si. À moins que son ambition ne se limite à se secouer dans une discothèque pour le tournage d’un clip de pop music ?

Toutefois, Yan préfère ne rien dire.
— M’ouais ! Mais tu ressembles plus à Sean Connery qu’à Alain Delon pour l’instant, lui confie-t-il néanmoins. Et c’est quoi ces reflets bleus ?
À cette question, Jeff s’indigne et recule brutalement.
— Je n’ai pas de reflets bleus ! Mais qu’est-ce que tu racontes ? Avec le prix que j’ai payé, il ne manquerait plus que j’ai des reflets bleus ! La jalousie te rend laid mon cher Yan ! Tu verras le prochain casting que je passerai !

Yan se tait définitivement, désolé d’avoir gaspillé de la salive pour rien. Rien n’ébranlera jamais Jeff, ni ne le fera douter de lui. Et puis qui pouvait savoir ? Peut-être allait-il faire un malheur avec cette nouvelle couleur ? Le succès tenait à si peu de choses. « Mylène Farmer a bien vendu des millions d’albums après être devenue rousse ! »




Si leur appartement du 70, boulevard Beaumarchais ne ressemble pas vraiment à un des châteaux de Louis II de Bavière, c’est toutefois un petit bijou de trente-cinq mètres carré de l’esthétique pop que le Roi Fou aurait approuvé.
Avec ses grands murs jaunes, ses tableaux multicolores, ses petites boules disco accrochées un peu partout et ses grands miroirs ornés de dorure, leur salon avait quelque chose de royal. En guise de grand balcon pour saluer leurs fidèles, ils étaient très fiers de leur large baie vitrée qui surplombait le boulevard avec une vue magnifique sur les embouteillages parisiens montant vers la place de la Bastille.

Yan et Jeff ne regrettent pour rien au monde d’avoir fait une croix définitive sur leur belle prairie verte et sur leur élevage de vaches bien grasses pour choisir de venir vivre à Paris, ville de tous les rêves et de toutes les illusions.
Et si le bruit de la Capitale les avait quelque peu dérangés lors de leur première semaine parisienne, ils ne pourraient plus à présent s’endormir sans le bruit des klaxons énervés des automobilistes. Véritables enfants de l’asphalte rebondissant sur le bitume de l’ambition !

La déco du salon a été pensé par Yan, grand fan d’Andy Warhol, quant à Jeff, il s’est occupé de la salle de bain et de la cuisine qu’il a voulues très sombres, genre corbillard. Profitant d’une visite de Yan chez ses parents à Strasbourg, il s’est lancé dans une peinture macabre, avec des murs en rouge vermeil et des portes noires. Une véritable descente aux enfers !

À son retour, Yan était furieux car faire des œufs sur le plat ratés dans un caveau lui glaçait le sang. Mais, c’était de sa faute, il aurait dû se méfier quand Jeff s’était proposé de s’occuper lui-même de ces deux pièces. Connaissant le penchant de son ami pour le morbide, il aurait dû refuser.
Toutefois, avec l’habitude, Yan s’est vite habitué à ce décor glacial trouvant finalement que ce n’était pas une mauvaise idée. Et puis, prendre sa douche dans un cercueil, c’était assez symbolique : en plus de laver son corps, il nettoyait son âme de tous ses péchés.

Et pour chacun, une chambre de dix mètres carrés environ. Un petit nid de célibataire et uniquement de célibataire ! Avec l’interdiction formelle d’y emmener qui que ce soit : c’était inclus dans leur pacte régi par les lois de la colocation : aucun petit copain ou petite copine ne devait quitter le salon pour s’aventurer vers leur nid douillet respectif. Et même pas question de se laisser aller debout dans le couloir, ni ailleurs ! Les murs devaient garder leur innocence et les esprits chastes de l’appartement ne devaient être dérangés par des halètements bestiaux. Si l’un des deux voulait aller bouiller quelque part, c’était dehors, derrière une porte cochère, dans un hôtel ou directement chez l’habitant.

La chambre de Yan était plutôt banale : de grands murs blancs où étaient accrochées deux photos, l’une représentant ses parents, l’autre issue de son book. Une sobriété à des kilomètres de celle de Jeff qui avait profité de ses quatre murs pour ériger un véritable autel en son honneur ! Il restait juste une petite place pour une photo d’Alain Delon (tirée du film Le guépard), et pour le calendrier de Loana, le fantasme de Jeff !

Eh oui, le ton est donné. Contrairement à Yan, Jeff préfère les poitrines plantureuses aux torses musclés des éphèbes. Malgré tout son potentiel pour faire un bon homo respecté (égocentrique, amoureux de son corps, exhibitionniste dans les boîtes gay et fan inconditionnel de Mylène Farmer) il est totalement hétéro. Enfin, c’est ce qu’il dit…

À ce niveau, il reste un paradoxe vivant et Yan a abandonné depuis longtemps le fait de savoir si son colocataire n’était pas tout simplement une « honteuse ». Néanmoins, si Jeff voulait un jour essayer, son ami serait toujours là pour se sacrifier... surtout quand il l’entendait proclamer :
— Si un jour, je dois me faire défoncer la rondelle, ça sera par mon ami Yan !

Hum ! Le jeune homme restait toujours songeur face à ce genre de maxime. Patiemment, il attendait son heure de casserole, qu’il fasse le premier pas, prêt à rejeter en vrac toutes ses belles théories sur le mauvais mariage du sexe et de l’amitié. « Je pourrais fermer les yeux. Oh ! Pour une fois ! »

En effet, Jeff représentait aux yeux de Yan le mec idéal : le côté macho, le corps bien musclé avec ses grands yeux marron clair qui faisaient craquer toutes les minettes au kilomètre carré. De plus, il était drôle et très bon cuisinier. Oui, il avait tout pour faire un bon mari. Le seul « hic ! » pouvait provenir de la taille de sa curiosité intellectuelle aussi grosse qu‘un petit, tout petit pois chiche. Combien de fois Yan s’était battu avec lui pour regarder le Vingt-heures de Poivre d’Arvor et non pas l’énième diffusion de Madame est servie ! Sans parler de l’unique bouquin que Jeff avait essayé de lire depuis les trois années qu’ils se connaissaient : La bicyclette bleue dont il n’avait jamais dépassé le premier chapitre.
Mais bon… que des petits détails superflus que Yan pouvait oublier si Jeff acceptait de faire une croix définitive sur son obsession pour les gros seins et pour les croupes chevalines !




— Jeff, tu peux me libérer la salle de bain ? Ta couleur de cheveux ne va pas disparaître dans la soirée ! Je dois me speeder ! J’ai rendez-vous au Cox avec Kevin dans une demi-heure...
— Oui, oui ! Dis, je peux venir avec vous ? répond-il avec la voix crispée de celui qui fait son affaire sur le trône.
— Non, désolé. On doit parler sérieusement.

Fausse excuse, Yan avait surtout envie d’éviter un nouveau scandale !
En effet, à chaque sortie, Jeff s’amuse à provoquer des incendies dans les slips des mecs qu’il croise et résultat, dès qu’il se fait suivre aux toilettes ou qu’on lui met la main aux fesses, il s’emballe et veut casser la gueule à tous les garçons dont il a allumé le feu.
— C’était juste pour rigoler ! Maintenant, ils n’ont pas à m’agresser !
Sans commentaire.

La dernière fois, Yan ne savait plus où se mettre. Ce petit jeu pouvait passer dans une boîte bondée, mais dans un bar, c’était trop limite.

La chasse d’eau tirée, Jeff lui laisse enfin la place.
— T’aurais pu mettre du désodorisant ! Ca pue ! se plaint Yan en brassant l’air de ses mains.
— Ca pue, ça pue ! Je connais des filles qui adoreraient être asphyxiées par mon odeur !


Enfin seul. Une fois le parfum Lavande vaporisé, l’air devient plus respirable. Il n’a pas encore avoué à Jeff qu’il a démissionné. Il l’entend déjà.
— Je t’avais prévenu ! Je t’avais dit que tu resterais à peine un mois ! N’oublie pas qu’on avait parié une bouteille de champ’ !
Il avait raison. « Le mousseux du Monoprix fera l’affaire. »

Vite. Yan n’a pas trop le temps de se faire une beauté totale. Il optera donc pour le forfait minimum : brossage de dents, Nivea sur le visage, déodorant Adidas, et crème à mille balles sur le corps. Il prend une noisette de gel jaune canari et se peigne version Ricky Martin.

Une fois sorti de la salle de bain, direction sa chambre pour enfiler un jean et un tee-shirt rouge. Tout en faisant les lacets de ses baskets, il crie à Jeff.
— Au fait, je vais me casser du poulailler ! J’en ai ras-le-bol ! Le vieil édenté me prend pour sa bonniche !
Jeff apparaît aussitôt dans l’encadrement de la porte, tout sourire narquois.
— Pas la peine de crier, je suis là. Dis, qui c’est qu’avait raison ? Hein ? Qui c’est qu’avait raison ? C’est moi ! Je t’avais prévenu ! Tu resteras à peine un mois ! …

Grrr... Yan détestait quand Jeff avait raison et lui tort. D’autant plus que Jeff était plutôt du genre victoire tapageuse. Il était certain d’entendre cette phrase durant plusieurs semaines.
— Oui, Jeff. Tu as toujours raison, t’es le plus fort, lui répond-il un brin agacé.
— Dis, comme j’ai raison. Tu m’emmènes avec toi ? J’ai envie de m’amuser aussi ! Dis, please ?
— Non, tes genres d’amusement ne me font pas rire du tout. De toute façon, le mec de l’entrée t’interdira l’accès. T’es grillé au Cox depuis ton dernier scandale !
Vexé, Jeff marmonne entre ses dents.
— Moi qui croyais que les homos étaient les gens les plus fun, je me suis trompé. Ce n’est pas grave, je vais me faire un petit plat, et je vais appeler ma grande et sincère amie Cathy. Elle acceptera sans faire la fine bouche, elle au moins, de sortir avec moi !

Coup de feu mortel ! Jeff a vraiment le chic pour trouver les mots qui énervent Yan. Et parmi ces mots, il y en avait un qui battait tous les autres : Cathy. S’il existait bien une personne dans cet univers terrestre que Yan ne supportait pas, c’était bien cette grenouille à grande bouche du show-biz. Il ne manquerait plus qu’elle vienne avec lui au Cox. À coup sûr, le vigile de l’entrée les laisserait passer. Cathy avait ses entrées partout ! Surtout depuis son interview de Chantal Goya pour le magazine Têtu…

Et quand elle rentrait quelque part, comment l’ignorer ?
Fagotée en grosse abeille décadente, elle parlait fort, agitait ses mains potelées dans tous les sens, rigolait bruyamment et vulgairement en léchant toutes les joues... enfin, les joues qui appartenaient à des personnes connues ou qui pourraient lui apporter quelque chose. Rien n’était gratuit avec elle !

Toutefois, la grande faiblesse de ce bulldozer du show-biz portait un nom : Jeff, son Prince des Ténèbres. Une relation basée uniquement sur leurs intérêts respectifs. Yan savait bien que si Jeff s’était collé à cette fille, c’était plus par intérêt que pour son physique de loukoum. « Il doit la prendre par derrière, l’oreiller sur la tête. »

Ce n’était pas possible autrement. Cathy était une véritable publicité pour l’homosexualité tellement elle était vilaine. D’ailleurs, certains étaient persuadés que derrière sa lourde féminité se cachait une virilité opérée. Yan n’en avait que faire de ces ragots destinés à rabaisser les « transgenres ! » Plus jeune, il avait bien connu le monde des travestis, cette fille n’en avait ni l’humour incisif, ni leur sensibilité.

Entre lui et Cathy, c’était une guerre froide sans pitié. Jamais elle n’avait admis le fait qu’il puisse lui résister aussi facilement et mourait de jalousie de ne pas être celle qui partageait le toit de son Prince des Ténèbres. Sans parler de sa peur de se faire doubler par un homo sur son propre territoire. « Jeff est si sensible, si naïf, il ne manquerait plus que ce pervers de Yan réussisse à le mettre dans son lit ! »

Ce même pervers qu’elle aurait tant voulu mettre dans son lit, malgré tout…



Flash-back.

Yan et Jeff avaient réussi à se faire inviter à l’Avant-Première du nouveau long-métrage de François Ozon. Une fois le film terminé, tous les convives s’étaient retrouvés autour d’un cocktail organisé pour l’occasion. Personne ne faisait attention aux deux comédiens qui restaient dans leur coin regrettant d’être venus. Seule une personne semblait porter attention à leur présence : une jeune femme rousse à la robe trop décolletée qui ne cessait de leur faire des petits sourires tout en levant vers eux sa coupe de champagne. Jeff s’amusait de ce petit manège. Yan, lui, commençait à bouillonner.
- Bon, quand elle veut, elle arrête de faire son intéressante celle-là ! Si au moins, elle était jolie ! Mais non… À côté, Catherine Jacob, c’est Miss France…
— M’ouais, m’ouais, je la trouve plutôt drôle ! A mon avis, elle a un peu forcé sur le champagne ! lui rétorqua Jeff.
Yan perdit patience.
- Dis, Jeff… tu veux pas qu’on se casse. Je me sens aussi à l’aise qu’un cornichon dans une boîte à sardines !
— M’ouais, t’as raison. On reviendra quand on aura sorti notre film…

À peine se dirigeaient-ils vers la sortie que la jeune femme rousse leur coupa la route.
- Et bien, les inconnus ! Vous savez que c’est très malpoli de partir comme ça sans même dire « au revoir ! » Puis se collant contre Yan… et de si beaux inconnus, en plus !
Yan lui offrit une grimace de dégoût et ne put s’empêcher de lui répondre.
- Quand tu seras moins laide, on avisera ! Et quand tu seras aussi plus virile !

Une réflexion qui provoqua à Jeff un fou rire tellement bruyant que tous les invités cessèrent leur propos. La femme rousse devint plus rouge que la couleur de ses cheveux. Elle voulut riposter violemment mais dût se calmer. Toute l’assistance observait cet étrange trio. Il fallait qu’elle garde bonne figure.
Malgré sa colère contenue, elle répondit juste d’une voix basse et menaçante :
- Vous faîtes le malin ! D’accord. Mais vous verrez qu’on se reverra et là… je ne vous louperai pas !
Sur ces mots, elle tourna ses talons et reprit son sourire ultra-brite pour rejoindre ses amis.

Une rencontre qui ne devait être qu’une anicroche d’un soir. Et pourtant, deux jours après…

Yan sautait de joie dans leur cuisine. Il venait de décrocher un rôle en « guest-star » dans une série française diffusée à travers le monde. Il se préparait pour aller fêter cette réussite avec Jeff et Kevin quand un coup de fil vint briser son rêve. La production avait subitement changé d’avis pour lui préférer un autre comédien. Yan n’avait jamais vu cela auparavant.

- Mais pourtant, le directeur du casting m’avait dit que j’étais parfait pour le rôle ! se plaignait-il à l’assistante de production.
- Désolé… Mais, c’est comme cela. C’est le producteur qui a toujours le dernier mot ! lui dit-elle sans s’arrêter de se limer les ongles.
Dépité, Yan quitta le bureau. Il n’en saurait pas plus. En se dirigeant en vitesse vers la sortie, il se cogna contre une petite boule rousse. Sans lever les yeux, il s’excusa.
- Oh, mais c’est notre jeune comédien ! s’exclama la victime de son empressement.
Yan reconnut aussitôt cette voix.
- C’est dommage pour votre rôle ! Mais, comme je l’ai dit à mon ami Charly, le producteur, « un métis serait préférable pour la série ! »




À ce souvenir, Yan frissonne. Il n’a pas encore bien digéré cette histoire.
- Fais ce que tu veux ! Moi, j’ai rendez-vous avec Kevin. Tu adresseras tous mes vœux les plus acides à ta mère maquerelle !


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